Gilles Bachelet: un dessinateur à l’imaginaire fantasque
Interview de Gilles Bachelet- Propos recueillis par Julie Cadilhac– PUTSCH.MEDIA/ Crédits-Illustration- Gilles Bachelet-Seuil Jeunesse&Crapules/ Lire un album de Gilles Bachelet, c’est sentir renaître espièglerie enfantine et plaisir des situations fantasques tout en jouissant de ce recul d’adulte qui permet d’apprécier l’humour décalé, l’esprit parodique et le non-sens fantaisiste qui inondent chacune de ses illustrations. Relire les contes avec la perspective d’une autruche, parcourir l’histoire avec un champignon à bicorne, suivre les aventures extra-ordinaires d’un chat éléphantesque ( ou le contraire?), voilà ce que peut proposer ce dessinateur au trait fin et comique et à l’imaginaire décalé qui se prête à plaisir au jeu de l’anthropomorphisme et de l’intertextualité. Rencontre en mots (pertinents et imprégnés d’humour!) et en dessins ( drôles au possible!) avec un de nos plus grands illustrateurs français.Bonjour Gilles Bachelet, commençons par l’essentiel : quelles nouvelles de votre chat ? Vous nous citez de nombreux albums qui ne paraîtront pas mais avez-vous omis de citer d’autres qui pourraient être sur le point de naître ?
Mon chat va bien. Merci. Mes chats en fait, car en plus du très gros et très bête, Réglisse, qui est à l’origine de l’histoire, j’en ai un autre, moins gros et moins bête, qui s’appelle Bouillotte.
Ce titre, Des nouvelles de mon chat, semble répondre à une attente du lecteur… on y note une sorte de clin d’oeil complice. Recevez-vous des lettres pressantes? À quel point les gens se sont pris d’affection pour votre éléphant-chat ? Une anecdote à nous raconter ?
Le titre prévu à l’origine pour ce troisième album de la série était « Pour en finir avec mon Chat ». Mes éditeurs Patrick Couratin et le Seuil-Jeunesse l’ont trouvé un peu radical et expéditif d’où ce nouveau titre plus consensuel… Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est en effet un petit clin d’œil à ceux de mes lecteurs qui sont déjà familiers avec l’animal. Je reçois quelques lettres d’enfants. Dans l’une d’elles, peu après la sortie du premier album, une petite fille me disait :
Monsieur,
CECI est un chat (dessin de chat)
CECI est un éléphant (dessin d’éléphant)
À part ça votre livre est très bien…
En fait, c’est surtout lors de mes rencontres dans les écoles que j’ai l’occasion de discuter avec mes jeunes lecteurs.
L’idée de faire d’un pachyderme un animal domestique est née d’une incorrigible attirance pour les situations loufoques ?
Le point de départ de cette histoire est venu de mon vrai chat Réglisse que je venais à l’époque d’adopter. Ce chat pesait près de dix kilos (je l’ai un peu mis au régime depuis) et il était (il l’est toujours) extrêmement affectueux mais particulièrement bête. Ce mélange de gentillesse et de stupidité m’a attendri et j’ai commencé à noter dans un cahier des petites phrases sur son comportement. Dans ce même cahier et sans aucun lien avec l’histoire de mon chat, je gribouillais, juste pour le plaisir, des petits éléphants. La juxtaposition des deux m’a amusé et c’est ainsi que l’idée m’est venue de représenter mon chat sous cette forme.
Enseignez-vous toujours à l’Ecole Supérieur d’Art de Cambrai? Dans quelle spécialité? L’humour dans tous ses états au creux du dessin ?
J’enseigne l’illustration à l’Ecole Supérieure d’Art de Cambrai depuis dix ans. L’humour est malheureusement plutôt rare dans les travaux de mes étudiants. Question d’âge ? De génération ? Ont-ils peur (et peut-être à juste titre) de ne pas être pris au sérieux par les jurys de diplôme ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu’ils travaillent généralement sur des thématiques beaucoup plus sérieuses que les miennes : le Corps, la Ville, l’Identité, l’Exclusion… J’essaie, dans la mesure du possible, de les inciter à rester légers, à prendre un peu de recul.
En plus d’être auteur d’albums et professeur, vous êtes dessinateur de presse ? Est-ce pour cela que vous semblez économiser les mots, les ciseler jusqu’à la forme la plus synthétique possible ?
J’ai surtout travaillé pour la presse magazine. Je n’ai pratiquement jamais fait de “dessin de presse” au sens où on l’entend généralement, dessin politique ou d’humour dans la presse quotidienne ou les news. J’illustrais beaucoup de sujets de société, d’économie, de santé, de sexualité. C’étaient des travaux de commande, souvent didactiques mais dans lesquels j’ai toujours essayé d’introduire mon univers personnel et une certaine forme d’humour. L’utilisation des mots est une chose assez récente pour moi. Après deux albums “muets”, Ice Dream et Hôtel des Voyageurs, j’ai commencé dans Le Singe à Buffon à accompagner mes dessins de textes très minimalistes généralement destinés à modifier, voire à contredire la lecture évidente de l’image. Ces textes sont plus des légendes que des histoires structurées et dans ce sens, en effet, cela s’apparente aux procédés utilisés dans le dessin de presse. Je ne me sens d’ailleurs pas capable d’écrire quelque chose de plus construit.
Dans » Il n’y a pas d’autruches dans les contes de fées », chacune de vos illustrations pourrait presque être le travail d’un affichiste… des expériences dans le domaine publicitaire ?
Lorsque j’ai travaillé dans la publicité, l’époque des grands affichistes était déjà révolue. Les agences fonctionnaient comme aujourd’hui de façon très compartimentée avec des créatifs, des commerciaux, des roughmen et, tout en bout de chaîne, des illustrateurs ou des photographes freelance appelés pour finaliser. Mon travail dans ce domaine était donc plutôt un travail d’exécution dont le seul intérêt était, à l’époque, d’être bien rémunéré. Les affiches “d’auteur” sont surtout maintenant le propre du milieu associatif, de la culture ou du spectacle. J’ai eu peu d’occasions d’en faire.
L’édition parisienne a dit adieu à un des siens en janvier 2011. « Vous n’êtes plus retenu prisonnier dans les bureaux de votre éditeur », Patrick Couratin, qui était aussi graphiste, illustrateur et affichiste. Quel était le rôle d’un tel éditeur dans vos projets d’écriture ?
Patrick, qui était mon éditeur mais aussi un ami depuis plus de trente ans a joué un rôle déterminant dans mon parcours. Alain Le Foll, mon professeur d’illustration aux arts déco, disparu lui aussi beaucoup trop tôt, et Patrick Couratin ont été les deux rencontres les plus importantes que j’ai faites dans ce métier. J’ai rencontré Patrick en 1976 alors que je sortais tout juste de l’école et que je rentrais dans la vie professionnelle. Il s’occupait à cette époque de la conception graphique des albums pour l’éditeur Harlin Quist et commençait à délaisser sa carrière d’illustrateur pour le graphisme et la direction artistique. Nous avons par la suite beaucoup travaillé ensemble à Okapi où il a été directeur artistique une dizaine d’années, à Crapule!, la maison d’édition qu’il avait créée et, ces dernières années, en coédition avec le Seuil-Jeunesse. Il était pour moi un repère, un moteur, et même parfois un Père Fouettard ! C’était surtout un grand graphiste qui avait le sens de l’objet-livre. Comme je suis quelqu’un qui se laisse facilement distraire et qui a bien souvent du mal à se mettre au travail, je m’étais installé un bureau dans son studio de création depuis quelques années, d’où la légende de l’illustrateur prisonnier dans les bureaux de son éditeur…
On dit qu’il avait un penchant pour les images surréalistes à la Magritte. Lorsque l’on pense notamment au tableau de ce peintre représentant une pipe sur lequel est inscrit » ceci n’est pas une pipe », on se dit que votre chat-éléphant devait tout particulièrement le séduire…
Oui, Patrick aimait beaucoup l’univers de Magritte et tout ce qui, d’une façon générale, dérangeait l’ordre établi des choses et mettait à mal la logique.
Quand vous composez un album: ciblez-vous un public en particulier? Vos livres, en effet, semblent s’adresser presque davantage aux adultes qu’aux enfants…
C’est une remarque, voire un reproche que l’on me fait parfois. Je ne m’adresse pas un public particulier. Je pars du principe que la lecture d’un album est un moment précieux de partage entre l’adulte (parent, enseignant, bibliothécaire) et l’enfant. Un mot inhabituel, une référence à l’histoire de l’art peuvent être expliqués. Ou pas. Faut-il, pour montrer une image à un enfant être sûr qu’il en comprenne tous les éléments ? À partir du moment où elle est assez riche pour qu’il en ait sa propre lecture… Je pense qu’un enfant peut prendre du plaisir en lisant Champignon Bonaparte sans connaître l’histoire napoléonienne (ce n’est après tout que l’histoire d’un sale môme qui casse les pieds à tout le monde) ou trouver amusant un pastiche de tableau sans avoir jamais vu l’original. Les contes de fées ont aussi des niveaux d’interprétation que ne perçoivent pas les enfants et on les classe généralement dans la littérature enfantine. J’aime bien l’idée de mettre dans mes dessins des couches de sens pour différents publics et qu’à partir de là, un adulte et un enfant puissent rire ensemble de la même image tout en n’y voyant pas la même chose. Les livres trop formatés m’ennuient.
Pourquoi avoir choisi la littérature jeunesse comme terrain de jeu privilégié ? Diriez-vous qu’elle offre un espace de liberté grisant de par son public curieux et capable d’embrasser toute la fantaisie d’un auteur ?
L’album jeunesse est un espace privilégié pour l’illustration d’auteur. J’entends par là une illustration qui ne soit pas uniquement fonctionnelle ou didactique. L’image dessinée a pratiquement disparu de la littérature adulte (je ne parle pas de la bande dessinée qui est un genre à part et qui, paradoxalement, a depuis peu gagné une légitimité en tant que moyen d’expression adulte grâce à quelques maisons d’édition comme Futuropolis, l’Association, Les Requins Marteaux, Cornélius et quelques autres). La presse magazine utilise de moins en moins les illustrateurs. La presse jeunesse elle-même est de plus en plus calquée sur la presse adulte et accorde une place grandissante à la photo au détriment du dessin. La publicité papier – affiches ou annonces presse – se contente de décliner les images créées pour le média dominant qu’est la télévision. C’est donc dans le livre jeunesse que les illustrateurs peuvent encore trouver un terrain d’expérimentation et accessoirement un moyen de subsistance.
L’intertextualité et l’intericonicité (que de mots barbares!) semblent être des effets stylistiques récurrents dans vos ouvrages : est-ce toujours dans cette volonté de produire du rire avec des images ou des formulations incongrues ?
Jouer avec les images ou les récits déjà connus du lecteur est une tentation et presque un exercice de style obligé pour les auteurs de livres jeunesse. On ne compte plus les détournements du Petit Chaperon Rouge ou des Trois Petits Cochons… Il y a à la fois quelque chose de sécurisant à s’installer en terrain de connaissance et de jouissivement iconoclaste à en dérégler les mécanismes pour les adapter à son petit univers. Dans mon cas, il y a ce plaisir à jouer avec les jouets des autres et aussi une forme d’hommage lorsque je place dans mes images des références à Norman Rockwell, à Benjamin Rabier ou à Dubout. Même si je ne suis pas un grand admirateur de David par exemple, j’ai pris énormément de plaisir à reproduire le tableau du Sacre de la façon la plus rigoureuse possible en y introduisant juste les changements nécessaires à ma propre vision de l’épopée napoléonienne.
Y a-t-il des enjeux didactiques, pédagogiques derrière ces effets stylistiques : dans La naissance de Vénus de Botticelli version éléphantesque … ou dans l’insertion d’une autruche dans tous les contes populaires ?
Non, il n’y a aucune intention pédagogique, même si je constate avec plaisir lors de mes rencontres avec les classes que les enseignants utilisent parfois les pastiches d’œuvres d’art de mes albums pour aborder de façon ludique la véritable histoire de l’art ou font découvrir certains contes aux enfants suite à la lecture d’Il n’y a pas d’autruches dans les contes de fées.
Pensez-vous que dès le plus jeune âge on doit apprendre à mêler le divertissant à l’instructif ?
C’est une évidence.
Enfant, que lisiez-vous ? Aviez-vous déjà un esprit critique et très tôt imaginiez-vous des alternatives plus amusantes aux contes qu’on vous lisait ?
J’ai lu très tôt et beaucoup. J’étais fils unique et mes parents n’avaient pas la télévision qui, dans cette fin des années cinquante, n’était pas encore une chose courante. La littérature jeunesse étant à cette époque infiniment moins abondante qu’aujourd’hui, j’ai lu comme tout le monde la Comtesse de Ségur, Jules Verne, Jack London, Melville, Stevenson… J’ai dévoré les Club des Cinq et aussi probablement tout un tas de choses qui n’était pas de mon âge. Pas énormément de bandes dessinées à part celles de la presse catholique pour enfants, (Perlin-Pinpin, Fripounet et Marisette, Cœur Vaillant, Sylvain et Sylvette) On m’a offert mon premier Tintin à la suite d’une opération des amygdales : Les Sept Boules de Cristal, un grand moment ! C’est aussi à cette époque que j’ai découvert, chez des amis de mes parents, les albums de Benjamin Rabier, albums que j’ai par la suite totalement oubliés et qui ont produit sur moi lorsque je les ai retrouvés, bien des années après, le même effet que la madeleine sur Monsieur Proust…
Question humour et art pictural : quelles sont vos références ?
Outre Benjamin Rabier déjà cité, quelques grands maîtres du dessin d’humour : Bosc, Chaval, Dubout, Sempé. En remontant un peu plus loin Doré, Grandville, Daumier, Dans la bande dessinée, Winsor Mc Kay, Jaccovitti, Herriman, Gotlib, Mandryka… Je ne parle même pas de la grande Histoire de l’Art où les sources sont innombrables … Citons tout de même Peter Brueghel l’Ancien, Hokusai, Goya … Et puis, en vrac, Alfred Jarry, Alphonse Allais, Mark Twain, Jacques Tati, les Monty Python et tant d’autres…
A force d’embêter tout le monde, on finit par se retrouver exilé sur l’île de Saint-Hélène… une jolie façon historique d’inciter les enfants à être sages…?
Sages ? Non. Juste ne pas embêter les autres… Eh oui, mine de rien, cette histoire se conclut par une vraie moralité !
Pourquoi avoir fait de Napoléon un champignon? Etait-ce au départ un simple jeu sur les prononciations voisines de champignon et napoléon ? Le chapeau vous rappelait-il de loin le fameux bicorne ?
L’idée de départ de Champignon Bonaparte vient d’une conversation avec Patrick Couratin à propos de la pièce “Le Souper” de Jean-Claude Brisville qui raconte une soirée en tête à tête entre Fouché et Talleyrand après l’exil de Napoléon en 1815. Patrick pensait que l’on pouvait faire quelque chose d’amusant sur cette période en prenant des animaux comme personnages. J’avais envie de faire un peu autre chose que des animaux et l’idée est restée un certain temps dans un tiroir jusqu’au jour où j’ai commencé à faire quelques croquis d’essai. C’est là que le fameux chapeau de Napoléon m’a amené assez naturellement à l’idée du champignon.
Combien de temps prend en moyenne la réalisation d’un album? Êtes-vous du genre qui compose en tâtonnant du crayon ? ou laissez-vous longtemps bouillir vos méninges et ensuite foncez-vous sur la feuille ?
C’est plutôt l’inverse. Une fois l’idée de départ trouvée, je fais les crayonnés de façon assez rapide et intuitive. C’est lorsque je passe à la réalisation que les choses se gâtent et que je commence généralement à douter, à reprendre des éléments, à retirer, ajouter, déplacer pour arriver à un résultat qui a souvent perdu en spontanéité par rapport au premier jet… C’est probablement un manque de confiance. Dessiner en direct pour les enfants dans les écoles ou lors des séances de dédicaces m’a un peu guéri de ça… Compte tenu de mes autres activités, j’essaie de faire un album par an … Et je n’y arrive pas toujours…
Après Champignon Bonaparte, aura-t-on l’occasion de découvrir un autre personnage historique célèbre? Bulbe César, Kiwi XIV ou encore Âne d’Arc? Est-ce en projet ?
Joker!