Cette vie ou une autre: un récit élaboré comme une bombe à retardement
Par Stéphanie Hochet– PUTSCH.MEDIA/ Dans le dernier roman de l’américain Dan Chaon, trois histoires se jouent en contrepoint et finissent par s’entremêler d’une manière étonnante. Un coup de maitre pour cet écrivain, également professeur d’université, dont le premier roman Le livre de Jonas avait été salué par la critique.
George Orson, un jeune professeur d’histoire au charme redoutable a séduit une élève du lycée, Lucy, une orpheline de 18 ans. Ils quittent la ville dans la belle Maserati du professeur qui aura longtemps fait jaser les élèves. Ce sont pour la jeune fille des promesses d’aventure, d’échappées belles, de territoires inconnus à conquérir à deux ; Orson a de l’argent, beaucoup d’argent dont personne ne connait la provenance, mais quand on n’a rien vécu de beau jusqu’à sa majorité, comme c’est le cas de Lucy, on n’a pas envie de se méfier. La jeune fille déchante peu à peu quand ils arrivent à destination dans un motel abandonné du Nebraska, un endroit sordide, sensé n’être qu’une première étape, un relai avant le rêve sauf que lors de cette trêve, George devient irritable, il s’enferme dans une pièce pour élaborer des plans étranges, jongle avec les faux passeports, force Lucy a changer d’identité, elle s’appellera pendant un temps Brooke Fremden, et George sera David Fremden, le père de Brooke. Et qu’à partir de maintenant elle l’appelle Papa…
Autres existences troubles, où les identités foisonnent. Miles part à la recherche de Hayden, son frère jumeau. Ils ne se sont pas vus depuis 10 ans, et les seules indications que Miles possède sont les cartes géographiques que son frère atteint de schizophrénie avait élaborées, enfant, pour donner des contours au monde de ses fantasmes. L’atlas redessiné guide ses pas de Cleveland au Cercle Arctique, à la recherche d’une mythologique Grande Tour de Kallapiluk, point précis de la fin du monde pour le paranoïaque Hayden. Hayden brouille ses traces en empruntant de multiples identités, dont celle de son frère Miles. Hayden, méchamment sournois ou volontiers flatteur rappelle à Miles son passé, lui adresse des courriers qui sont des chef-d’œuvres de paranoïa, des notes inquiétantes: l’enfance de Miles meurtrie, humiliée par les comportements manipulateurs de son frère, autoproclamé génie, les événements de leur vie commune, la mort traumatisante d’un père magicien, et hypnotiseur qui aura jeté Hayden sur les voies de la démence, et l’obsession de la prolifération de l’humanité.
Dans une cabane perdue au fin fond du Michigan, cette troisième histoire, la plus hachée, sans jeu de mots : Ryan, jeune homme prisonnier d’un bourreau qui l’a ligoté sur une chaise, vient d’avoir la main amputée devant les yeux de son père Jay qui n’a pas donné les informations concernant un autre Jay. Jay est le père biologique de Ryan, mais faut-il croire que Jay est Jay ?
Peu à peu, des ressemblances apparaissent entre plusieurs de ces personnages…
Les gens font une véritable fixation sur ce qui est réel et sur ce qui ne l’est pas, dira un imposteur de cette histoire. A priori, le monde est rempli de mythomanes, magiciens fous, manipulateurs du monde virtuel au monde réel. De gens qui, comme l’affirme Épictète dans une aporie célèbre, ne disent jamais la vérité alors qu’en énonçant cette phrase ils créent un paradoxe linguistique dont ce roman se repait. Au fil d’un récit tendu, parfaitement maitrisé, élaboré comme un mécanisme de bombe à retardement, Dan Chaon creuse la thématique philosophique de l’être soi, l’être autre, et le sentiment de malaise ou de détachement qui fait suite au changement d’identité. Derrière l’existence d’un nom, un monde peut se former, un autre disparaitre ; vertige abyssal qui donne parfois naissance à une œuvre, on pense à celle de Tolkien à qui l’auteur rend hommage. En convoquant plusieurs univers, Dan Chaon a construit le sien.
Titre:Cette vie ou une autre Auteur: Dan Chaon
404 pages.
Editions: Albin Michel. Janvier 2011.
Traduit de l’américain par Hélène Fournier Prix: 23 euros