Musique classique : Edward Grieg, poète et paysan

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Par Damien Luce – bscnews.fr / Il est plusieurs manières d’être maudit. On peut l’être en bloc, marqué par le fer d’un oubli complet et sans appel, et on peut l’être avec une mystérieuse parcimonie. Celui que j’évoquerai aujourd’hui est loin d’être inconnu. Son Concerto pour piano constitue l’un des fleurons du répertoire, joué à tour de doigts par tous les pianistes de la planète (moi y compris, je le confesse). Pourtant, Edward Grieg (car il s’agit de lui) mérite, hélas, une place de choix dans mon coin des maudits. Qu’on se rassure, je ne vous parlerai pas du fameux Concerto, que je laisse volontiers à ceux qui aiment s’extasier devant les vitrines de la postérité, où rutilent les pièces choisies de ce que l’on nomme, faute de mieux, le « grand répertoire ».

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Qu’on me comprenne bien : l’œuvre est belle, et il ne s’agit pas de la dénigrer. Mais celui qui, de Grieg, ne connaît que cela, n’en connaît qu’un visage, et ce visage est masqué. Un Concerto est une œuvre d’estrade, et notre compositeur n’avait pas précisément le goût des paillettes. Je ne parlerai pas (encore moins !) de Peer Gynt, dont le pipeau champêtre a résonné dans toutes les oreilles de la création. Je ne parlerai pas non plus, à regret toutefois, des Pièces lyriques. La tentation est grande. Combien de merveilles dans ces dix cahiers répartis sur plus de trente années de vie ! Mais cette musique n’est plus à défendre.
Non, ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont les Slåtter op. 72, dix-sept pièces qui attendent encore d’être extirpées des cartons de l’arrière-boutique, où elles consument un oubli immérité. J’ai parlé de « grand répertoire », il faut prendre à la lettre cette expression. S’il existe un « petit répertoire », c’est celui des œuvres courtes, petites « pour les faire avec soin » (le mot est de Rousseau), et qui ne se mesurent pas à l’aune du temps qui passe, mais à celle de l’émotion qu’elles suscitent. Celles qui ne monte pas bien haut, peut-être, mais toutes seules ! L’œuvre d’Edward Grieg est de celles-là.
Mais qu’est-ce donc qu’un Slåt ? (Oui, Slåtter est le pluriel de Slåt.) C’est une danse populaire norvégienne, qui trouve son origine dans la région de Hardanger. Cette danse est traditionnellement interprétée au hardingfele, sorte de violon à huit ou neuf cordes. La singularité de cet instrument est de posséder quatre ou cinq « cordes sympathiques », qui, par leur vibration à vide, habillent la mélodie d’une sorte de bourdon harmonique. Grieg (1843-1907, je ne l’ai pas précisé) fut très tôt attiré par le folklore de son pays, passion qui lui fut transmise par son compatriote Rikard Nordraak (auteur de l’hymne national norvégien.) Trois recueils, en particulier, en témoignent de manière avouée : les Mélodies norvégiennes (op. 66), les Danses et Mélodies populaires norvégiennes (op. 17), et bien sûr les Slåtter. Mais ce ne sont pas les seules : tout l’œuvre de Grieg respire le folklore, et l’on trouve dans maintes Pièces lyriques et autres Mélodies (Genre qui occupe un tiers de son catalogue) ces bourdons de quintes typiques de la chanson paysanne, ces rythmes tapés au sabot, et cette harmonie rustique, âpre, presque barbare parfois, par laquelle la musique s’aiguise comme une faux. Grieg aura passé sa vie à tâcher de transcrire les airs populaires de la Norvège. Dès leur publication, les Slåtter ont suscité l’incompréhension du monde musical, sauf en France, où (et c’est notre qualité autant que notre défaut) on pousse de grands « Alléluias ! » devant tout ce qui fleure l’avant-garde. (Il y a des fois où l’on ferait mieux de se taire.) On ne connaissait pas ce Grieg-là, moins présentable, assurément, que l’auteur de Peer Gynt et des premières Pièces Lyriques. Un Bartók avant la lettre, qui n’a peur ni des frottements ni des changements de mesure, et qui a claqué la porte des salons pour faire danser sa muse sur les flancs escarpés des montagnes.
Entrons dans la danse… Voici d’emblée la plus belle, la huitième. Un instant de grâce. S’il est vrai que la musique est une « mystérieuse forme du temps » (c’est du moins ce que Borges nous enseigne dans son Poème des dons), la poignée de secondes qui constitue cette pièce vaut toute une éternité. Voici la preuve que la tristesse n’est pas l’apanage du mode mineur, comme nous l’ont seriné, sur tous les tons, nos professeurs de solfège, et aussi le brave Paul Verlaine. Je ne connais rien de plus triste, de plus navrant, que cette Marche Nuptiale (d’après le meunier). Comment ? Une marche nuptiale ? Triste ? Oui, si l’on en croit la petite note : « Imaginée par le meunier quand sa fiancée rompit avec lui pour en épouser un autre. » Et de fait, la petite marche avance pas à pas, esseulée, triste et tendre, et chante à mi-voix sa timide incantation, comme pour endormir la souffrance. (Pour citer Federico Mompou dans ses Charmes.) Elle s’efforce de sourire, mais c’est le sourire de ceux qui ne savent pas pleurer. Secouée de secondes et de mordants, elle n’ose pas croire à son malheur, et sa chanson finit du bout des lèvres, du bout de l’âme. Avec le onzième numéro, on entre dans le chapitre du Halling, une autre danse, le plus souvent à deux temps. Celle-ci monte par quatre fois une petite phrase fraiche et matinale, avant de recommencer à l’octave supérieure. La partie centrale retrouve le traditionnel bourdon de quintes, avant de mugir de gros accords en contretemps. Le deuxième Slåt est une Springdans (Danse de printemps). Elle installe les sautillements de sa basse pointée, avant de claironner un thème des plus violoneux, habillé de sixtes et de quintes. Sûr de lui, le thème est répété trois fois, en haussant chaque fois le ton, et se termine dans un hallali hurlé à toute force. Enfin, voici le quatorzième, un Gangar (Marche nuptiale, Halling, Springdans, Gangar, ce sont les quatre groupes auxquels appartiennent les Slåtter.) Le Gangar est, on le devine, une autre danse norvégienne. Celui-ci, intitulé Procession nuptiale des esprits follets de Vossevangen, s’offre le luxe d’une introduction, où l’on entend le lointain flûteaux de quelque pastourelle. Puis le rouet de la danse est lancé, rythmée par les accords d’une main gauche bien installée au fond des temps. Là encore, le ton monte. Puis la tendresse a enfin son tour, et tout cela se désagrège vers l’aigu, dans un murmure.
Il existe, à ma connaissance, trois enregistrements des Slåtter (Je ne compte pas les arrangements) : celui d’Einar Steen-Nøkleberg (Simax-Classics), celui d’Eva Knardahl (Bis) et celui d’Antonio Pompa-Baldi (Centaur Records, Inc). Puisse cette chronique vous transmettre l’envie de découvrir cette musique rare et sensible. Et si vous êtes pianistes, mettez-là sous vos doigts !
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