Propos recueillis par Julie Cadilhac– PUTSCH.MEDIA/ Illustrations d’Arnaud Taeron/ Où j’ai laissé mon âme est le récit du parcours d’un Capitaine, André Degorce, qui, après avoir été résistant et déporté à Buchenwald puis officier vaincu à Dien Bien Phu, se prend à vivement estimer Tahar, commandant de l’armée de libération algérienne et l’ennemi dont il vient définitivement d’arrêter la course. Dans cette guerre d’Algérie sale où torture et massacre règnent, Jérôme Ferrari montre le désarroi d’un chrétien harcelé par ses remords et dont les scrupules et le respect envers l’ennemi se présentent comme un désir de rédemption. Face à ce Capitaine qui a perdu la foi, un lieutenant, Horace Andreani, joue les oiseaux de mauvaise augure et, pour faire souffrir celui auquel, jadis en Indochine, il a voué une admiration sans borne, se plaît à faire revivre à Degorce les souvenirs-cauchemars qu’ils ont partagés. Félicités de deux grands prix littéraires, ce roman bouleversera tous ceux qui auront la sagesse de se le procurer. L’auteur, agrégé de philosophie, nous y offre l’occasion de réfléchir sur l’humain et ses complexités et nous incite, plutôt qu’à montrer du doigt l’impensable, à être vigilant avec nous-mêmes. Entretien avec un auteur passionnant dont la plume corrosive est délicieusement pleine d’élégance…
L’Histoire avec un grand H est-elle un topos idéal pour philosopher?
Je ne vois pas les choses comme ça en écrivant, je ne me dis pas que c’est l’aspect proprement historique des choses qui m’intéresse ; j’essaye de ne pas faire des romans historiques à proprement parler….mais il doit y avoir quelque chose, qui, sans que je m’en rende bien compte, doit me fasciner un peu dans l’Histoire, je suppose.
Vos ouvrages doivent-ils se lire comme des paraboles?
Alors ça, précisément, non. Si le texte était conçu pour renvoyer vers une signification qui appartient à un autre domaine que la littérature, ça ne me conviendrait pas. Si je voulais faire de la philosophie, je ferais directement des textes philosophiques…ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des communautés de thèmes. Ce qui différencie la littérature de la philosophie, ce ne sont pas des différences thématiques mais des différences de traitements. Je peux m’intéresser à une matière qui est encore informe et à qui il faut donner une forme, soit de concept philosophique, soit une forme littéraire d’histoire. Et à partir de cette matière-là qui est la même qui m’intéresse en philosophie et en littérature, moi, mon mode d’expression, c’est un mode d’expression littéraire.
Les situations extrêmes que font vivre la guerre rendent-elles, selon vous, les individus plus saillants, c’est à dire aux
contours plus dessinés par leurs cicatrices? Est-ce pour cela que vous avez ancré Un dieu un animal et Où j’ai laissé mon âme dans un contexte militaire?
Spécialement pour » où j’ai laissé mon âme« , je pense effectivement que les situations de guerre font apparaître des choses qui restent autrement invisibles. Je me rappelle très bien – et je pense que n’importe quel spectateur du documentaire de Patrick Rotman se serait posé la même question – entendre témoigner des gens et me demander ce que j’aurais fait dans des circonstances similaires et évidemment la réponse, je ne l’aurai pas! Justement parce que je ne suis pas dans des circonstances similaires et que ces circonstances-là jouent comme un révélateur chimique de quelque chose qui reste sinon inaperçu.
Vos personnages principaux sont-ils systématiquement contrariés, perdus au milieu des autres, en situation de désarroi? Est-ce par une volonté manifeste d’exprimer une vision pessimiste de notre société? Est-ce par goût des personnages complexes?
Pour autant que je puisse en juger tout seul, je dirai que c’est par goût des personnages complexes. Mais c’est vraiment compliqué parce que lorsque l’on prend du recul sur ce que l’on écrit soi-même, cela devient moins évident. S’il y a quelque chose qui a une portée sociétale dans « Un dieu un animal » par exemple, ce sont plus les passages qui concernent Magali que les passages qui concernent le protagoniste masculin, à propos de ce qui concerne le monde de l’entreprise où j’essayais de voir les choses dans leur globalité mais j’essaie d’éviter de porter des jugements généraux sur la société ou quoi que ce soit d’autre parce qu’il ne me semble pas que le roman soit la forme la mieux adaptée pour procéder à ce genre de choses en fait. J’ai toujours eu le soupçon qu’un roman qui a une visée généraliste trop évidente ne pouvait pas être une très très bonne fiction ( rires)… parce que les personnages et l’histoire disparaissent sous l’intention…tout simplement.
Vos personnages semblent avoir des difficultés de communication et se couper des autres: l’amant innocent de Magali, le capitaine Degorce et même Antoine préfèrent le silence et sont dans la retenue….pourquoi? Avez-vous brossé le portrait de personnages à votre image? La pudeur est-elle plus charismatique?
Je commence par les réponses négatives. Non, ce n’est pas à mon image ( rires), je ne suis pas comme ça et ce n’est pas non plus par goût de la pudeur. En fait, le point commun entre ces trois personnages, c’est vous qui me le signalez. Moi, je ne m’en étais pas vraiment rendu compte et maintenant que vous me le signalez, je suis obligé de vous accorder tout de suite que vous avez entièrement raison ( rires) parce que c’est un fait mais ce n’était pas quelque chose de prémédité. A chaque fois, c’est un choix qui est fait en fonction d’une nécessité du roman. Pour être plus précis, le personnage de Degorce, par exemple, ce qui le caractérise c’est justement d’avoir perdu la faculté de construire un discours personnel: il n’arrive à parler que pour les nécessités du service ou quand il est avec Tahar et c’est ce silence, le fait qu’il n’arrive plus à parler ni à Dieu dans ses prières ni à sa famille, qui est le signe tangible de ce qu’il est, c’est à dire un homme perdu qui ne se reconnaît plus lui-même et qui a perdu la voix. Pour Antoine, le personnage de « Dans le secret », c’est la même chose… et euh…en fait vous avez absolument raison, ce sont des choses qui se ressemblent, merci beaucoup! (rires).
Ce sont des gens qui sont empêtrés dans de telles contradictions qu’ils n’arrivent plus à construire eux-même un discours qui peut les satisfaire. Là encore, ce n’est pas à partir de considérations générales… peut-être que, de façon sous-jacente, il y a une réflexion générale sur l’impropriété du langage qui m’intéresse plus que la pudeur ou la volonté de mettre une part de moi dans les personnages. L’inadéquation du langage avec la réalité alors que c’est le seul outil dont on dispose pour l’ exprimer, ça, ça m’intéresse! Et vous voyez, ça aussi, c’est un thème philosophique mais que l’on peut traiter de manière tout à fait différente et pas conceptuelle dans un roman en montrant quelqu’un qui n’arrive pas à parler…
Dans « où j’ai laissé mon âme », pourquoi avoir choisi cette apostrophe directe au capitaine dans l’Incipit? La première phrase d’un roman est-elle un point d’ancrage essentiel pour Jérôme Ferrari?
Je n’arrive pas à écrire un roman si je n’ai pas la première phrase qui me convient, c’est aussi clair et net que ça! C’est vraiment le socle sur lequel je m’appuie pour lancer tout le texte. Toutes les premières phrases de mes romans, ce sont des vraies premières phrases, c’est à dire que ce sont des choses que j’ai eues en premier et sur lesquelles tout le reste est bâti.
En ce qui concerne « Où j’ai laissé mon âme », cette forme-là d’apostrophe s’est imposée tout de suite comme une évidence; ça ne procède pas du tout d’un choix réfléchi. Quand j’ai imaginé la forme que pouvait prendre la confrontation entre ces deux officiers, avant celle de Degorce, j’ai eu la voix du lieutenant Andreani: sa manière de parler, ses répétitions de » je m’en souviens très bien » et de » mon capitaine »…ça, c’était en place directement…
En effet, vos romans surprennent par l’utilisation de focalisations qui favorisent la réflexion sur les sentiments et l’épanchement des âmes….le » tu » d’Un dieu un animal, le point de vue interne du capitaine Degorce, les apostrophes d’Andreani adressées à ce même capitaine, le « je », voix intérieure du capitaine qui s’exprime dans les parenthèses ( long cri de désespoir et de perte de la foi): c’est donc vraiment une esthétique pesée, soupesée et que vous ne choisissez pas à la légère…
Je ne mène pas de manière séparée une réflexion sur le fond et sur la forme qui sera la plus pratique pour exprimer le fond. Ce sont des choses qui se décident en même temps. En même temps, c’est souvent la forme choisie qui influe sur le fond. Pour le « tu » d’Un dieu un animal », le texte était conçu dès le départ pour être à la deuxième personne et évidemment, ce n’est pas de l’intuition pure ou aveugle, après je réfléchis sur ce que permet ou ne permet pas la forme choisie. Ce » tu » permettait une intimité , une proximité, une tendresse qui étaient nécessaires pour des raisons de fond sur le roman…je voulais dire des choses cruelles et difficiles sur le ton de la tendresse la plus émue. C’est quelque chose que cette utilisation de la deuxième personne me permettait.
Pour « Où j’ai laissé mon âme », Andreani utilise aussi une deuxième personne mais qui n’exprime pas du tout la même chose; elle montre l’amour déçu avec tout ce qu’elle implique de méchant ,de cruel et de récriminant .Pour les parenthèses du Capitaine Degorce, c’est une nécessité qui m’est apparue après et sur laquelle j’ai beaucoup réfléchi car, si je savais que le lieutenant Andreani allait être traité par le ton de l’apostrophe, je ne savais pas comment traiter les passages narratifs qui se déroulent pendant les trois jours à Alger. Je me demandais s’il fallait que je les écrive à la troisième personne ou à la première. Et il m’est apparu tout de suite que je ne pouvais pas écrire à la 3ème personne puisque ce qui caractérisait le personnage de Degorce, c’était justement qu »il avait perdu sa voix; ça ne tient plus debout d’écrire un roman à la première personne sur quelqu’un qui a perdu ses mots!… mais j’avais besoin quand même qu’on l’entende et c’est pour cela que j’ai conçu ces parenthèses comme des coups de projecteur sur des bribes de pensée qui s’éclairent comme ça de temps en temps, les seules choses qu’il a en tête, jusqu’à la très longue parenthèses finale où il se remet à pouvoir penser même s’il n’arrive toujours pas à parler ou à écrire.
J’avais été très impressionné par un texte d’Antonio Lobo Antunes qui se nomme « Connaissance de l’enfer » où l’auteur passe d’une narration à la troisième personne à la première. Soudain le personnage prend la parole au détour d’une phrase et ça m’avait paru absolument extraordinaire. Même si, dans mon roman, j’avais besoin de quelque chose d’un peu plus saccadé.
« Où j’ai laissé mon âme » était d’abord le projet d’un roman sur la culpabilité? la question du pardon ?
Non…pas au départ mais ce sont des questions qui m’intéressent et si je n’avais pas vu ces questions-là dans le roman, ça ne m’aurait pas passionné d’écrire un roman sur la guerre d’Algérie en soi.
Ce sont des questions qui ont fait que j’ai pu m’approprier le thème et en faire un roman à moi. Le point de départ était beaucoup plus simple mais il m’a amené vers ça: c’est le ton qu’employait un ancien officier français de Marcel Bigeart qui avait arrêté Mohamed Larbi Ben M’hidi à Alger et il parlait de cet homme qu’il avait arrêté avec une admiration et une nostalgie…j’ai entendu ce témoignage et ça m’a bouleversé; je me suis dit que les choses étaient beaucoup moins simples que ce que je m’imaginais, que les sentiments étaient beaucoup moins tranchés et qu’il y avait là une complexité humaine vraiment à explorer; ça a été vraiment cela mon point de départ et pas un intérêt pour la guerre d’Algérie en tant que telle…
Avez-vous effectué des recherches préalables sur la psychologie des êtres en état de guerre? Bourreau/ Victime…la frontière est si mince….
Pour « Où j’ai laissé mon âme », ma source principale, sur la guerre d’Algérie elle-même, ça a été le documentaire de Patrick Rotman « L’ennemi intime »: ce ne sont que des entretiens d’acteurs de la guerre d’Algérie, le plus souvent qui ont eu recours à la torture, parfois n’en ont été que les témoins ou qui en ont été les victimes…et qui, parfois, ont vécu les trois situations. Tout l’aspect psychologique, je l’avais en direct dans ce documentaire-là. Après, le reste, c’est vraiment le travail du romancier, c’est à dire sortir de soi pour se mettre dans la peau d’un étranger; en tous cas, c’est cela qui m’intéresse et vous me demandiez tout à l’heure s’il y avait des parts de moi et je trouve que ce n’est pas très intéressant de mettre des parts de soi: on se fréquente dèjà beaucoup soi-même ( rires) ! Moi je préfère m’extirper de moi-même et investir quelqu’un d’autre..quelqu’un qui ne me ressemble pas.
Là où j’ai fait des lectures plus poussées, c’est plus sur la littérature des camps. C’est un thème moins important dans le livre, moins principal que la torture ou la bataille d’Alger mais pourtant c’est le motif sous-jacent le plus essentiel pour moi. Le point commun entre ces choses, ce sont ces questions sur la nature de l’humanité: « qu’est-ce que c’est que de perdre son humanité? », » qu’est-ce qui fait le noyau dur de l’humain?». L’idée que j’avais, et que l’on voit dans les cas de torture et dans les camps, c’est qu’on atteint un noyau de l’être humain qui n’est pas vraiment humain.
Pour reprendre une question sur le documentaire de Patrick Rotman, je pense que ces entretiens expliquent très bien comment quelqu’un peut juger en son âme et conscience de pratiquer la torture, comment cette bascule s’opère…
Je m’interrogeais, avant que vous me parliez de ce documentaire, si votre séjour à Alger avait influencé votre choix de parler de la guerre d’Algérie et si cette guerre avait attiré votre attention spécifiquement parce qu’il y avait la présence de la torture, de cette guerre psychologique qui vous intéressait tout particulièrement…
Moi, ce qui m’a frappé, c’est que ces actions de torture sont menées par des gens qui ne sont pas programmés pour ça….les officiers français qui ont participé à cela, il y en a beaucoup qui avaient un passé irréprochable voire héroïques. Ce fait m’intéresse et m’effraie beaucoup plus que de me demander comment un salaud peut faire des saloperies car il n’y a pas de mystère là-dedans. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment des gens, qui dans leur vie peuvent être des modèles de droiture, peuvent arriver, et de manière assez massive ( il n’y a pas eu beaucoup de protestations) comment à la faveur de certaines circonstances ( et j’essaie de comprendre pourquoi, je ne cherche pas d’excuse ou quelque chose de ce genre-là) , comment donc un phénomène massif ne répondrait pas à un mécanisme qui serait à l’oeuvre là-dedans. C’est trop facile de renvoyer ça à une hypothétique mauvaise nature des gens ou d’avancer qu’il n’y ait eu que des méchants à un moment…c’est plus compliqué que ça. Bien sûr, le postulat de base, c’est que je ne faisais pas un roman sur la Gestapo ou les SS Gruppen , pour moi, ce n’est pas du tout la même problématique.
Ainsi ce capitaine Degorce, si intègre par moments, en devient effroyable lorsqu’il se laisse emporter dans un moment de fureur à torturer violemment Robert Clément…comment est né cet épisode? Degorce devient-il à ce moment-là plus humain ou moins humain pour le lecteur? Car s’il est inhumain dans son acte de torture, ne peut-on pas dire qu’il agit humainement par réaction à la mort de Tahar…?
C’est exactement comme cela que je l’ai conçu…ce qui m’intéressait, c’est qu’un personnage, à un moment où il se sent perdu et où il ne se supporte plus, va réagir en commettant un acte qui le rend encore moins supportable…c’est à dire qu’au lieu de revenir en arrière, il s’enfonce encore plus loin dans une forme d’abjection. L’idée aussi, c’est que ce que pense le personnage est faux, c’est qu’il n’y a pas de manière propre avec des garde-fous d’appliquer ce genre de choses et qu’une fois qu’on a le doigt dedans, l’engrenage nous emmène jusqu’au fond du trou.
Cette perte de la maîtrise de soi semble être gage d’humanité et Andreani, par sa froideur à appliquer les ordres, a quelque chose de monstrueux, non?
Je n’ai pas conçu Andreani comme quelqu’un de particulièrement froid, ni qui applique les ordres…je le vois plus comme quelqu’un qui sur-assume et qui fait en sorte d’être absolument maître de ce qu’il fait et qui a un amour-propre tel qu’il fait comme si lui avait décidé tout seul de tout ce qu’il a fait dans sa vie , y compris le pire…alors que ce n’est peut-être pas aussi simple que ça. J’ai conçu Andreani comme un personnage beaucoup plus nihiliste : il n’est pas idéologue, il n’a pas l’impression qu’il est dans le bon camp ni que le F.L.N est le mauvais camp , il se dit juste qu’il est dans un camp et que les autres sont dans le camp opposé et c’est tout. C’est une espèce de morale de position: » moi, j’appartiens à ce camp-là et je fais ce qu’exige mon appartenance au camp ». Pour moi, Degorce et Andreani représentent deux possibilités fondamentales de réaction face à une situation de ce genre. La troisième étant celle du Général de Bollardière qui consiste à dire » moi, je ne fais pas ça » …mais c’est malheureusement une réaction moins symptomatique que les deux autres, puisque ça n’a pas été la position de beaucoup de monde.
Degorce est-il plus humain qu’Andreani simplement par ses remords et sa perte de foi? Est-ce ainsi que l’on perçoit son humanité?
Pour moi, c’est une possibilité…c’est une question. Une question que je me suis posé. Du moment que l’on fait des choses horribles, est-ce que le fait de le faire avec des remords a la moindre importance? Est-ce que ça me rend meilleur ou est-ce que ça me rend pire? Les deux réponses étant bien sûr, pour moi, possibles.
Y avait-il dans ce roman le dessein de réhabiliter l’image du soldat? une volonté de comprendre et d’expliquer pourquoi l’être humain en état de guerre est capable d’exécuter les pires horreurs?
Une idée d’explication interne à travers les personnages, oui, mais je n’avais d’idée ni de réhabilitation ni d’accusation. J’ai eu récemment une critique sur Amazon où manifestement une lectrice, en fureur, pense que j’ai écrit un roman pour accuser l’armée française, voyez…c’est aussi une possibilité de lecture. Mais moi, je ne suis ni dans l’accusation, ni dans la réhabilitation..déjà parce que je pense que ce n’est pas une bonne posture pour un roman. Le roman, c’est plus la complexité des choses qui est son affaire. Mais pour que j’écrive, il fallait que je ressente une certaine empathie pour mes personnages. Je suis incapable d’écrire la moindre ligne sans empathie car l’empathie est la chose nécessaire pour sortir de soi-même. Si on ne l’a pas, on reste là comme un juge….
Avons-nous, selon vous, tendance à juger de trop loin ceux qui sont au front?
Ah bien oui…mais qu’on les juge de trop loin ne signifie pas que notre jugement est faux. il est juste partiel parce qu’à ce titre-là, on pourrait excuser tous les crimes de guerre de la création. Arriver à comprendre les mécanismes et les excuser, ce sont deux choses très différentes. Ce qui ne me paraît pas très juste en l’occurrence sur la guerre d’Algérie, c’est que la torture n’est pas un système inventé par les militaires, c’est un système politique institutionnalisé et cautionné par les politiques et voyez, je n’aime pas beaucoup cette notion de bouc-émissaire non plus dans l’histoire. Ce sont des choses plus compliquées mais j’insiste bien sur le fait que pouvoir comprendre ne veut pas dire que l’on donne son absolution à tout et à n’importe quoi. Moi j’arrive très bien à comprendre la réaction excessive – lors d’un épisode où des soldats français avaient été relever les morts ( des pieds noirs) après les massacres à Philippeville et El Alia – et j’arrive à comprendre psychologiquement où ils ont puisé leur haine pour se livrer après à des répressions abominables sur les algériens…après ces crimes abominables connus… mais ça ne justifiait absolument pas la répression en question. Vous voyez ce que je veux dire…on ne peut pas dire » Oui, voilà, ils étaient choqués alors c’est normal qu’ils aient tué après deux mille personnes en deux jours ». Bien sûr que non…pas contre, on comprend comment c’est possible.Je trouve ça sain d’arriver à comprendre comment c’est possible sinon on a tendance à penser – et ça, ça m’énerve et même ça me dégoûte un peu – qu’on est dans des processus qui relèvent de l’exception, qui sont le fait de pervers ou de tordus. Et dans un sens, c’est rassurant de penser que ce sont le fait de pervers ou de tordus. Mais moi, je trouve ça plus effrayant de penser que les pires choses peuvent être commises par des gens qui n’ont pas un fonctionnement très différent du nôtre. Cela nécessite d’être vigilant avec soi-même. Enfin si l’on peut…(rires)
Tahar est inquiétant par son calme et sa détermination: souhaitiez-vous dépeindre un fanatique ou ce personnage est-il plus complexe que cela?
Non, non, je ne souhaitais pas dépeindre un fanatique…là encore, je pense que dans une guerre comme celle d’Algérie,il y a idéologiquement un bon camp et idéologiquement un mauvais camp. Je pense à coup sûr et évidemment que la lutte du F.L.N, c’est celle-là qui est légitime. Par contre, et ce sont là des manières de penser infantiles, ce n’est pas parce qu’il y a un bon camp et un mauvais camp idéologiquement qu’il y a un camp qui ne fait que des choses magnifiques et que l’autre ne fait que des horreurs. Les deux camps pratiquent ces horreurs et la littérature s’est souvent penchée sur ce sujet-là à savoir » J’ai une bonne cause mais cette bonne cause me fait faire des choses horribles ». Les Justes de Camus, c’est sur ce sujet-là. Il y a un passage aussi très beau dans le film L’armée des ombres où Lino Ventura et d’autres résistants doivent étrangler un jeune homme qui les a trahis et le film montre très bien que si l’on comprend pourquoi ils agissent ainsi – l’autre est un traître – il n’empêche qu’ils sont là avec une corde en train d’étrangler un type de 22 ans et qu’ils voient bien que la chose n’est pas d’une propreté complète même s’ils sont obligés de le faire.
Le personnage de Tahar, je ne l’ai pas vu comme un fanatique mais comme quelqu’un qui a réglé ses comptes avec ce problème-là, qui donc accepte les nécessités horribles de ce qu’il considère comme étant son combat; c’est quelqu’un qui arrive à faire ce que n’arrive pas à faire le Capitaine Degorce et, pour moi, la source de fascination qu’inspire Tahar au Capitaine Degorce, c’est ça. Degorce voit devant lui l’homme qu’il aimerait bien être et il en vient paradoxalement à envier celui qu’il a vaincu.
Tahar n’a pas laissé son âme lui, si?
Non, si l’on reprend la métaphore qui a donné le titre, non, on peut dire qu’il ne l’a pas laissée.
Doit-on voir dans les derniers instants de Tahar et sa volonté de laisser un mot au capitaine un fléchissement dans sa détermination?
Peut-être une faille sentimentale à un moment, oui mais j’ai écrit ce passage- là sans lui donner une explication psychologique.
Avez-vous donc placé ce détail car il était formulé par Andreani à Degorce et que l’intention était de se venger, de faire mal?
La manière de faire mal, c’est surtout de refuser de prendre la commission de Tahar pour Degorce. C’est une manière de signifier son mépris à tout le monde, signifier son mépris à l’homme qu’il va tuer et dont il ne veut pas écouter les dernières paroles et signifier son mépris au destinataire du message dont il sait qu’il le prive de quelque chose d’important pour lui. La logique d’Andreani, c’est vraiment celle de l’amour trahi, la volonté de faire le plus de mal possible à celui que l’on a aimé et admiré.
Vous utilisez la lettre, genre très présent dans la littérature de guerre, comme à contre-courant… Souhaitiez-vous en effacer le côté salvateur? Les lettres de Degorce en effet semblent avoir perdu leur rôle de consolation pour l’être loin de ceux qu’il aime: elles deviennent des mots indifférents aux proches, il y a une mise à distance…
Oui. Ces lettres, au lieu de les écrire avec soulagement et bonheur, il les voit comme des promesses de châtiments et surtout elles lui rappellent qu’il a une vie en dehors de ces phases de torture et qu’il va falloir y retourner et Degorce n’arrive pas à concilier le père et le mari qu’il est et le travail qu’il a à faire en Algérie. Donc ces lettres sont présentées comme pesantes, d’autant qu’elles le renvoient à son impossibilité de parler, à son silence parce que ce qu’il aimerait pouvoir dire à sa femme d’important, il ne peut pas lui dire…il ne peut pas lui dire ce qu’il est devenu ou ce qu’il est en train de faire.
Dans les récits de la Kolyma de Chalamov, ça revient plusieurs fois ce thème; on voit des gardiens au goulag qui frappent des prisonniers à terre et Chalamov marque – comme s’il parlait aux soldats – » qu’est-ce que tu vas dire à ta fiancée quand tu vas la voir? Qu’est-ce que tu vas lui dire que tu fais comme métier? » et donc voilà, les lettres, c’était ça à la base. Degorce se dit que comme il ne peut pas raconter ce qu’il fait, il ne raconte plus rien du tout.
Des noces funèbres qui reviennent comme un cauchemar, un bébé dromadaire pendu aux mamelles sanglantes de sa mère… des récits cauchemardesques qui reviennent dans le texte…le romanesque peut-il naître, selon vous, chez les hommes orgueilleux qui se sentent coupables? Ces récits qui mêlent poésie et horreur ne cherchent-ils pas à repousser par leurs chimériques descriptions des réalités plus effrayantes?
Le massacre des noces renvoie aux années 90 en Algérie…on l’a évoqué tout à l’heure mais clairement je n’aurais jamais écrit ce roman si je n’avais pas vécu en Algérie pour des raisons de connaissances intimes du pays et je voulais ,dans ce roman, lier à la guerre d’Algérie une violence plus récente. Je n’en ai pas été un témoin direct mais mes élèves avaient vécu leur enfance durant ces années-là où il y a eu des crimes horribles de ce genre. Je pense que l’assassinat du mariage est un fait réel, je sais que cela s’est passé et je l’ai vraiment conçu comme un motif sous-jacent et c’est même ça qui a donné la couverture du livre puisqu’on y voit la photographie d’une jeune mariée kabyle.
J’ai traité tout ça comme si c’étaient des images de cauchemars. Mais après je me suis beaucoup demandé si leur aspect poétique n’était pas une manière de rendre inoffensives des choses horribles. J’espère que non parce que ce n’est pas ce que je voulais faire. Je craignais vraiment que la volonté esthétique du texte rende supportables des choses qui ne le sont pas. Je voulais faire quelque chose qui avait une volonté esthétique mais ne pas faire dans le joli, ça me posait vraiment un problème de fond que j’espère avoir résolu mais ça… c’est le lecteur qui est juge.
On ne distingue pas dans ces épisodes-là la frontière entre la réalité et la narration d’un cauchemar…
Pour ces épisodes-là, c’est voulu. J’ai souhaité, surtout dans le dernier chapitre, concevoir cela comme sont fabriqués les rêves et les cauchemars. On prend des éléments réels de la journée et du passé et on les forme dans une sorte de tout monstrueux où tout se mêle. L’aspect onirique était voulu puisque je savais aussi que le roman allait finir sur la description d’un rêve que l’on peut aussi d’ailleurs considérer comme n’étant pas un rêve ou être une métaphore de la damnation ou quelque chose de ce genre-là.
Dans ces épisodes-là oui, la frontière est floue entre réalité et cauchemar mais pour tout ce qui se passe lors des trois jours en 1957 dans les chapitres où la narration est plus classique, là, les évènements ne sont pas décrits sur le mode onirique.
Cette noce qui revient jusque dans l’excipit , on ne sait pas trop si elle doit se lire comme une métaphore des horreurs qu’Andreani et Degorce ont commises, si Degorce est responsable de la mort de cette promise… vous terminez donc volontairement sur un point d’interrogation ?
Oui, c’est ça.
Quelles réactions ont-eu instinctivement vos lecteurs à l’égard des personnages de Tahar, du capitaine Degorce, d’Andreani. Les avait-il vus arriver?
L’une des réactions les plus courantes que j’ai eues, c’est que finalement Andreani vaut mieux que Degorce (rires). Ce que j’arrive à comprendre. Je craignais beaucoup les réactions non littéraires, c’est à dire, la guerre d’Algérie étant un sujet tellement brûlant, je craignais qu’il y ait beaucoup de lectures idéologiques ou qu’on m’accuse de prendre parti d’un camp contre un autre etc…et ça a été rarissime. J’en suis vraiment content. J’avais peur que le débat idéologique enterre le roman et l’empêche d’être perçu comme un roman.
Et pourtant les deux personnages les plus emblématiques et les plus fascinants, Degorce et Tahar, sont dans deux camps différents…
Oui mais vous savez quand on lit les choses avec un prisme idéologique, c’est quelque chose que l’on ne voit plus et le texte lui-même n’y peut rien du tout; c’est lu comme ça et puis point à la ligne. Et les gens ne vont pas en démordre même si ça peut être autrement…
Enfin, avez-vous déjà choisi un nouveau sujet d’écriture? Les problématiques de la guerre seront-elles encore de la partie? Est-ce que ce sera encore un personnage emmuré en lui-même?
Oui, j’ai un projet et la guerre ne sera absolument pas centrale. Comme il devrait y avoir des passages qui se passent dans les années 40, je ne pourrai pas complètement être en dehors de la guerre mais ça ne sera pas le sujet, non. Acheter le livre chez notre partenaire FNAC.COM A lire aussi: André Pieyre de Mandiargues : une gourmandise pour happy few esthètes ? Ariane Bois : le monde d’Hannah par amour, pour mémoire Borgia : l’histoire débordante d’une humanité qui défaille Britna Svit : Une nuit à Reykjavik