« Un Pied au paradis » de Ron Rash : pour le repos de leurs larmes

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Tout a commencé par une visite au docteur Wolkins. Il a lancé de par dessus son microscope : « Je ne trouve pas un seul spermatozoïde vivant ». Le trajet de retour à la maison est long, triste et silencieux pour le couple Holcombe. La honte. Sur elle, de jamais être femme ; sur lui, Billy, que la polio avait châtré, de pas pouvoir être père.

Depuis cette visite à la ville, il pèse sur la maison « comme un drap mortuaire ». Billy au champ, sa femme à la maison, à préparer les repas. Toujours moins de gestes entre eux, toujours moins d’amour. Et cette « malédiction du sang » qui chaque mois s’écoule comme un ruisseau de malheur corrodant le ciment de leur mariage.
Oui, tout a commencé comme ça, banale histoire d’une triste famille. Mais la tragédie ne s’est jouée que plus tard, s’ouvrant sur un banal fait divers. Un homme a disparu à Jocassee, dans le comté d’Oconee. Holland Winchester. Pas un type bien, c’est le moins qu’on puisse dire. Personne le regretterait, à part sa mère, bien sûr. C’est elle qu’a prévenu de sa disparition.
Le shérif et son adjoint ne s’inquiètent pas, d’autant que le pick-up de Holland est garé à la ferme. Sans doute qu’il cuve son vin dans un coin. Ils le reverront jamais, Holland Winchester. Z’auront beau fouiller, chercher, sonder la rivière et tous les champs alentour, personne le reverra jamais vivant…
« Un pied au paradis » (éditions du Masque) de Ron Rash raconte l’enquête du shérif Alexander pour retrouver Holland Winchester. Rien de plus. Et pourtant, ce livre éclate les lois du genre. Il prouve une fois de plus que le roman noir peut faire acte de littérature quand il est mené par un orfèvre. De roman policier, il devient roman universel, nourri de haine et d’amour et de rancœur et d’espoir… D’humanité aussi. D’humanité.
Le tour de force de Ron Rash n’est pas (que) dans l’écriture. Pourtant, il rend a merveille le « parler de bouseux » de la plupart des habitants du comté d’Oconee. Là-bas, dans ce sud rural des Appalaches, au début des années cinquante, les gens font encore des choses « par méchantise ». Et, le soir venu, ils diront toujours « je m’en vas rentrer ». Parce que, à Jocassee, « à bord de nuit », on craint encore les sorcières…
Mais l’écriture de Ron Rash n’est jamais aussi belle, aussi forte que lorsqu’elle devient minérale, végétale, lorsqu’elle épouse le cours de la rivière à l’eau « aussi profonde que le temps », lorsqu’elle écoute le chant du siffleux, lorsqu’elle éclate comme du petit bois dans le feu, s’assèche comme le maïs qui grille sur pied.

Non, le tour de force de Ron Rash est encore plus puissant que son écriture. Car cette histoire simple de disparition, qui n’est pas sans lien, évidemment, avec la stérilité de Billy Holcombe ; pas sans lien non plus avec les fantômes du passé de Holland Winchester ; et pas sans lien, encore, avec cette vallée qui vit ses dernières semaines, avant d’être engloutie par une retenue d’eau que construit la compagnie d’électricité Carolina Power – cette simple histoire, donc, Ron Rash va nous la raconter cinq fois, par la bouche de cinq protagonistes différents : le shérif, la femme, le mari, le fils et l’adjoint du shérif.
Sous le regard de ces cinq acteurs, les années défileront, le mystère s’épaissira. En même temps, chaque témoignage dessinera la vérité en cercles concentriques de plus en plus serrés. La réalité deviendra incontournable. Mais ses conséquences resteront insaisissables, et tragiques.
« Tout ce qui comptait, c’était ce avec quoi je pourrais vivre » soliloquait le fils dans l’une des scènes finales si violente d’intensité. Le fils chahuté, menacé par le courant de la rivière en cru tandis que le shérif Alexander tentait de le raisonner : « Laissons les morts enterrer les morts ».
La vallée se noie, certaines vies plongent dans l’oubli. Ou la rédemption. Quand il quittera cet endroit, plus tard, l’adjoint du shérif aura ces mots : « Ici, c’était un coin pour les disparus ».

Texte: Olivier Quelier/ Photo Mark Haskett

Un pied au paradis, de Ron Rash, éditions du Masque, 2009, 262p., 19€

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