Derrière la Burka de chair
Vendredi matin, 7h. J’étais bien étonnée de me réveiller si tôt parce que ce n’est pas dans mes habitudes d’autant que la veille, de 11h à 23h, j’avais enchaîné des activités littéraires. Justement. Un cours sur la nouvelle puis une discussion avec l’écrivaine catalane d’origine marocaine Najat El Hachmi dans le cadre du FIL (Festival International de la Littérature) qui battait son plein à Montréal, puis la présentation du film Folle de Dieu de Jean-Daniel Lafond autour de Marie de l’Incarnation, première missionnaire française du 17ème considérée comme la première écrivaine canadienne. J’en parle à cause d’une phrase. Il se trouve, justement, que les derniers mots de ce film sont les miens, le réalisateur l’a choisi ainsi. Ce film date de 2008. J’y dis exactement ceci : «L’écriture est la revanche du corps.»
Vendredi 25 au matin, armée de mon café j’ouvre mon ordinateur et je lis. Nelly Arcan est morte. On parlait de suicide. Et merde, me suis-je dit, et une écharpe de tristesse s’est abattue sur moi. Pas étonnée, mais sidérée devant cette manifestation textuelle. La littérature ne sauve pas. On ne le sait que trop mais on le refuse toujours. On refuse que la mort soit textuelle. On voudrait que la mort reste dans le texte, qu’elle s’en contente. De toute la force de l’écriture on voudrait méduser la mort, la détourner dans un miroir pour qu’elle relâche sa vigilance, et que dans ce moment d’inadvertance, on parvienne à la frapper au cœur. D’un jet d’encre salvateur. Ce n’est pas que Nelly Arcan ne l’ait pas fait. Pendant plusieurs années, depuis 2001 surtout, ses livres lui ont permis de méduser la mort dans son miroir. Et puis un jour, ce jour-là, elle a retourné le miroir contre elle. Elle disait avoir choisi les titres phares de ses deux premiers romans, Putain et Folle, parce que ce sont les deux qualificatifs les plus employés dans l’histoire pour parler des femmes. Oui, bien sûr, mais il y a l’autre titre, celui de la nouvelle où elle évoque sa propre adolescence : L’enfant dans le miroir.
Ce vendredi matin les commentaires se succédaient sur la toile. Du chagrin, des souvenirs, des bouches bées. Et puis des langues déliées. Son dernier éditeur Michel Vezina des éditions Coup de tête, qui s’apprête à publier son nouveau roman, Paradis, clef en main (situé dans une entreprise de suicide (!)) a dit, choqué comme il devait l’être, que « c’était une personne belle et intelligente » et cette simple phrase a réveillé des miasmes. « Belle ? Il a pas lu ses livres…» « Belle, elle ne pensait qu’à ça », c’est ce que disaient certains. En creux j’ai pensé aussitôt à l’autre phrase, siamoise, prononcée par Jean d’Ormesson à propos de Marguerite Yourcenar que, sans conteste pourtant, il admirait : « Comment une femme aussi laide peut-elle écrire de si beaux livres ? ». Sur la toile, d’autres commentaires : « C’est un coup de marketing, voyons donc, va savoir si tout ça est vrai. » Et puis des photos, des images, la vidéo de son dernier passage à Tout le monde en parle où, comme toujours, elle s’était laissée insulter, qui roulait beaucoup sur le net. Des mots, des images, bien sûr, trop. J’ai rabattu mon Ibook. Silence. C’est vraiment le moment de faire silence, me suis-je dit. Fermer sa gueule. Le soir j’ai retrouvé Catherine Mavrikakis pour un autre événement littéraire du FIL. On était dans la loge toutes les deux. « T’as appris pour Nelly Arcan, m’a-t-elle dit. Oui bien sûr. C’est dégueulasse tout ce que les gens racontent, m’a-t-elle dit, on ne lui reconnaît pas ses livres, tout et n’importe quoi pour ne pas lui reconnaître ses livres. Oui, j’ai dit, tout pour ne pas en parler comme écrivaine. » On se regardait, silencieuses, atterrées. Pour avoir le droit d’écrire les femmes ont dû, pendant des siècles, se faire religieuses, puis favorites, renoncer à la maternité, puis à la beauté, et toujours, de toute façon, à l’amour. Toujours chercher un père, un parrain, un haut patronage sinon Dieu lui-même. Les voies de la reconnaissance de l’écriture féminine sont impénétrables, on voudrait qu’elles le demeurent en tout cas, ici bas.
Ce vendredi soir-là, Catherine et moi allions participer à une soirée de lectures avec six autres écrivains, une belle soirée comme sait les concocter Michelle Corbeil. Exercices d’admirations européennes, clin d’œil à Cioran : hommage à des écrivains européens, au style, au voyage, à la résistance, à la force de l’écriture. Avant de rejoindre les autres, seules dans la loge, nous nous sommes demandées si nous allions passer la soirée sans évoquer Nelly Arcan, ne rien dire, comme si de rien n’était. Nous avons opté pour le silence. Fermer nos gueules. Mais en rentrant chez moi je me suis dit que je ne parviendrai pas tenir la présente chronique montréalaise en faisant, justement, comme si de rien n’était. Parce que quelque chose a été. Et quelque chose reste qui, seul, nous regarde et nous concerne. Ses livres. Les livres de Nelly Arcan. Isabelle Fortier, née à Mégantic en 1973, a choisi de mourir le 24 septembre 2009. C’est son choix, un choix dans la toile d’araignée de tous les non-choix de l’existence humaine. Mais avant cela, elle avait fait un autre choix, tout aussi affirmé, tout aussi radical et tout aussi éternel. Elle avait choisi d’être Nelly Arcan, écrivaine, et celle-là n’est pas morte. Son écriture était singulière et incontestable.
Sur le plan personnel, je n’ai de toute façon rien à dire et si c’était le cas je me tairais. Je ne l’ai jamais croisée que pour des raisons professionnelles. Sur des plateaux de télé et de radio, un débat sur Houellebecq qu’elle défendait contre moi, un échange autour de la capacité à allier littérature et danse contemporaine, exercice auquel nous nous étions frottées avec des conclusions différentes, et puis moi je lisais ses chroniques hebdomadaires, impertinentes, que je préférais je dois dire, à ses romans. J’avais décroché après Putain dont l’écriture, l’intelligence fulgurante, m’avait sciée. C’est ainsi et ça ne lui enlève rien, c’est juste que ses livres, pour tout dire, me faisaient peur. Ils me faisaient penser à ma mère. Bon, j’en dis trop ou pas assez et ce sera tout. Je n’avais plus envie de lire ce qu’il me semblait déjà trop connaître, sur quoi j’ai déjà trop écrit. Fatigue. J’ai 48 ans maintenant, deux grands fils, je me sens beaucoup mieux mais j’ai souvenir de cette fille jeune qui avait décidé de prendre 20 kilos pour avoir la paix et écrire. Oui, après il a fallu les perdre… Voilà. Les affres du féminin. Les pièges de la transmission du féminin. Le gouffre entre séduction et amour. Un gouffre au-dessus duquel toute femme, fût-elle écrivaine et imagine-t-elle y échapper, en réchapper, marche forcément un jour ou l’autre, un gouffre qu’on ne traverse jamais complètement sans encombres. Certaines ne traversent jamais, crûssent-elles le faire grâce à leur écriture. L’écriture féminine est toujours, peu ou prou, en clair ou en obscur, de larmes ou de jouissance, de désir ou de répulsion, l’écriture féminine se pose toujours, un jour, la question du corps, de la chair, et de son utilisation. Encore plus dans un monde où elle devient image et où l’on vend ses livres à la force de son apparition.
Pour reprendre l’expression géniale que Nelly Arcan avait inventée pour parler du diktat de la perfection physique imposée comme une burka aux femmes occidentales, la burka de chair, je dirai que le livre pour une écrivaine est une burka de chair aussi. En aucun cas une burka d’esprit, car les anges n’ont pas plus d’esprit que de sexe. Pour écrire il faut écrire de son vivant, avec et grâce à son corps. Et comme toute burka, la burka de chair est une annihilation de l’être. À moins que, à condition que, justement, on parvienne à s’en foutre, à donner ses livres sans se donner soi-même. Qu’on laisse le livre être ce qu’il est, jouer son rôle, celui de l’arracheur de burka. L’écriture, arracheuse de protection et désobéissance aux diktats. L’écriture iconoclaste, briseuse d’images. Cela Nelly Arcan l’a fait dans ses livres, mais dans la vraie vie… je ne sais pas. Je n’ai pas à le savoir. Nelly Arcan disait : « Je ne me dévoile pas tant que ça dans mes livres, ma vie je la garde pour moi.»
Me reste cette phrase d’un autre romancier montréalais, Pierre Samson : « Le meilleur statut d’un écrivain c’est d’être mort. » Alors, enfin, on peut le retrouver là il se trouve, dans ses livres. Derrière le miroir de Méduse. Derrière le temps et l’espace. Derrière la burka de chair. Faisons silence. Les livres se lisent en silence.
Aline Apostolska, écrivaine et journaliste, correspondante de BSC news à Montréal
Biographie de Nelly Arcan
L’écrivaine Nelly Arcan, 36 ans, s’est enlevé la vie, comme disent les Québécois, jeudi 24 septembre. Elle avait fait une entrée fracassante dans la littérature francophone avec Putain, son premier roman paru en France au Seuil en 2001, diffusé par Boréal au Québec, qui lui vaut de figurer tout de suite sur les listes des prix Médicis et Femina. Son deuxième roman, Folle (2004), lui vaut une autre nomination pour le Femina. En 2007, elle publie L’enfant dans le miroir, dans un recueil collectif autour du premier amour destiné aux adolescentes (Courte Échelle), ainsi que À ciel ouvert (Le Seuil) son troisième roman dans lequel elle passe à la troisième personne. Elle a également collaboré à la rédaction des dialogues du film Nathalie de Anne Fontaine et participé à la chorégraphie Pouliches de Manon Oligny. Elle écrivait des chroniques enlevées dans l’hebdomadaire Ici Montréal et participait chaque semaine au magazine culturel télévisé Ici et Là sur le Canal Vox à Montréal. Elle venait d’achever son quatrième roman, Paradis, clef en main, qui paraitra bientôt aux éditions Coup de tête à Montréal.