Redécouvrons les classiques – Le colonel Chabert – Balzac
C’est en 1820 qu’il commence donc à laisser glisser sa plume pour rédiger ses premières œuvres, s’attaquant d’abord au théâtre et à la Révolution anglaise. Mais le succès n’est pas au rendez-vous. Ses pièces de théâtre, parmi lesquelles Cromwell, ne reçoivent pas l’accueil espéré et ne seront jamais jouées. Mais il en faut plus pour décourager Balzac, qui se met alors à travailler son style en publiant des romans d’aventure qu’il ne signe jamais de son vrai nom. A partir de 1825, il s’essaye à l’édition, puis à l’imprimerie. Deux aventures plus qu’infructueuses puisqu’elles plongent le jeune écrivain dans un endettement qui le poursuivra jusqu’à la fin de sa vie.
Dès 1828, il décide alors de se consacrer exclusivement à l’écriture et publie des articles de presse, avant de rédiger, en 1832, une première version de son ouvrage Le colonel Chabert, alors intitulée La Transaction.
A partir de 1834, il planifie un projet littéraire de grande ampleur, auquel il donnera 6 ans plus tard le nom de La Comédie humaine. A ce projet structuré en trois parties – « scènes de la vie privée », « scènes de la vie de province » et « scènes de la vie parisienne » – viendront plus tard s’ajouter les « scènes de la vie de campagne » et « scènes de la vie militaire ». Il consacrera ensuite plusieurs années à la rédaction de ses œuvres qui, si elles permirent enfin à l’auteur d’accéder au succès, ne lui valurent toutefois jamais une reconnaissance officielle.
Le colonel Chabert est une œuvre à mi-chemin entre la nouvelle et le court roman. C’est en 1844 qu’elle fut publiée sous sa forme définitive et rejoint les scènes de la vie privée de la comédie humaine. Plusieurs personnages du roman feront d’ailleurs leur apparition dans d’autres œuvres de la comédie humaine.
Dans ce récit court et plutôt pessimiste, Balzac décrit avec beaucoup d’amertume la société de son époque, au moment de la Restauration, après la chute de l’Empire Napoléonien. Il y montre à travers certains personnages, et notamment celui de la comtesse Ferraud, l’égoïsme, l’avidité et les manigances dont étaient alors capables les individus pour leur propre réussite sociale et financière. C’est une société sans cœur qu’il décrit, loin du courage, de la droiture, de la générosité et de la grandeur caractéristiques de la société napoléonienne, dont le colonel Chabert et son ami Vergniaud semblent, dans cet ouvrage, les seuls rescapés.
L’histoire – inspirée de ce que Balzac a appris durant ses études de droit, mais aussi et surtout lors de son apprentissage chez un avoué, puis chez un notaire – est celle de Hyacinthe Chabert, enfant trouvé devenu ensuite colonel dans la garde impériale de Napoléon.
Une histoire qui aurait pu ne pas exister.
En effet, lors de la bataille d’Eylau, menée pendant l’hiver 1807 par Napoléon contre les Russes, le colonel Chabert se fit fendre le crâne par le sabre d’un officier ennemi, avant d’être piétiné par les chevaux des deux régiments, puis déclaré mort et jeté dans la fosse à soldats. Sa mort fut d’ailleurs rapportée en détails dans un ouvrage retraçant l’histoire militaire de la France entre 1792 et 1815. Tout aurait pu s’arrêter là : la mort héroïque d’un brave colonel de la garde de Napoléon. Mais la mort échoue parfois dans son œuvre. Alertée par des gémissements, une jeune femme aida le colonel à sortir, vivant, d’au milieu des morts.
C’est après avoir passé six mois entre la vie et la mort, avoir été considéré comme fou pour prétendre être le « défunt » colonel Chabert, et après deux ans d’emprisonnement pour la même raison, qu’il revint à Paris pour tenter de plaider sa cause. Dix ans après l’annonce de son décès. Il découvre alors que sa femme s’est remariée au comte Ferraud, lequel lui a donné deux enfants. Après avoir été traité de fou par plusieurs hommes de loi, il se rend à l’étude de Mr Derville, avoué auprès du tribunal de première instance du département de la Seine et précédé d’une excellente réputation. Chabert souhaite retrouver ses biens, son rang et sa femme, injustement perdus, et ce malgré les nombreux obstacles qui se dressent sur sa route. Pourtant, après de nombreuses démarches, la malveillance de son ex-femme l’amène finalement à renoncer à ce qui lui revient – et par là même à sa véritable identité – avant de partir se réfugier à l’hospice.
Si Balzac décrit divinement bien les atmosphères, les lieux, les mœurs et les gens qui composent l’histoire, on reste toutefois un peu frustré par la description des faits parfois un peu brève, à l’image du récit – pourtant passionnant – de la mort annoncée du colonel Chabert sur le champ de bataille. La psychologie des personnages n’est pas non plus étudiée en profondeur, notamment pour les personnages de Mme Ferraud et de l’avoué, Mr Derville, qui se révèlent pourtant intéressants et pleins de mystères. Néanmoins, les nombreuses références historiques qui ponctuent cette tragédie lui confèrent un univers très réaliste, dominé par une admiration sans borne de Balzac pour Napoléon. Le combat légitime de cet homme survivant, en quête de sa propre identité injustement bafouée par toute la société, est pathétique. Au désespoir succède l’humble espérance qui renaît, puis la résignation et l’abandon devant une quête qui se révèle impossible. La quête bouleversante d’un homme bon et droit, rejeté et condamné à finir ses jours seuls, dans l’ombre de lui-même.
Une œuvre dramatique, qui se lit d’une traite et invite à une profonde réflexion sur la condition humaine et sur ce qui constitue notre identité. Un nom ? Un rang social ? Une fortune ?
Et si, finalement, notre identité ne nous appartenait pas vraiment ?…
« Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse ; quand je m’élève, moi, mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant leur caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarrasser d’un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société toute entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! »
« Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice militaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien ; cette justice était la seule que connût Chabert. En apercevant le dédale de difficultés où il fallait s’engager, en voyant combien il fallait d’argent pour y voyager, le pauvre soldat reçut un coup mortel dans cette puissance particulière à l’homme et que l’on nomme la volonté. Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s’engager comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus importants. Il touchait à l’une de ces maladies pour lesquelles la médecine n’a pas de nom, dont le siège est en quelque sorte mobile comme l’appareil nerveux qui paraît le plus attaqué parmi tous ceux de notre machine, affection qu’il faudrait nommer le spleen du malheur. »
« […] Vous ne pouvez pas savoir jusqu’où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillages, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mépris de personne. »
Le Colonel Chabert, Honoré de Balzac