La mémoire du monde : un vertigineux voyage dans le temps
Par Emmanuelle de Boysson – bscnews.fr/ Crédit-Photo: Philippe Matsas/ Remonter le temps, parcourir 3500 ans d’histoire, des Égyptiens jusqu’à nos jours, tel est l’incroyable pari de Stéphanie Janicot. Des Pharaons à la Grèce antique en passant par Alexandrie, Rome ou la Gaule, elle nous fait partager le quotidien des peuples des civilisations anciennes, leur pensée, leurs drames et leurs espoirs.
Sa trilogie s’ouvre sur un premier volet où Mérit, jeune fille de dix-huit ans fuit l’Égypte pour se réfugier en Judée. Mérit rencontrera Socrate, Platon et Aristote et assistera à la naissance du judaïsme. Par la magie du roman, elle se métamorphosera et traversera les siècles. Les civilisations naissent et meurent, les dieux et les croyances d’antan sont bafoués, le monothéisme s’impose. Aujourd’hui, l’Occident domine le monde par sa pensée, son modèle politique ou économique, sa culture, il risque de sombrer lui aussi. Si les mêmes erreurs se reproduisent, l’homme a toujours été en quête de sens. Au fil des empires et des royaumes, Stéphanie Janicot s’interroge sur l’existence de Dieu, l’immortalité, le bonheur, le progrès et le rôle des femmes. Longtemps exclues de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, tenues à l’écart des sphères du pouvoir, elles portent en elles les valeurs qui prédomineront à l’avenir. Une fresque époustouflante, une plongée au cœur de l’histoire du Proche-Orient et de la Méditerranée, un chemin vers le savoir, la justice et la liberté.
Comment vous est venu le sujet de ce roman-monde ?
D’une question première : pourquoi je pense comme je pense ? Il m’a semblé qu’au-delà de l’individualisme contemporain et des apports de la psychanalyse, ma manière de penser était au contraire liée à des éléments de ma personnalité communs à beaucoup de gens. J’ai donc cherché ce qu’il y avait de collectif dans ma pensée. Partant de cette hypothèse (nous sommes le fruit de nombreuses pensées collectives), j’ai créé une héroïne qui, traversant les millénaires, accumule peu à peu tout ce qui constitue notre pensée occidentale. Comme tout être humain, la narratrice est obnubilée par la question du sens. Elle promène à travers les siècles cette quête impossible. Les hommes de toutes civilisations n’ayant cessé de se poser cette question, la narratrice explore le mysticisme, les religions, la philosophie, la politique, l’art et la manière dont chaque époque a répondu à ce besoin vital de sens. Comme toute personne occidentale, la narratrice naît sous le signe du monothéisme. Elle vit son enfance à la cour du pharaon Aménophis III lorsque le dieu Aton apparaît ; il deviendra sous le règne d’Aménophis IV (Akhenaton) le premier dieu unique de l’Histoire du monde. La sortie d’Égypte, la nécessaire cohérence pour fédérer un peuple nouveau puis, les mutations du royaume de Judée, la conduiront à explorer ce qui produira cette morale judéo-chrétienne dans laquelle nous grandissons tous, que nous en connaissions ou non les tenants et les aboutissants, que nous l’aimions ou pas. La narratrice assiste également aux débuts de la pensée rationnelle et se nourrit, comme nous le sommes tous, de philosophie gréco-latine. Des premiers savants grecs aux derniers théoriciens latins, elle interroge la nature, la métaphysique, la morale, la politique, tous ces grands domaines qui ont forgé la pensée occidentale.
Tous les grands mythes ont pour héros des hommes, pourquoi avoir choisi une femme comme source de toutes nos connaissances ?
Parce que le fait d’être une femme est constitutif de ma pensée. L’Histoire a presque toujours été contée au masculin dès lors qu’il s’agissait de dégager de grandes perspectives. La femme appartient à la moitié méprisée de l’histoire et sa manière d’envisager l’existence s’est forgée à travers cette indignité-là. La narratrice se situe toujours du côté de la femme, même lorsqu’elle endosse les vêtements masculins qui lui permettent de voyager, d’étudier, d’approcher le pouvoir et la connaissance.
Qu’est-ce qui relève des grands récits fondateurs de la réalité historique et de l’invention de la romancière ?
La réalité historique est la structure de tout le roman. L’invention se situe dans les zones d’ombre. Plus l’histoire est lointaine, plus les zones d’ombre sont larges. Pour ce qui concerne les grands récits fondateurs, je ne les suis pas à la lettre, car nous savons qu’ils sont des légendes réinventées. Je me suis servie de tout le travail archéologique au Moyen-Orient ces dernières années, ainsi que d’un grand nombre d’ouvrages tentant de confronter les récits bibliques à la réalité historique. À partir de là, j’ai bâti un récit vraisemblable, pas toujours conforme à la bible, mais en accord avec les découvertes récentes. Tout au fil du récit, je me suis basée sur que l’on sait avant d’imaginer ce que l’on ne sait pas. Évidemment, plus on avance vers le monde contemporain, plus la part d’invention est étroite.
Le voyage, qu’il soit dû à l’exil ou au désir de découverte, est au cœur de votre roman comme de l’histoire du monde. De même la transmission. Que serait le destin de Merit sans ses filles ?
Je ne pouvais imaginer un personnage dépourvu de l’angoisse inhérente au fait d’être mère, c’eut été nier une grande partie de ma manière d’envisager la vie et donc de penser. Que la narratrice soit mère d’une fille unique dont elle va suivre au fil des siècles la descendance, s’intéressant à plusieurs lignées de filles issues de son sang, suscite en elle des inquiétudes, des compassions comme nous en connaissons toutes. Jamais, elle ne peut complètement se désintéresser du devenir de sa progéniture même lorsque celle-ci se disperse à travers le monde : Byzance, Rome, Grenade, Jérusalem, Alexandrie, Venise puis Londres, Paris, Salem, New York…
Quelle sera la suite des aventures de votre immortelle ?
À travers cette narratrice unique, j’ai envisagé ces 3500 ans comme le souffle d’une seule vie humaine dont le premier tome serait une sorte de petite enfance associée aux contes, aux légendes et à la pensée magique, l’enfance et ses questionnements sur la réalité du monde suivi de ceux plus métaphysiques de l’adolescence pour aboutir à une forme d’éthique et une volonté d’ancrage liées aux tout débuts de l’âge adulte. Le deuxième tome serait cet âge adulte en pleine possession de ses moyens, sa participation au pouvoir et à la conquête de nouveaux territoires, cette avancée naturelle qui, peu à peu, relègue au second plan les quêtes premières. Enfin, le troisième tome serait l’entrée progressive dans la maturité avec les premières grandes désillusions, la conscience des erreurs commises et les tentatives de réparation, le retour sur le sens des origines et la recherche d’une forme de sérénité malgré les tumultes extérieurs. Puisque l’origine du roman était de répondre à la question : Pourquoi je pense comme je pense, plus le récit avance, plus il devient particulier. Du premier tome commun à toutes les civilisations monothéistes, il se centre peu à peu, dans les deuxième et troisième tomes, sur l’Europe et la France.
Quelles sont les recherches que vous avez effectuées ?
Pour l’histoire hébraïque, je me suis plongée dans les dernières recherches archéologiques. Travaillant à Bayard éditions, j’ai eu accès à des spécialistes qui travaillent autour de la Bible, de l’écriture de la Bible, de ses liens avec l’Égypte notamment. Pour la Grèce, j’ai préféré relire des textes philosophiques. J’ai retrouvé dans des bibliothèques des fragments d’Empédocle, des anthologies de textes que les Stoïciens ou Plutarque ont écrits sur les hommes illustres et leurs pensées. Et puis Platon ou Lucrèce sur Épicure. J’avais envie de revenir aux sources plutôt que de lire une histoire de la philosophie. J’essayais de me mettre dans la peau de l’héroïne qui découvre ces pensées, mais ne dispose pas encore des outils pour les mettre en perspective.
La mémoire du monde
Stéphanie Janicot
Editions Albin Michel
576 pages
Prix : 19,95 €
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