Eric Denécé: « La France plie systématiquement devant les diktats américains quand nous ne jouons pas les serviteurs zélés de Washington »

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Eric Denécé, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) livre sur Putsch une analyse bien différente de celles entendues ça et là dans les médias mainstream et de la bouche du gouvernement ou de certains experts. Après des attaques accusant le CF2R de « propagande pro-Poutine » Eric Denécé tient à rappeler précisément quel est le rôle de ce centre et met en avant le prestige des membres qui le composent. Un entretien passionnant.

propos recueillis par

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Le Centre Français de Recherche sur le Renseignement a publié un communiqué au vitriol pour dénoncer les attaques qu’il reçoit concernant le traitement sur la guerre en Ukraine. Pourquoi avoir décidé de vous exprimer publiquement ?

Pour deux raisons. La première est que la grande majorité des chercheurs du CF2R sont des anciens des divers services de renseignement et de sécurité français ayant servi pendant la Guerre froide, et que nous comptons, parmi les membres de notre Comité stratégique plusieurs anciens directeurs de services. Aussi, il est à la fois insultant et totalement déplacé de nous accuser de relayer « la propagande de Poutine ». Nous ne sommes ni pro-russes ni anti-russes, nous analysons le conflit en Ukraine avec la plus grande indépendance et impartialité possibles.
Ensuite, nos analyses sont fondées sur des faits précis, des sources solides et sur une longue expérience du renseignement. Nous vérifions tout et ne partons pas du principe stupide que lorsque l’OTAN ou Zelensky affirme une chose, elle est vraie… et lorsque Poutine en affirme une autre, cela est nécessairement faux. De telles attitudes relèvent de la mauvaise foi ou de la bêtise.
Ce n’est pas parce que la majorité des observateurs colportent une vision de ce conflit qui nous parait orientée, voire fausse, que nous allons adopter ce point de vue mainstream. Notre analyse est différente et nous nous attachons à expliquer pourquoi en mettant en lumière des éléments souvent délibérément escamotés.

 

« Il est à la fois insultant et totalement déplacé de nous accuser de relayer « la propagande de Poutine ». Nous ne sommes ni pro-russes ni anti-russes, nous analysons le conflit en Ukraine avec la plus grande indépendance et impartialité possibles »

 

Vous mettez également en cause certains médias et journalistes, en écrivant qu’ils « en oublient » leur déontologie ainsi que « dans l’exploitation d’informations invérifiées et souvent inexactes ». Certains grands médias jouent-ils un rôle néfaste dans la population française sur ce conflit ?

En effet, certains chercheurs sont des relais connus de la communication de l’OTAN en France (1 & 2). Qu’ils défendent leur point de vue me paraît légitime. Mais ils se décrédibilisent en essayant d’imposer « leur » vérité, ce qui ne relève en rien de la démarche scientifique d’analyse qu’ils sont censés produire, mais bien d’une action de propagande. Et que des journalistes peu scrupuleux et à la déontologie pour le moins discutable se fassent l’écho de propos aussi faux et partiaux n’honore pas la profession et pose la question de leur honnêteté intellectuelle. Heureusement, tous ne sont pas aussi téléguidés et orientés dans leurs enquêtes.

 

« Certains chercheurs sont des relais connus de la communication de l’OTAN en France. Qu’ils défendent leur point de vue me paraît légitime. Mais ils se décrédibilisent en essayant d’imposer « leur » vérité, ce qui ne relève en rien de la démarche scientifique d’analyse qu’ils sont censés produire, mais bien d’une action de propagande »

 

Vous dénoncez également « une version des faits que les Américains voulaient imposer à tous les membres de l’OTAN ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Oui, la politique d’extension vers l’Est de l’OTAN, débutée dès la fin de la Guerre froide, n’a cessé de se poursuivre en dépit des promesses faites aux dirigeants russes comme en témoignent les nombreuses preuves aujourd’hui disponibles. Depuis 2014, l’objectif des Etats-Unis est d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN, malgré les mises en garde très fermes formulées par Vladimir Poutine à partir de 2008.
Pour parvenir à ses fins, Washington abreuve ses alliés dociles de l’OTAN d’informations sur la « menace russe » pour obtenir leur soutien. Rappelons au passage que le budget de la défense de Moscou est dix fois inférieur à celui des Etats-Unis et même inférieur à ceux de la France et de l’Allemagne cumulés. Depuis fin 2021, le renseignement américain ne cesse de crier au loup quant à une attaque russe en Ukraine. Or, jusqu’à la mi-février 2022, celle-ci n’est pas décelable (l’armée russe n’a pas adopté de dispositions de combat, elle ne dispose pas de logistique offensive ni d’hôpitaux de campagne, etc.) car Poutine ne le souhaitait pas. Donc les « annonces » américaines sont alors dénuées de fondements sérieux. Tout démontre aujourd’hui que c’est en raison de la reprise des actions offensives ukrainiennes dans le Donbass le 17 février que Poutine et son cercle proche changent d’avis et décident de passer à l’offensive… ce qui semble expliquer le flottement initial de l’opération

 

« La politique d’extension vers l’Est de l’OTAN, débutée dès la fin de la Guerre froide, n’a cessé de se poursuivre en dépit des promesses faites aux dirigeants russes comme en témoignent les nombreuses preuves aujourd’hui disponibles »

 

Vous rappelez également les enjeux de ces conflits qui ont pris racines depuis plusieurs années entre les deux pays et notamment sur le non-respect notamment par Kiev des accords de Minsk. Comment expliquez-vous cette vision brutale et manichéenne et cette hystérie anti-russe qui s’est propagée en Europe ?
Ainsi que je viens de l’évoquer, ce conflit remonte à trois décennies et est principalement lié au non-respect de ses engagements par l’OTAN. Il est possible de comparer cette situation à celle de la fin de la Première Guerre mondiale où les réparations imposées à l’Allemagne ont été l’une des causes de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de la Seconde Guerre mondiale. De la même façon, l’Occident n’a cessé de mépriser et de bafouer la Russie depuis l’éclatement de l’URSS. Cela a entrainé la remontée du nationalisme russe et une défiance profonde vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Europe. Nous n’avons cessé de jouer avec le feu. Moscou a prévenu que l’installation de missiles de l’OTAN en Pologne et l’intégration de l’Ukraine dans l’Alliance étaient des menaces existentielles à ses yeux. Mais nous n’en avons pas tenu compte. Nous avons même fermé les yeux sur la guerre que conduisait Kiev contre les populations russophones du Donbass, en dépit des accords de Minsk qui n’ont jamais été appliqués. Il était dès lors difficile aux Russes de ne pas réagir…

 

« L’Occident n’a cessé de mépriser et de bafouer la Russie depuis l’éclatement de l’URSS. Cela a entrainé la remontée du nationalisme russe et une défiance profonde vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Europe. Nous n’avons cessé de jouer avec le feu »

 

« Nous estimons que les intérêts de notre pays sont d’avoir une analyse indépendante pour conduire une politique étrangère souveraine et non celle dictée par l’OTAN ». Pensez-vous le gouvernement et notre classe politique dans sa grande majorité ont conscience de cette impérieuse nécessité géostratégique ?
Malheureusement non. Depuis la réintégration de la France dans la structure intégrée de l’OTAN en 2007 voulue par Nicolas Sarkozy, et surtout avec la politique que conduit Emmanuel Macron, nous ne pouvons plus parler d’indépendance stratégique et de moins en moins de souveraineté. Nous plions systématiquement devant les diktats américains (Affaire BNP/Paribas, annulation de la vente des navires Mistral à la Russie, affaire ALSTOM, remise en cause de l’accord 5+1 avec l’Iran, affaire des sous-marins australiens, transferts des données électroniques, etc.) quand nous ne jouons pas les serviteurs zélés de Washington. Nous sommes totalement alignés sur la politique américaine, ce qui est très clairement perçu dans le monde. Il n’y a plus de « troisième voie » française, l’héritage gaullien est enterré. Cela explique notamment le peu de considération de Moscou pour la parole française…

 

« Nous plions systématiquement devant les diktats américains quand nous ne jouons pas les serviteurs zélés de Washington. Nous sommes totalement alignés sur la politique américaine, ce qui est très clairement perçu dans le monde »

 

Cette guerre pourrait-elle modifier profondément le continent européen et les relations entre la Russie et les autres pays ? Où peut-on espérer un retour prochain à une désescalade et à une normalisation à moyen ou à long terme des relations avec la Russie ?
Les relations de la France avec la Russie vont s’en trouver durablement altérées. Certes, Moscou est l’agresseur dans ce conflit. Mais tous les torts ne sont pas de son côté. Les responsabilités de cette guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu sont partagées : les Etats-Unis, l’OTAN et le régime Zelensky ont joué un rôle majeur par leur volonté délibérée de pousser la Russie dans ses retranchements, en espérant qu’elle plie ou qu’elle déclenche ce conflit qui la décrédibiliserait et la couperait durablement du monde occidental. Leurs provocations ont payé, mais la situation ne se déroule pas exactement comme les apprentis-sorciers américains l’avaient envisagé. A part l’Europe, qui serre les rangs autour d’eux, le reste du monde n’est pas solidaire de leur politique, ce qui annonce une évolution majeure de la géopolitique (nouvelle compartimentalisation du monde, dédollarisation…).

 

 

Cf. « Ce conflit est légitime », Le Figaro, 18 mars 2003.

Cf. « Nous n’avons pas intérêt à la casse brutale de l’OTAN », Le Monde, 2 décembre 2019.

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