Bruno Heckmann : « Football et littérature, c’est un peu comme hooligan et cerveau, a priori, c’est antinomique »

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Par Nicolas Vidal – bscnews.fr /

Bruno Heckmann donne vie à une expérience littéraire agréable à l’aide d’un humour fin et vivace dans son premier roman qui n’est rien de moins que la chronique désopilante d’une équipe de foot corpo, le CGAS, que nous suivons avec plaisir le temps d’une saison. L’auteur a su avec beaucoup de talent parler de cet univers du football loisir où se côtoient les grands anonymes du sport le plus célèbre et le plus pratiqué dans le monde. ( chronique du livre ici )

Vous avez fait preuve d’un certain courage pour parler d’un sujet si mondialisé qu’est le football alors que celui-ci n’entretient pas à première vue une relation proche avec la littérature. Qu’est ce qui vous a poussé à vous lancer dans l’écriture du « Footballeur » ?
L’envie d’écrire un roman, tout simplement. Elle était présente depuis longtemps, sans parvenir à se concrétiser. Et puis un jour est venue l’idée d’écrire sur le foot – mais sur le foot dont on ne parle jamais, le « foot d’en bas » – et sur les raisons du pouvoir puissamment addictif de ce sport. Le livre s’inspire beaucoup de ma propre expérience dans une équipe de corpo, à Grenoble. On était mauvais, on perdait tout le temps, les terrains étaient tout pourris, les ballons mal gonflés, les maillots trop grands : c’était comique – humiliant, mais comique.
Sur le coup, j’avoue ne m’être pas interrogé sur l’opportunité littéraire du sujet ; il n’y a donc rien de courageux la dedans, au pire une forme d’inconscience. C’est seulement en avançant le manuscrit que les questions sont venues. Football et littérature, effectivement, c’est un peu comme hooligan et cerveau, a priori, c’est antinomique. Mais quand on y réfléchit, en quoi ce thème, moins qu’un autre, ne pourrait-il pas être traité par la fiction ? Le tout était de trouvé une approche originale et de s’y tenir : pour ma part, l’idée de départ était juste de créer un décalage entre le fond – les tribulations d’une bande de pieds carrés – et la forme – une langue volontiers grandiloquente, exagérément noble.

Vous décrivez à merveille cette connaissance aigüe d’un féru de football pour qui Francis Llacer signifie quelque chose. On est en droit de se demander comment vous avez rencontré le football ?
Comme l’immense majorité des passionnés : tout gamin, en jouant dans l’équipe de mon bled natal, en Lorraine. Bon, faut dire qu’il y avait pas grand chose d’autres à faire dans le coin. Parcours classique : les entraînements, les matchs, téléfoot, l’abonnement à Onze, les posters dans la chambre, les albums Panini, le traumatisme de France – Allemagne en 82… Le foot, c’est comme la potion magique d’Obélix : quand on tombe dedans, c’est pour la vie. Plus tard, avec l’âge, on a beau se dire, comme Desproges, que c’est finalement crétin de s’exciter sur 22 mecs en short qui tapent dans la baballe, rien à faire : le virus est là. S’acquiert ainsi – pardon pour le gros mot – une culture, commune à tous ceux qui ont un petit ballon dans la tête. De là vient ce que les anti-foot, dans leur hystérie idiote (seul Desproges est pardonné!), ne comprennent pas : par son universalisme, ce sport rapproche plus qu’il ne divise. Prenez deux passionnés de foot qui ne se connaissent pas, dites Francis Llacer et la discussion s’engage.

L’introduction du livre nous propulse dans la vaste galaxie du football amateur. Et je vous cite  » le football corpo est le lumpenproletariat de la planète du ballon rond« , plus loin et en guise de conclusion  » Vous qui entrez dans ce monde, renoncez à tout espoir« . Pensez-vous que ce football n’est que le récep(tacle) des illusions perdues ?
Non, pas du tout. La société du football fonctionne sous le règne du darwinisme social. Et la sélection s’opère très tôt. Seule une infime minorité vivront ce rêve de gosse de devenir professionnels. Le reste, la masse grouillante est condamnée à végéter dans les bas-fonds oubliés du football, là où il n’y a rien à espérer ni à gagner : ni argent, ni gloire – rien. Mais justement, cette obstination à courir après un ballon après une journée de boulot, sans autre intérêt que le plaisir, a quelque chose de touchant. Il y a là comme la quête de l’enfance, le désir de retrouver ces moments insouciants quand on passait des après-midi entières à taper le cuir. « Un footballeur » est finalement une forme d’hommage à tous ces anonymes, ces gueux, ces obscurs dont personne ne parle jamais.

Lorsque votre héros prend contact pour la première fois avec sa nouvelle équipe, vous mentionnez  » Si le monde était au diapason de ce petit fragment d’humanité, la guerre n’existerait pas« . Et si vous aviez raison, Bruno ?
Cela rejoint ce que je disais plus haut. Le football, dans ses excès, est critiquable à bien des égards. Mais il reste d’abord un jeu, pratiqué la plupart du temps de manière pacifique, par des gens pour qui un match de foot ne signifie ni péter la jambe d’un adversaire, ni aller tabasser un supporter de l’équipe d’en face. C’est une sorte de religion profane : comme telle, elle a ses fanatiques, haineux et violents, et ses fidèles qui vivent tranquillement leur foi.

Vous traitez avec beaucoup de subtilité l’état impulsif et presque schizophrénique du footballeur amateur qui se prend, l’espace d’un match, pour un star du ballon rond. Avez-vous déjà éprouvé ce sentiment si particulier et si ambigu ?
Il y a en effet un passage du livre où le narrateur, après un match, rêve que ce dernier a été retransmis sur Canal +, avec commentaires, analyses, ralentis, interviews « Une » de l’Equipe le lendemain… Je crois que c’est un rêve commun à bien des tripoteurs du dimanche. Petite anecdote personnelle : l’été dernier, avec des copains d’enfance, on s’était inscrit à un tournoi de beach soccer- ce qui est déjà limite, parce que le foot sur du sable, c’est pas du foot. Le sable, d’ailleurs, était brûlant, on jouait en chaussettes, inutile de dire qu’on avait l’air parfaitement ridicule. Nos femmes et nos gosses étaient là, pas pour le tournoi, bien sûr, pour la plage. Entre les bières et la baignade, on est arrivé en finale – vertus de l’alcool. Il y avait du monde qui regardait et de jouer devant nos enfants, on était tout contents, on avait envie de leur montrer qu’on était des super-héros. Alors oui, dans ces moments-là, quand on marque un but, qu’on arrache la victoire, l’espace d’un bref instant on ressent une petite décharge d’adrénaline, on serre le poing, on a envie d’être admiré. Bon, nos femmes, par contre, elles s’en tapaient. Mais ça, on a l’habitude.

Pensez-vous que la complexité de l’âme humaine se réduit à cette phrase pour un footballeur alors pris par la passion de la compétition «  le footballeur est d’une âme simple : il gagne, il est content : il perd, il n’est pas content » ?
Quand on dispute un match, on se prend au jeu, on veut gagner, sinon cela n’a aucun intérêt. Simplement, l’intensité de la joie ou de la déception diminue à mesure que l’on descend dans la hiérarchie. Aux plus bas niveaux, elle est quasi-nulle. Une défaite ne m’a jamais fait pleuré, même en finale d’un tournoi de beach soccer !

Vous proposez un rapprochement délicieux entre le football et le sexe «  Leur pratique est une offrande de la vie aux hommes, pour supporter l’absurdité du quotidien« . D’après vous, qu’est ce qui incarne le mieux la jouissance pour le footballeur ?
Emmanuel Petit qui s’effondre après le 3e but contre le Brésil le 12 juillet 1998 : ça, ça doit être l’orgasme absolu, le pied total, la décharge ultime. Je ne sais plus quel joueur disait que, parfois, la sensation éprouvée en marquant un but était supérieure à celle éprouvée en faisant l’amour. Je veux bien le croire. J’échangerai volontiers quelques dizaines de coïts contre un but décisif devant un stade en transe. Sachant par ailleurs qu’un but décisif devant un stade en transe peut faciliter par la suite beaucoup d’occasions de coïts. Y a pas à dire, pour certains, la vie est bien faite.
L’équipe du CGAS ne cristallise t-elle pas finalement toute la passion, le plaisir et le rancoeur du football amateur ?
La passion, le plaisir oui. Mais, encore une fois, je ne vois pas où il y a de la rancoeur. Le footballeur amateur – vraiment amateur – est fruste, mais pas frustré !

En somme, n’est ce pas l’équipe que tout footballeur du dimanche ou du mardi soir souhaite intégrer un jour ?
Le CGAS n’est rien d’autres qu’un archétype romancé. Des équipes comme ça, il y en a des milliers. Les matchs annulés faute d’adversaire, le coach qui se prend pour Mourinho, le coéquipier handicapé des deux pieds, la douche froide du vestiaire, les chaussettes pas lavées du dernier match : je n’ai rien inventé, juste exagéré les situations.

On imagine que le glossaire technico-tactique est tombé sous le sens à la fin de votre livre. Le travail de sélection des expressions a t-il été difficile tant la sphère du football en contient ?
Ah oui, j’ai du me restreindre, sans quoi cela aurait pris trop de place ! A force, imaginer des définitions pour le glossaire est devenu un jeu de l’esprit.

Quelques questions d’ordre plus général sur le football. Pensez-vous qu’il faut maintenir la coupe de la ligue ?
Je ne sais pas, mais je profite de la tribune qui m’est donnée pour lancer un appel solennel à Daniel Bilalian, le directeur des sports de France télévisions : par pitié, Daniel Lauclair, c’est juste pas possible. Les connaisseurs comprendront.

À votre avis, la palette de Philippe Doucet dont vous parlez dans votre livre, trouve t’elle un écho favorable chez les joueurs de tout les CGAS de France ?
Mille fois oui. Je confesse qu’il m’est arrivé de rêver de voir une action de mon équipe décortiquée par « la palette à Doudouce », comme ils disent sur Canal.

Selon, vous, comment ces mêmes férus de ballon rond ont-il ressenti les événements de Knysna devant leurs écrans de télévision alors que les Bleus décidaient de faire grève ?
A titre personnel, ce psychodrame national m’a beaucoup amusé. Quitte à passer au travers d’une compétition, autant le faire avec la manière. C’était complètement surréaliste. Il y avait quelque chose du génie français là-dedans, ce drôle de pays qui alterne constamment le meilleur et le pire, le ridicule et le sublime. Quant aux débats qui ont suivi, avec les théories fumeuses sur le prétendue déclin de la France, la perte des valeurs, tout ça, c’était ridicule. Comme avec l’histoire de la main de Thierry Henry, on s’est servi d’un épiphénomène finalement insignifiant pour gloser sur le déclin de la France, la perte des valeurs tout ça. Politique et « intellectuels », à commencer par l’inimitable Finkelkraut, se sont engouffrés la-dedans, comme ils l’avaient fait, en sens inverse, pour nous vendre la fiction d’une France Black Blanc Beur post-98. Le football, dans la plupart des cas, c’est quelque chose de sérieux, mais ce n’est pas quelque chose de grave.

On imagine aisément que Bruno Heckmann a foulé ou foulent encore de nombreuses pelouses où se disputent des parties mémorables sur des terrains improbables. Quel est donc votre profil de joueur ? Plutôt Kaiser ? Plutôt Controldatibiao ? Ou encore Blénoraz ?
Plutôt Antoine Courant, le narrateur. Encore que je me demande s’il n’est pas meilleur que moi. Inconsciemment, j’ai du me créer un double fantasme… > Bruno Heckmann « Un footballeur » – Editions Belfond (crédit photo Bruno heckmann © Melania Avanzato Opale/editions Belfond)

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