Propos recueillis par Nina MIR – Universitaire et philosophe, René Schérer, âgé de 96 ans a préfacé l’ouvrage. Il fut professeur, co-auteur, et compagnon de Guy Hoquenghem. Entretien.
L’ouvrage Race d’EP abonde d’illustrations, d’une documentation, qui retracent l’histoire de l’homosexualité sur un siècle. On parle volontiers de Race d’EP comme d’un « classique » concernant l’histoire de l’homosexualité. Quelle est la particularité de cet ouvrage ?
Il est le premier à traiter de la question homosexuelle de façon historique. Il a ouvert une voie que d’autres ensuite allaient emprunter ; il est inaugural certes, avec tous les raccourcis et parfois les affirmations péremptoires qui ont trait à la naissance d’une pensée, mais il y a dans cet ouvrage un accent de nouveauté, de fraîcheur, d’affirmation, que seul le moment de la découverte peut procurer. Il s’agit d’arracher l’homosexualité à l’emprise de la psychopathologie, de la libérer des terrains institutionnels, tels que la justice, la police, la psychanalyse dont elle était prisonnière, pour la placer sur un terrain nouveau, libéré, celui de l’esthétique, de l’histoire.
Un peu comme a pu le faire Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité. Les phénomènes sociaux ne sont pas seulement des phénomènes psychologiques, ils sont également historiques. Guy Hoquenghem a voulu donner une existence réelle à un mode de pensée non plus basé sur le diagnostic, le soupçon, l’aveu, mais sur une vision de l’homosexualité dépouillée d’enjeux identitaires. C’est, de mon point de vue, la grande la force de Race d’EP et ce pourquoi il est accessible à un large public.
Race d’EP est en somme, une vision homosexuelle du monde comme Guy Hoquenghem l’a lui-même défini.
Absolument. Il a été le premier à introduire, en France, dans une Université, la notion et l’étude de l’homosexualité. Il a donné sur ce thème dans les années 70 des cours à Vincennes où j’étais professeur au département de philosophie aux côtés de Gilles Deleuze, François Châtelet et Jean-François Lyotard notamment. Guy avait introduit dans son cours, une étude sur l’homosexualité qu’il appelait « La vision homosexuelle du monde » à la suite du Désir homosexuel écrit en 1972, traduit en plusieurs langues et plusieurs fois republié.
Cet essai s’ajoute à d’autres écrits toujours très combatifs comme les romans Ève ou Frère Angelo qui traitent du même sujet : libérer l’homosexualité de ses condamnations et de ses normalisations. Cela a toujours été le combat fondamental de Guy.
Race d’EP clôt une décennie qui va de 1968 à 1978. Une période où ont émergé des propositions, des transformations allant jusqu’à la transgression des normes. Il y a eu le premier mouvement homosexuel du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) en 1971 qui a rompu avec la discrétion et la respectabilité dont étaient soucieux jusqu’alors les homosexuels en général.
S’insérant dans l’élan de visibilité combative donné par le MLF (Mouvement des femmes avec en particulier les lesbiennes comme Christiane Rochefort et Monique Wittig 1971).
C’est là le début d’une homosexualité se proclamant, se voulant révolutionnaire sur le plan politique et social ; comme sur celui des mœurs.
La grande période, dans la presse, du Gay pied auquel Guy a activement participé, d’ Homophonies, Masques, Recherches, avec son fameux numéro 13 Trois milliards de pervers qui fut condamné et saisi.
Race d’EP est aussi une mise en garde contre la normalité. Guy Hoquenghem y affirme que « Chaque vie homosexuelle précède son annihilation. Les années folles furent balayées par le nazisme, la libération sexuelle par le sida. Par deux fois l’homosexualité s’est vue confisquée sa révolution. De quoi l’homosexualité est-elle le nom aujourd’hui ?
Il y a eu des transformations de mentalités qui portent sur l’ensemble des problèmes sociaux. La convergence des luttes est moins lisible à l’époque contemporaine. Dans les années 70, il y avait une propension à relier l’homosexualité à la révolution prolétarienne. L’homosexualité n’était pas un phénomène aristocratique comme il a pu être considéré à une époque. C’est d’ailleurs le fascisme et le communisme qui ce sont rencontrés sur ce point (comme ils se sont rencontrés sur d’autres) pour condamner d’une façon formelle l’homosexualité comme une déviation sociale, nobiliaire et aristocratique.
Guy Hoquenghem a participé à réviser cette vision aristocratique en militant dans un milieu prolétarien, en adoptant un langage révolutionnaire, marxiste, bien différent de celui d’aujourd’hui centré uniquement sur la sexualité. Il y avait, certes, l’idée d’une lutte pour la reconnaissance de la vie sexuelle, mais en même temps, il y avait autre chose, il existait une fonction différente qui rentrait dans le cadre de la pensée révolutionnaire, contestataire.
Et contestant aussi les institutions sociales telles que le mariage. Le mariage gay, tout légitime et défendable qu’il soit constitue, aujourd’hui, une sorte de retournement paradoxal de cette pensée. Nous sommes passés d’une homosexualité contestataire à une forme d’homosexualité intégrée.
Il y a tout de même le mouvement Queer (Le terme américain « queer » signifie étrange, louche, de travers) qui remet en cause les identités de genre, dont les ambitions sont de combattre les discriminations sans s’enfermer dans des « prisons identitaires ». Un mouvement qui s’est emparé de l’œuvre de Guy Hoquenghem et s’en revendique.
Certes et l’on peut considérer Guy comme queer avant la lettre, mais je vois mal ce que cela apporte de plus, car il a assez clairement critiqué tout repli de l’homosexualité sur une identité de ghetto, il a refusé jusqu’au nom identifiant d’homosexuel, encore teinté, en dépit de sa « reconnaissance », d’une tonalité médicale. Non, pas d’identité, rien que des différences. « La différence en elle-même » comme l’a écrit Deleuze ; garante de la liberté et de la multiplicité des individus. Cette idée directrice commande toute son œuvre, me semble-t-il ; son écriture et ses choix de vie.
Il aimait lancer des idées, mais non pas s’y attarder. Ce qui l’intéressait, c’était de donner des aperçus, l’ouverture de nouvelles voies. A la manière de Deleuze encore, il pense et écrit par « fulgurations ». J’aimerai dire qu’il nous « donne à penser » Guy donne à penser des idées esthétiques plutôt qu’il n’a cherché à démontrer, que ce soit en histoire ou en politique. Et il n’évite pas la contradiction apparente, le paradoxe. Ainsi, par exemple, le fait que l’insertion de l’homosexualité dans l’histoire n’exclut pas, justifie même la revendication, par les homosexuels, du caractère « naturel » de l’homosexualité, mode de vie aussi normal ou anormal qu’un autre.
Il croit à la force de la fiction. C’est pour cela qu’il a accordé une préférence marquée à la forme littéraire, à la puissance du roman.
Race D’EP, ai-je dit, a été la première insertion de l’homosexualité dans son histoire, mais c’est aussi une écriture romanesque, un roman dans l’histoire, le roman historique de l’homosexualité. Plus qu’il ne vise à une démonstration, il a tracé une ligne: la ligne directrice qui peut orienter notre imagination, nos rêves, à partir d’une généalogie propre à établir, à la fois, la relativité et la naturalité du désir. J’invite à ne pas y voir simplement l’histoire d’une répression, mais celle d’une production. J’entends par là qu’en même temps que s’est défini avec l’homosexualité moderne et contemporaine un mode d’être, elle occupe un point de basculement, une mise en garde contre les tendances normalisantes et identitaires. C’est un point nodal, un « pivot », comme aurait dit Charles Fourier
Enfin j’ajoute que Guy, lanceur d’idées, en l’occurrence de cette idée de l’historicité de l’homosexualité et de sa fonction -pour ne pas écrire sa mission – historique, ne s’est pas tenu lui-même à l’écart. Il a eu, au contraire, une très claire conscience de ce moment historique. De même que Foucault, de Deleuze dont il est très proche, il a ouvert une époque, la nôtre, où la liberté individuelle du jugement est liée à la conscience d’appartenir à un moment de l’histoire L’importance actuelle de Race d’EP vient bien du fait qu’on ne peut plus parler de l’homosexualité après ce texte; comme on en parlait avant.
« Race D’EP ! Un siècle d’images de la sexualité » de Guy Hoquenghem
Éditions La TempêteDernières publications de René Schérer : « Fouriériste aujourd’hui »
Éditions Mille Sources Tulle 19000 Gilbert Beaubatie, 2017,
« Une solitude peuplée, présentation de Les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau »
Éditions Eterotopia-France, 2017(crédit photo à la une : René Schérer dans son bureau © N.M)