Bruno Doucey : « Si j’étais Ministre de la Culture, j’interdirais la poésie, pour susciter une curiosité générale et renforcer sa force subversive! »

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La poésie, ce n’est un secret pour personne, n’a pas le vent en poupe et, en tant que genre, ne place aucun de ses ouvrages dans le classement des meilleures ventes de livres. Mais elle peut « changer la vie » selon Bruno Doucey, poète, éditeur et fondateur des éditions Bruno Doucey. L’homme est passionné, engagé et « enragé » depuis son départ des Editions Seghers. Il s’est prêté avec enthousiasme au jeu de l’interview. Le propos est riche, poétique, déterminé et sans concession. Bruno Doucey apporte un éclairage passionnant sur la place de la poésie, de ses lecteurs et sur son avenir en tant que genre littéraire.

propos recueillis par

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Bruno Doucey, quelle est la genèse de votre histoire d’amour avec la poésie ?

La poésie a changé ma vie lorsque j’avais une petite dizaine d’années. Jusque là, enfance sans histoire dans le Haut-Jura, marquée par la beauté des paysages et la qualité de vie familiale. Puis tout à coup, sans crier gare, la quiétude fout le camp : deux de mes proches disparaissent (dont un parrain d’une trentaine d’année que je croyais solide comme un roc), le vent de la discorde souffle entre mes parents, le ciel de mon existence s’obscurcit, de lourds nuages noirs s’amoncellent au-dessus de ma tête. Je perds pied. L’œuf de ma petite vie se brise en deux, mes nuits sont livrées aux cauchemars. Je me noie. Parents, médecins et psychologue peinent à me ramener sur la terre ferme… Et puis un filet de lumière traverse les nuages, une main venue de je ne sais où se tend vers moi : c’est mon premier poème. Je ne lâcherai pas cette main, je me fortifierai à son contact. Mieux, je ferai de ce filet de lumière un fil sur lequel me jucher. En équilibriste. En funambule. Depuis, je ne suis jamais redescendu du fil.

« Être poète et éditeur de poètes c’est prendre le fil ténu de l’écriture d’autrui et l’enrouler à son propre fil. Ainsi, de fil en fil, de livre en livre, c’est une corde qui se tresse, un tissage qui prend forme, une natte qui se déploie »

 

Une double casquette, éditeur et poète, quel est le lien entre les deux ?
Être poète et éditeur de poètes c’est prendre le fil ténu de l’écriture d’autrui et l’enrouler à son propre fil. Ainsi, de fil en fil, de livre en livre, c’est une corde qui se tresse, un tissage qui prend forme, une natte qui se déploie. La corde pour arrimer les continents afin de freiner leur dérive. Le tissage pour tisser des liens entre les êtres, les générations, les langues, les cultures. La natte pour s’asseoir ensemble autour d’un repas –, car la poésie est comme le pain : elle se partage et nous nourrit.
L’éditeur est aussi celui qui transforme la forme privée d’une utopie en force collective, celui qui fait passer le texte « de l’horizon d’un seul à l’horizon de tous », pourrais-je dire en reprenant un beau vers d’Eluard. L’éditeur est au milieu de la rivière, dans le courant du fleuve ou du torrent, et c’est à lui qu’incombe le rôle du passeur. Imaginer pour chaque le livre une traversée, un passage à gué, une passerelle ou un pont, afin que le texte puisse aller de la rive de l’auteur à celle du lecteur.
Ceci étant, la cohabitation entre l’éditeur et l’écrivain n’est pas toujours simple. Il m’arrive parfois de rêver d’une cabane dans le Montana, sans téléphone ni internet, avec pour tout viatique mes chaussures de montagne, un stylo et des carnets !

Quels souvenirs gardez-vous de la direction des Éditions Seghers ?
Oups !
Je pourrais vous la jouer à la Perec :
/ Je me souviens de la joie immense éprouvée en 2002 en prenant la direction des Éditions Seghers
/ Je me souviens de ma volonté de remettre la maison sur les rails de son identité
/ Je me souviens des grands anciens qui m’ont accompagné avec confiance dans cette tâche : Colette Seghers, Claude Couffon, René Depestre
/ Je me souviens que je pensais avoir trente ans devant moi
/ Je me souviens de la réédition de l’anthologie de Pierre Seghers La Résistance et ses poètes
/ Je me souviens des menaces que les rachats successifs du groupe ont fait peser sur les Éditions Seghers
/ Je me souviens que je me suis battu comme un lion
/ Je me souviens de ce dirigeant qui n’avait jamais entendu parler d’Edmond Jabès
et qui préconisait des économies de papier en mettant plusieurs poèmes sur la même page
/ Je me souviens du plan d’austérité, des salaires plafonnés, tandis qu’une poignée de dirigeants se partageait 10 ou 12 millions d’euros de prime lors du rachat du groupe par Planeta
/ Je me souviens de cette réunion de crise où le temps de parole de chaque éditeur était calculé au prorata de son chiffre d’affaire

/ Je me souviens avoir dit aux dirigeants de Planeta que le cœur des Éditions Seghers avait commencé à battre lorsque celui de Federico Garcia Lorca s’était arrêté sous la mitraille franquiste.

Pour moi, l’aventure Seghers aura duré huit ans. Huit années qui ont amené beaucoup de changements dans ma vie. Huit années d’apprentissage, de joies intenses, de rencontres formidables, mais aussi de combat pour tenter de donner un avenir au passé.

Qu’est ce qui a entraîné la fermeture de cette maison ?
Paradoxalement, c’est la relance des Éditions Seghers au début des années 2000, après deux décennies de black-out, qui entraîne, non pas sa fermeture mais la mise en sommeil, la léthargie que nous connaissons aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que Seghers n’a été relancé que pour permettre une valorisation artificielle du groupe auquel la maison appartient, dans une période d’une dizaine d’années entièrement vouée à des transactions de ventes et de rachats. On astique les cuivres, on brosse les tapis, on modernise la lampe à pétrole – et l’on vend deux fois plus cher ce que l’on a acheté hier.
Reprenons l’historique de l’affaire : en 2000, Seghers appartient à Vivendi Universal Publishing, dirigé par Jean-Marie Messier. Quelques années plus tard, le groupe Lagardère en fait l’acquisition, avant de remettre l’ensemble du groupe sur le marché, selon la volonté de la commission Européenne. En 2004, Wendel Investisssement, que dirige Ernest-Antoine Seillière de Laborde (j’ai toujours un peu de mal avec les aristocrates !) nomme le groupe qu’il vient d’acheter Éditis. On y édite encore de la poésie, chez Seghers, mais les temps deviennent plus durs. En 2008, le leader de l’édition espagnole et hispanophone, le groupe catalan Planeta qui a fait sa fortune sous Franco, soigne ses ambitions planétaires en achetant Éditis, soit quarante-cinq maisons d’édition françaises, parmi lesquelles celle que créa Pierre Seghers pendant la Seconde Guerre mondiale. Fin de partie… ou presque ! Il ne reste plus qu’à pointer du doigt les menaces que la crise des subprimes fait peser sur l’économie française pour que Leonello Brandolini d’Adda (un autre aristocrate, alors PDG des Éditions Robert Laffont) annonce mon départ et une nouvelle mise en sommeil des Éditions Seghers.
Été 2018, coup de théâtre : Vivendi, le groupe contrôlé par Vincent Bolloré, annonce le rachat d’Éditis auprès de Planeta… On prend les mêmes et on recommence ! Et la littérature, la poésie, l’humain, le sens de l’histoire dans tout cela ? Allons, soyons sérieux, quelle importance.

 

« Été 2018, coup de théâtre : Vivendi, le groupe contrôlé par Vincent Bolloré, annonce le rachat d’Éditis auprès de Planeta… On prend les mêmes et on recommence ! Et la littérature, la poésie, l’humain, le sens de l’histoire dans tout cela ? Allons, soyons sérieux, quelle importance »

 

Vous parlez de la filiation avec votre maison d’édition et les Éditions Seghers. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Cette filiation est à la fois réelle et symbolique. Réelle, parce que c’est avec les indemnités de mon licenciement que nous avons créé les Éditions Bruno Doucey en 2010. Symbolique, parce que nous poursuivons le voyage que la mise en sommeil des Éditions Seghers a interrompu. Les auteurs m’ont suivi, à l’image de Maram al-Masri, la poète syrienne publiée en 2009 chez Seghers, puis à cinq reprises dans ma maison ces dernières années. Mais aussi Pierre Seghers, lui-même, puisque l’un de nos premiers projets fut de rassembler tous les poèmes écrits par le poète-éditeur lors de la Seconde Guerre mondiale, sous le titre Comme une main qui se referme. Cette main, c’est aussi la mienne : ouverte pendant huit ans, comme les sont les mains d’homme à l’ouvrage, elle est aujourd’hui fermée comme un poing que je n’ai pas desserré. Pour dire les choses de façon moins belliqueuse : j’étais un éditeur enthousiaste, mais le sort fait à Seghers a fait de moi un éditeur enragé ! « Agir en primitif et prévoir en stratège », disait René Char.

 

Quelle est donc la ligne éditoriale de votre maison ?
Ce n’est pas une maison, mais un bateau ; ce n’est pas une ligne mais deux lignes qui se croisent, permettant de définir les quatre points cardinaux de notre navigation. En quelques mots, voici quelles sont les valeurs sur lesquels repose cette aventure éditoriale exclusivement vouée à la poésie :

1°) Ouverture aux poésies du monde et primauté accordée aux éditions bilingues.
En huit ans, les cinq continents sont entrés dans notre catalogue – de l’Amérique latine à l’Afrique, de l’Europe à l’Asie, escale maintes fois faites en Océanie – et plus de la moitié de nos titres le sont dans d’autres langues : l’anglais de Margaret Atwood, le catalan de Maria Mercé Marçal, l’innu aimum de Rita Mestokosho, le coréen de Moon Chung-hee, le grec de Yannis Ritsos, l’arabe de Maram al-Masri, l’hébreu de Ronny Someck… Sans oublier ces éditions plurilingues que nous publions pour le festival Voix Vives de méditerranée en Méditerranée qui accueille chaque été une centaine de poètes provenant de tout le pourtour méditerranéen. Ou 136, livre fou qui ne compte qu’un seul poème en français traduit en… 136 langues.

2°) La défense des écritures contemporaines qui ne dissocient pas lyrisme et engagement, expression de l’intime et force des valeurs collectives.
Au moins les choses sont claires : nous tournons le dos aux travaux de laboratoire et aux écritures qui se prétendent avant-gardistes parce qu’elles reconditionnent sans cesse les recettes des années 1970. Le monde dans lequel nous vivons va mal. Des questions majeures sont posées à l’humanité en ce début de XXIème siècle (problèmes d’écologie planétaire, crises migratoires, guerres, terrorisme, crise systémique, inégalités sociales…) et nous devrions faire comme si tout cela n’existait pas. Comme si le poète pouvait s’abstraire du monde. Comme s’il ne devait y avoir de révolution que formelle. La bonne blague ! Celles et ceux qui m’intéressent, ce sont les Mahmoud Darwich, les Yannis Ritsos, les Andrée Chedid, les Nazim Hikmet d’aujourd’hui. Les Cadou, Eluard, Aragon, Anne Hébert, Jean Malrieu de notre temps. Celles et ceux qui laissent le grand oiseau de la poésie voler sur ses deux ailes, lyrisme et résistance. À ceci près qu’il y avait assez peu de voix de femmes éditées dans le passé et que les femmes sont prépondérantes dans mon catalogue !

3°) Le refus de réserver la poésie à un cercle restreint de spécialistes et l’ouverture au plus grand nombre.
Avez-vous remarqué que la poésie moderne fait peur ? Qu’elle donne souvent des maux de tête ou des crampes mentales aux gens ? Qu’on la trouve hermétique, absconse, difficile d’accès ? De ce point de vue, je me sens aussi l’héritier de Pierre Seghers, le sens du partage et de l’éducation populaire chevillé au corps, l’envie d’annexer les franges d’un lectorat qui nous est étranger au bout de la plume, le désir fou de reconquérir un royaume dévasté en bandoulière. Écrire pour des happy few ? À l’époque de Stendhal, peut-être. Mais aujourd’hui… Quelle ineptie ! Les Éditions Bruno Doucey publient des livres pour des hommes et des femmes qui ne savent pas encore qu’ils vont aimer la poésie.

 

« Les Éditions Bruno Doucey publient des livres pour des hommes et des femmes qui ne savent pas encore qu’ils vont aimer la poésie »

 

4°) La volonté de faire entendre les textes dans des rencontres toujours renouvelées avec le public.
C’est là la grande affaire. La poésie est un art vivant qui vient de l’oralité et doit y retourner. Elle se nourrit du partage avec autrui et de la confrontation de nos imaginaires. Publier de beaux livres, ce n’est jamais que faire la moitié du travail, en ne donnant à la poésie que la demi-vie (ou la vie demi-morte) de la littérature. Il faut aller au-delà : faire entendre les textes, privilégier les lectures, susciter la rencontre, valoriser la scène, investir l’espace public.
Le tout sans jamais oublier que la poésie puise sa force de la fragilité qui la fait naître. Qu’elle nous permet de devenir celui ou celle que nous ne sommes pas encore. Qu’elle fait entendre ce que les mots ne disent pas et donne à voir ce que nous ne voyons pas. Mieux, qu’elle est un espace libéré des contraintes de l’espace et du temps, où l’impossible devient possible. Car le poème est un énoncé suffisamment inachevé pour ouvrir un espace de liberté à l’interprétation du lecteur.

Comment trouvez-vous et fidélisez-vous vos lecteurs, Bruno Doucey ?
Des couvertures aux couleurs vives, des tramages en diagonales, des formats homothétiques les uns des autres, une identité graphique singulière qui n’imite aucun autre éditeur, des livres aisément identifiables qu’un simple coup d’œil suffit à débusquer dans un rayon : c’est peut-être cela qui titille d’abord les lecteurs. Et puis, il y a le travail que nous effectuons sur les titres, l’effort de communication, la qualité même des textes publiés. Acheter un livre des Éditions Bruno Doucey, c’est avoir la quasi assurance de découvrir un auteur que l’on ne connaissait pas, une anthologie consacrée à une thématique inattendue. Dans ce seul domaine, je suis assez fier d’être le premier éditeur à avoir consacré une anthologie aux territoires de l’outremer français, aux haïkus de la guerre de 14-18, aux femmes poètes de la Beat Generation…
Et puis, vous l’avez dit vous-même au seuil de cet entretien : entre la poésie et moi, c’est une « histoire d’amour ». La fidélité des lecteurs en est le corollaire heureux.

Vous déclariez chez nos confrères de Télérama «  Lorsqu’un auteur épouse [nos] valeurs, le livre rencontre son public de la manière la plus évidente qui soit ». Est-ce toujours le cas depuis votre création?
Oui, c’est à peu près toujours le cas. C’est d’ailleurs l’inverse qui serait étonnant. Les livres ne s’inscrivent pas par hasard dans un catalogue d’éditeur. Quand nous construisons le programme d’une année, nous le faisons avec un souci de cohérence, comme si chaque livre avait la main posée sur l’épaule d’un autre livre.
Un jour, une de mes auteures, Hélène Dorion, m’a dit que chaque livre de la maison était une strophe d’un long poème, celui que ma compagne Murielle Szac et moi-même écrivons au fil du temps. C’est une très belle image. Et puisque je parle de « fil », autant le dire tout de suite : c’est avec celui de notre vie que les livres sont cousus. Quand le travail d’un auteur entre fortement en résonance avec les valeurs que nous portons, quand la confiance est pleinement au rendez-vous, quand l’histoire d’amour court jusqu’à l’horizon du lecteur, alors oui, le livre rencontre son public de la manière la plus évidente qui soit.

Avez-vous une visibilité sur la part des jeunes lecteurs qui achètent vos productions et plus généralement de la poésie ?
Il n’est pas évident de savoir réellement qui achète. Mais il est certain que les jeunes aiment nos livres. Leurs couleurs vives qui tranchent avec l’austérité ambiante, le refus de l’élitisme, le sentiment immédiat que la poésie raconte aussi des histoires (ou plutôt qu’elle dit une chose et en raconte une autre), le parti pris de la contemporanéité qui s’inscrit à rebours des pratiques scolaires, la culture de l’enthousiasme que nous essayons d’insuffler… Et puis, ceci qui mérite d’être signalé : nous nous adressons aussi à eux, notamment avec les anthologies de la collection « Poés’idéal » qui vient à conforter ou faire naître des idéaux par la poésie. Demandez-leur ce qu’ils pensent de Vive la liberté ! ou Chants du métissage, et vous serez convaincus que nous allons vers de beaux lendemains.

 

Crédit photo ©Oumeya El Ouadie

 

Publiez-vous à ce sujet de jeunes auteurs, Bruno Doucey ?
Oui, et c’est l’inverse qui serait anormal ! Dès la première année, nous avons créé la collection « Jeunes plumes », destinée à publier le premier recueil d’un jeune poète. Stéphane Bataillon, François-Xavier Maigre, Marion Collé y ont publié leur premier livre. De jeunes auteurs sont également présents dans les autres collections, à l’image de Caroline Boidé, d’Aurélia Lassaque, qui écrit en français et en occitan, de Jin Eun-young (Corée), de Garous Abdolmalekian et Roja Chamankar (Iran), de Laurent Cennamo (Suisse), de James Noël (Haïti). Sans compter que le projet de publication des femmes poètes de la Beat Generation a été porté par deux jeunes slameurs de Majorque : Annalisa Marí Pegrum et Sébastien Gavignet.
Depuis trois ans, nous publions aussi les jeunes lauréats de Poésie en liberté, concours international de poésie en langue française, ouvert aux lycéens, aux étudiants et aux apprentis des filières professionnels. Ils ont entre 15 et 25 ans et viennent de tous les horizons, Béjaïa ou Tazmalt en Algérie, Chicoutimi ou Montréal au Québec, Yaoundé au Cameroun, Port-au-Prince en Haïti, Shanghai en Chine, Cali ou Bogota en Colombie, et même de Saint-Flour en France… Ils sont le blé en herbe de la poésie contemporaine. En rassemblant les lauréats de ce concours dans une anthologie, nous témoignons de l’intérêt que nous portons à la jeune création poétique : celle où se forge l’écriture de demain, qui participe de la vie et de la construction du monde.
Une chose encore : en 2018, le plus jeune auteur publié dans la maison est une petite fille de 8 ans, qui fut lauréate du concours de poésie de la RATP. Son court poème figure dans L’ardeur – ABC poétique du vivre plus, anthologie publiée en mars dernier à l’occasion du 20° Printemps des poètes :

« Tire le rideau pour éteindre le soleil
Que je puisse imaginer mon ciel »
(Aya Chaouat)

Quel est le modèle économique de votre maison ?

Bien des maisons d’édition appartiennent à des multinationales ou sont adossées à des groupes qui les soutiennent. D’autres disposent d’un mécène ou de fortunes personnelles. Nous, nous n’avons rien de tout cela. Nous vendons des livres et c’est cela, et cela seulement, qui nous permet d’en publier. Notre force, c’est la créativité, l’imagination, l’audace. L’argent, la réussite sociale seront toujours pour nous des valeurs inférieures à la poésie. Vous le voyez, nous dansons au bord du vide, les bras tendus vers les étoiles… !
Mais pour apporter une réponse plus précise à votre question, je me dois aussi d’être factuel. Dès la création de la maison d’édition, nous avons fait le choix de travailler avec l’excellent studio graphique de Strasbourg Dans les villes, qui réalise toutes nos couvertures, et d’être diffusé et distribué, en France et à l’étranger, par Harmonia Mundi. L’économie de l’entreprise repose donc sur une présence remarquée en librairies, ainsi que sur un travail de terrain que nous effectuons sans relâche. Pas une semaine sans une lecture, un récital, une conférence, une rencontre scolaire pour les Éditions Bruno Doucey qui comptent actuellement deux salariées à temps plein, un directeur littéraire salarié à mi-temps, ainsi que deux bénévoles qui prodiguent conseils de gestion et élaboration des stratégies de communication.

 

« Bien des maisons d’édition appartiennent à des multinationales ou sont adossées à des groupes qui les soutiennent. D’autres disposent d’un mécène ou de fortunes personnelles. Nous, nous n’avons rien de tout cela. Nous vendons des livres et c’est cela, et cela seulement, qui nous permet d’en publier »

 

Quel est votre regard sur le marché éditorial de la poésie ?
Je pourrais vous dire ce que l’on dit au Québec, que ce marché est restreint mais dynamique. Mais ce n’est pas cela qui importe le plus. Ce qui importe le plus, c’est de comprendre à quoi ressemble le paysage de l’édition contemporaine de poésie en France. Trois ou quatre grosses maisons – Gallimard, Flammarion, Le Seuil) entretiennent une danseuse nommée poésie. Ils limitent ses pas, lui imposent de tenir l’équilibre, et lui font majoritairement interpréter le répertoire classique. Au pied de ces vieux arbres qui assèchent le terrain, une multitude de pousses indépendantes, fragiles et tenaces : ce sont les petites maisons qui publient de la poésie. Le plus souvent, elles sont tenues par des hommes et des femmes qui sont entrés en résistance et qui se chargent de tout : production, diffusion et distribution. Ce qui manque dans ce paysage à deux échelles ce sont les maisons de taille intermédiaire, indépendantes mais bien diffusées, audacieuses mais organisées, inventives mais professionnelles. Dans le domaine du roman ou des sciences humaines, bien des maisons de ce type font aujourd’hui la nique aux mastodontes de l’édition. Pourquoi le marché éditorial de la poésie n’y parviendrait-il pas ?

« Trois ou quatre grosses maisons – Gallimard, Flammarion, Le Seuil) entretiennent une danseuse nommée poésie. Ils limitent ses pas, lui imposent de tenir l’équilibre, et lui font majoritairement interpréter le répertoire classique. Au pied de ces vieux arbres qui assèchent le terrain, une multitude de pousses indépendantes, fragiles et tenaces : ce sont les petites maisons qui publient de la poésie »

 

Pensez-vous aujourd’hui que le secteur de l’édition est suffisamment aidé par les institutions ?
Si nous parlons de subsides, de subventions, d’aides à la publication, alors il faut bien admettre que l’édition de poésie est peu soutenue. Mais il n’y a pas que cela. Quand un de mes auteurs est invité dans un festival de poésie, quand une médiathèque, un établissement scolaire, une université nous sollicitent pour une intervention, une lecture, une conférence, une table ronde, un récital ou l’animation d’un atelier d’écriture, l’aide qui nous est apportée est plus précieuse qu’on ne le croit. Au cachet qui sera versé à l’auteur s’ajoutent la vente des livres et la rencontre avec un public qui ne nous connaît peut-être pas encore.

 

« Si j’étais Ministre de la Culture, j’interdirais la poésie, pour susciter une curiosité générale et renforcer sa force subversive ! »

 

Quelles mesures préconiseriez-vous pour rapprocher le grand public de la poésie si vous étiez Ministre de la Culture ?
Je l’interdirais, pour susciter une curiosité générale et renforcer sa force subversive ! Plaisanterie mise en part, il y a mille choses qui devraient être faites et qui ne le sont pas. À commencer par un soutien fort et indéfectible au Printemps des poètes qui manque cruellement de ressources, ou la création d’un centre national de la poésie puisque cette dernière est l’une des rares formes d’art à ne pas bénéficier d’une politique d’aménagement du territoire impulsée par l’État visant à accompagner son essor.
Si j’étais Ministre de la Culture, je placerais cette anecdote historique en tête de mes références : Lorsqu’en pleine offensive nazie contre l’Angleterre on a demandé à Winston Churchill de couper dans le budget des arts et de la culture pour l’effort de guerre, il a répondu : « Mais pourquoi nous battons-nous alors?»

Pour finir, pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’ouvrage Beat Attitude sur les femmes poètes de la Beat Génération ? 
Je les aime, ces femmes qui sont longtemps restées dans l’ombre d’Allen Ginsberg, Jack Kerouac, William S. Burroughs. Ces femmes qui ont dû arracher leur liberté au diktat des familles, à la domination masculine et aux carcans sociaux. La poésie leur aura permis de faire irruption dans l’Histoire. En insoumises, en rebelles, en dissidentes. Avec effraction, bouleversant l’ordre symbolique de la langue dans une contestation permanente des valeurs bourgeoises. Elles auront transgressé tous les interdits, exploré toutes les voies. Celle d’une sexualité libérée des carcans de la morale. Celle des expériences psychédéliques et du dérèglement des sens. Celle du rêve et de la « poésie involontaire ». Celle de la route et de son énergie sauvage. Elles n’auront jamais capitulé dans leur révolte contre l’argent, dans leurs luttes contre le conformisme, dans leur défense de la nature meurtrie. Tout juste auront-elles trouvé une forme d’apaisement au contact des spiritualités orientales, bouddhiques, chamaniques, amérindiennes. Il faut les lire : de leurs poèmes naissent les contre-cultures dont notre temps a besoin.

Plus en savoir plus et découvrir les Editions Bruno Doucey
www.editions-brunodoucey.com

 

( crédit photos : Murielle Szac )

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