Pia Zammit : « L’assassinat de Daphne Caruana Galizia a changé la situation à Malte »

Partagez l'article !

Pia Zammit est l’une des voix discordantes de Malte. Cette actrice de théâtre et productrice est engagée depuis longtemps contre la corruption et pour la liberté d’expression dans son pays. Elle revient sur l’assassinat de la journaliste Daphné Caruana Galizia et porte un regard très critique sur cet archipel méditerranéen.

propos recueillis par

Partagez l'article !

L’une de ses pièces avait été interdite par la justice maltaise. 9 ans après, cette décision a été invalidée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Pour elle, la place de Malte est dans l’Union Européenne. Cependant, Pia Zammit reste convaincue que la Commission européenne devrait s’occuper davantage de la liberté d’expression, tout autant que de l’économie de son pays. Pia Zammit est aussi très critique sur la façon de gérer l’urgence humanitaire des migrants par le gouvernement maltais.

Pia Zammit, vous êtes l’une des artistes maltaises les plus actives concernant la liberté d’expression. Pourquoi être si engagée dans ce domaine?

J’ai toujours parlé de ce que je pense être juste. En 2009, la pièce que nous allions jouée a été interdite par le comité de classification maltais. En tant que compagnie de théâtre, nous avons donc poursuivi le gouvernement en justice pour violation des droits de l’homme. Nous avons perdu le procès même en appel. Nous avons ensuite saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme et finalement, le mois dernier, nous avons eu gain de cause. Entre-temps, nous avons entamé un dialogue qui a abouti à la suppression de la censure du théâtre à Malte.
La liberté d’expression est extrêmement importante pour moi. L’assassinat de Daphne Caruana Galizia était odieux à plusieurs niveaux – et le fait qu’elle ait été assassinée pour la faire taire, autant que pour lancer un avertissement plus général – me met très en colère. Nous recevons encore des menaces pour nous faire taire . Cela me donne envie de me battre encore plus.
J’ai grandi dans les années 80 quand les temps étaient très agités à Malte. A l’école, je devais faire attention à ce que je disais à certains enfants parce que je pouvais mettre mes parents dans des situations difficiles sur des choses aussi futiles que l’importation illégale de dentifrice ou de chocolat, de posséder secrètement une télévision en couleur, ou des sujets plus importants dont les parents discutaient pendant que vous faisiez semblant de dormir.

 

« Nous recevons encore des menaces pour nous faire taire . Cela me donne envie de me battre encore plus »

 

Suite à  la décision de la Cour  sur votre travail, quel est votre sentiment ?

Nous sommes très heureux car, finalement, neuf ans plus tard, la Cour a donné raison à notre plainte. Nous pouvons maintenant produire la pièce Stitching. Étrangement, cette pièce porte sur la morale. Elle es très sombre mais elle traite de l’amour et de la compréhension. C’est pourquoi la décision de l’interdire m’a surprise. Le théâtre doit être banni de la sorte. A part, bien sûr, s’il est contraire à la loi. Mais cette pièce n’en fait certainement pas partie. Le comité de classification (aujourd’hui disparu) a tenté d’envoyer un message aux producteurs pour qu’ils ne dépassent pas certaines limites dans leurs pièces. Cette censure va à l’encontre de la liberté d’expression.

« Chicago »- credit Darrin Zammit Lupi

 

La mort de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, en janvier 2018, a modifié la façon dont le monde considère Malte aujourd’hui. Pensez-vous que son assassinat a aidé à changer les choses?

La mort de Daphne Caruana Galizia a évidemment changé la situation à Malte. Elle nous avait déjà alertés sur la situation. Mais comme l’économie maltaise se portait bien (et continue de l’être), les gens ne se souciaient pas de ces mises en garde. Puis est survenu cet assassinat d’une journaliste dans un pays européen, un pays du Commonwealth sur une joyeuse petite île chaleureuse où les gens ont vécu en paix pendant tant d’années. C’était impensable pour le reste du monde. Alors oui, les gens ont commencé à considérer Malte différemment. Sa mort a maintenant amené les gens à se poser des questions. Habituellement, les assassinats de ce genre ne se produisent pas dans les pays libres et prospères, avec une bonne qualité de vie – cela signifie évidemment qu’il y a quelque chose sous la surface, quelque chose que le monde ne percevait pas auparavant. Soudain, le malaise que nous dénonçons depuis des années a été porté au grand jour. Et cela a choqué le monde. A juste titre.

 

« L’assassinat de Daphne Caruana Galizia a maintenant amené les gens à se poser des questions »

 

Qu’est ce qui doit changer à Malte ?

Nous devons changer beaucoup de choses. Sur le long terme, nous devons nous occuper de l’éducation. Pourquoi produisons-nous des scribes et non des érudits ? Pourquoi nos écoles ne favorisent-elles pas la pensée critique? Pourquoi nos étudiants ne se battent-ils pas dans la rue pour la liberté d’expression? Parce qu’ils ne savent pas comment poser des questions. Parce qu’ils ont été élevés dans un pays bipartisan où vous défendez votre parti et ce tout au long de votre vie. Peu importe ce que votre parti fait – tant que vous êtes au pouvoir. Nous devons apprendre à les critiquer même si nous avons voté pour eux.
À moyen terme, nous devons modifier la constitution. Nous devons assurer la séparation de l’État et des institutions et nous assurer que nous ne pouvons plus laisser la possibilité à des détournements de ce type. Nous devons également régler la situation des médias ici. Nous avons une situation ridicule où les deux principaux partis politiques ont leurs propres médias. C’est donc une forme de propagande diffusée à la télévision, à la radio et sur la presse papier. Le Public Broadcasting Service (la chaîne publique de radiodiffusion) est effectivement contrôlé par le gouvernement parce qu’il nomme les membres du conseil d’administration. L’Autorité de radiodiffusion est remplie de gens du gouvernement – et les seuls médias indépendants regroupent quelques journaux en ligne ou imprimés en anglais. La plupart des gens à Malte préfèrent lire, écouter ou regarder les médias en langue maltaise. Ils n’entendent donc que la propagande des partis.

« Nous avons une situation ridicule où les deux principaux partis politiques ont leurs propres médias. C’est donc une forme de propagande diffusée à la télévision, à la radio et sur la presse papier »

À court terme, nous avons besoin d’un gouvernement en qui nous pouvons avoir confiance. Ou plutôt, nous avons besoin de gens au gouvernement à qui nous pouvons faire confiance. La plupart des partis politiques à Malte (à l’exception du parti d’extrême droite patriote) sont au centre du spectre politique. Techniquement, peu importe qui siège au gouvernement – que ce soit le Parti Labouriste, le Parti Nationaliste, le Parti Démocratique ou l’Alternative Démocratique. Nous avons besoin que le gouvernement ne se serve pas, qu’il ne cherche pas à ruiner l’environnement en cédant ou en vendant tous les coins de verdure que nous avons, et qu’il ne cherche pas à punir les voix dissidentes. Ce pouvoir peut sembler convenable en apparence mais à l’intérieur, c’est tout autre chose.

Pensez-vous que l’UE a délibérément fermé les yeux ? Car Malte est considérée comme l’une des économies  « saines » de l’Union européenne …

L’Union européenne n’est pas Batman. Ces représentant ne vont pas venir jusqu’ici  dans leur « batmobile » et nous sauver.  Cependant, la commission européenne doit se rendre compte que si, dans ce pays, les journaux subissent des pressions, c’est contraire aux intérêts du peuple maltais.

Une économie saine ne signifie pas que les droits de l’homme ne soient pas menacés. Une économie saine ne signifie pas que les choses aillent bien. Pourquoi avons-nous une économie saine ? L’union européenne doit examiner cela et doit s’assurer que les règles soient respectées. Que les principes fondamentaux de l’UE ne sont pas au rabais. Aussi, qu’importe d’avoir une économie saine si nous subissons la corruption et l’intimidation ? L’argent n’achète pas la liberté.

 

« La commission européenne doit se rendre compte que si, dans ce pays, les journaux subissent des pressions, c’est contraire aux intérêts du peuple maltais »

 

Quatorze ans après l’arrivée de Malte dans l’Union Européenne, pensez-vous que cela a été une bonne chose pour les maltais?

Absolument oui ! J’en suis convaincue à 100%. Si Malte ne faisait pas partie de l’Union Européenne, nous aurions stagné. Nous sommes opprimés et nous faisons partie de l’Union Européenne. Imaginez à quel point les choses seraient pires si nous n’avions pas, au moins, l’Union Européenne?  Les opportunités d’affaires et d’éducation ont augmenté de façon considérable. Rien d’autre ne nous aurait permis d’être forts économiquement sauf la participation à l’Union Européenne. Nous gagnons beaucoup d’argent avec les industries du jeu (et de la vente de nos passeports – mais c’est une lame à double tranchant et non gérée avec la diligence requise). Nous n’aurions pas tout cela si nous n’étions pas dans l’UE .

Quel est votre point de vue sur la façon dont Malte et l’UE ont géré l’urgence des migrants?

C’est une catastrophe. Des milliers de personnes meurent en mer. C’est une honte. C’est inhumain.

La pièce « Sliema Girls » (jouée lors du spectacle Comedy Knights’ show 2017)

 

Aujourd’hui, plusieurs gouvernements sont en passe de faire voter des lois contre les fake news. Quel est votre avis à ce sujet ? Est-ce aussi un objectif du gouvernement maltais?

Les fake news sont à déplorer. Une loi interdisant les sites qui génèrent des fake news serait une bonne chose, en théorie. Néanmoins, je pense que cela sera difficilement applicable. En effet, la situation à Malte est plutôt singulière. Notre gouvernement parle souvent de fake news quand il n’approuve pas ce que dit ses détracteurs. Nous avons aussi un gros problème. Comme je l’ai déjà dit, la plupart de nos médias (radio, tv, papier et en ligne) sont liés à un parti politique. Pour cette raison, la vérité est souvent biaisée ou tordue, pour s’accorder avec les souhaits des partis. Nous n’avons que très peux de médias indépendants.

« Notre gouvernement parle souvent de fake news quand il n’approuve pas ce que dit ses détracteurs »

 

Actuellement, vous travaillez sur des pièces?

Nous allons enfin produire Stitching. Elle se tiendra en septembre prochain au “Studio Theatre” du “Theatre Manoel”. Je fais aussi partie d’un groupe de comédiens et nous organisons un spectacle annuel en fin d’année. Nous sommes appelés les Comedy Knights, (les chevaliers de la comédie, NDLR). Nous proposons un spectacle satirique  sur toutes les facettes de la société maltaise, y compris les personnalités politiques et publiques. C’est un spectacle très populaire. Cela aura lieu au Théâtre des Salésiens à Sliema. Ce spectacle ouvre généralement le Boxing Day (le 26 décembre, NDRL) jusqu’à la mi-janvier.

 

©PUTSCH – Toute reproduction non autorisée est interdite.

(Crédit photos – pour la pièce « Chicago », Darrin Zammit Lupi ; pour la pièce « Anna in Old Times » d’Harold Pinter, Christine Joan Muscat Azzopardi ; pour la photo de la pièce « Silema Girls », Etienne Micallef Grimaud)

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à