La Débâcle
ou cette France qui prend de plein fouet, la défaite et l’exode. Voilà l’idée de Slocombe qui s’est échiné à décrire la fuite de Français très différents, dans ce contexte de chaos. Il n’y a pas d’accusations, ni de charges contre l’humanité de ces personnages. Juste la fuite et la nature humaine embourbées dans la défaite d’un pays tout entier qui donne à voir autre chose.
Romain Slocombe décrit, écrit, et raconte avec une précision chirurgicale. Et il le confesse, « J’étais un dessinateur très réaliste et mes dessins sont toujours réalisés d’après photo, et extrêmement fouillés. J’ai gardé cette habitude en devenant romancier ». La Débâcle n’est pas la litanie brutale du procès de ces Français, embarqués dans une fuite tumultueuse. C’est aussi l’Histoire de la France. Tragique, hyperréaliste et souvent dérangeante. A lire de toute urgence.
Vous venez de publier La Débâcle, roman qui relate la période du 10 juin au 17 juin 1940, mais vos trois précédents ouvrages qui ont pour personnage principal l’inspecteur Sadorski couvrent eux la période de l’Occupation. D’où vous vient cet attrait pour cette période « sombre » aux dires de certains de notre roman national ?
La période est indéniablement sombre, je crois que tout le monde est d’accord là-dessus ! Et moi je suis un écrivain de romans noirs, le sombre m’attire forcément. Mais il y a dix ou douze ans je ne pensais pas du tout que j’allais me plonger dans cette époque pour écrire une série de romans. Certes le sujet m’intéressait parce que j’ai baigné dedans pendant mon enfance, on en parlait tout le temps aux réunions de famille : mes parents avaient vécu la guerre de façon incroyablement romanesque, ma mère avait passé la ligne de démarcation sans laissez-passer afin de rejoindre mon père démobilisé en zone libre, ils se sont mariés en août 1940, puis ont réussi à trouver un passage pour les Antilles sur un cargo américain puis à gagner New York ; là mon père s’est engagé dans les forces françaises de l’armée américaine et a participé à la libération de la Tchécoslovaquie dans la division Patton. Mon grand-père anglais George Slocombe, dont j’ai adopté le nom de famille comme pseudonyme, outre qu’il était historien et romancier, était un journaliste antifasciste qui parlait à la BBC durant le Blitz. Ma tante et son mari travaillaient à l’émission Les Français parlent aux Français. Et mon oncle Douglas Slocombe faisait ses premières armes de cameraman comme reporter de guerre sur les convois en mer du Nord…
« Je suis un écrivain de romans noirs, le sombre m’attire forcément »
Mais je n’imaginais pas pouvoir un jour parler de l’Occupation – que la plupart des membres de ma famille n’avaient du reste pas vécue, puisqu’ils s’étaient exilés à l’étranger pour fuir le nazisme –, ça me semblait un sujet très compliqué, ne serait-ce que par toute la documentation qu’il me faudrait accumuler et lire si je voulais situer des intrigues dans cette période très particulière sans commettre d’erreurs. Ce n’est que lorsque j’ai découvert, adulte, que ma grand-mère maternelle était juive et que c’était quelque chose qu’on ne disait pas, une sorte de « secret de famille », que j’ai eu envie de parler de la Shoah en France et l’occasion m’en a été fournie lorsque Natalie Beunat, mon éditrice chez Syros, où j’écrivais de temps en temps des polars pour enfants, m’a commandé un roman pour adolescents : ça a été le déclic et j’ai écrit Qui se souvient de Paula ? (2008). C’est là que j’ai commencé à me documenter un peu sérieusement sur la vie quotidienne à Paris sous l’Occupation. Ensuite est venu Monsieur le Commandant (NiL, 2011) qui a eu un grand succès et qui a figuré sur la première sélection du Goncourt. Le personnage de l’inspecteur Léon Sadorski y faisait une brève apparition, dans un rôle de flic maître-chanteur. Quand plus tard les éditions Robert Laffont m’ont demandé une série avec un personnage principal antipathique, j’ai pensé immédiatement à réutiliser ce personnage et en faire un (anti)héros à part entière.
Votre roman La Débâcle fourmille de réflexions des Français sur les faits dont ils sont victimes, de complots contre le régime dont vos personnages se font l’écho, je pense à ceux évoqués par Paul Guirlange. La fiction ne vous servirait-elle pas de prétexte à faire découvrir ou redécouvrir l’histoire de France à nos concitoyens? Combler certaines lacunes voire rappeler que l’histoire est tragique ?
Mon projet principal est littéraire, mais comme j’attache de l’importance au cadre dans lequel évoluent mes personnage, et que je suis un écrivain réaliste, je vais assez loin dans mes investigations et j’apprends tout un tas de choses, qui tendent en général à prouver que la version « officielle » des événements et ce qui s’est réellement passé, peuvent différer profondément. Je ne dirais pas que la fiction est un prétexte, mais comme je ne veux pas raconter n’importe quoi dans cette fiction, le lecteur va obligatoirement apprendre beaucoup de choses au passage. Et, pour citer – ironiquement – le maréchal Pétain, je dirais moi aussi : « La vie n’est pas neutre. » Il y a des réalités politiques, des complots, des affaires sordides, des lâchetés, etc., et le personnage de Paul Guirlange, avocat d’affaires et proche des banques et du patronat, me semblait le véhicule idéal pour apporter ce genre d’informations sur l’« étrange défaite » dont parle Marc Bloch. La débâcle de juin 1940 a été en partie causée par des trahisons au plus haut niveau de l’état-major et d’une clique politico-financière liée à l’extrême-droite, qui voulait renverser la République. Mais, au vu des forces et des tactiques en présence, il faut admettre que de toute façon la défaite de l’armée française devant les troupes hitlériennes, à partir de 1939, devenait inéluctable. Elle a eu lieu plus vite et de façon plus honteuse, voilà tout. Le tragique a été les souffrances des soldats et des populations.
« La débâcle de juin 1940 a été en partie causée par des trahisons au plus haut niveau de l’état-major et d’une clique politico-financière liée à l’extrême-droite, qui voulait renverser la République »
Le personnage qui a votre préférence – du moins selon moi – c’est Jacqueline Perret 14 ans qui va connaître en quelques jours grâce l’exode de millions de personnes une véritable transformation qui aurait eu lieu de toute façon mais que la situation va précipiter. Le lecteur la découvre, entre autres, par son journal qui ponctue le récit. Il semblerait que vous ayez une prédilection pour ce procédé et un penchant pour le regard de jeune fille sur le récit, car dans « Sadorski et l’ange du péché » vous utilisez le même procédé sauf que la jeune fille s’appelle Julie. Pourquoi ?
Julie et Jacqueline se connaissent, d’ailleurs, puisque toutes les deux sont des personnages de la série Sadorski. Mais j’ai trouvé intéressant de choisir la famille de Jacqueline Perret pour être, quelques années plus tôt par rapport à cette série, les grands bourgeois jetés sur les routes de l’exode, et Jacqueline comme principal « témoin », par laquelle s’ouvre et se referme le roman La Débâcle. L’utilisation du journal intime est un procédé littéraire connu qui, tout comme les lettres ou extraits de lettres, permet au lecteur d’entrer complètement dans l’esprit d’un personnage, et cela facilite aussi la narration parce cela produit naturellement des ellipses (lorsqu’on écrit une lettre ou un journal on fait constamment des choix, privilégier ceci, ne pas parler de cela, etc.). Mais, en effet, j’affectionne les personnages d’adolescentes et Jacqueline en particulier, et pour ces fragments de journal je me suis inspiré de vrais journaux écrits à l’époque : Les Années doubles, par Micheline Bood, Journal à quatre mains, par Benoîte et Flora Groult, et le Journal d’Anne Frank. J’ajoute que j’aime beaucoup les romans composés uniquement de correspondance – les exemples les plus célèbres et réussis étant Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et Dracula de Bram Stoker.
Votre roman est hyperréaliste voire insoutenable pour certains lecteurs. Rien n’est épargné à ces derniers sur les ravages de l’aviation allemande sur les colonnes de civils qui ne représentaient aucune menace pour l’ennemi. Pourquoi ce souci du détail que l’on retrouve dans les trois romans précédents, je pense à la rafle du Vel d’hiv entre autres ?
Avant d’être écrivain, j’ai travaillé longtemps comme illustrateur, et j’ai publié également quelques BD. J’étais un dessinateur très réaliste et mes dessins sont toujours réalisés d’après photo, et extrêmement fouillés. J’ai gardé cette habitude en devenant romancier. Peut-être même exagérément – on m’en fait souvent la remarque, voire le reproche, mais bon, c’est ma marque de fabrique… Il est vrai que de nos jours les romanciers ont tendance à être moins précis. Mais pour moi, il y a aussi une volonté de respect à la fois envers le lecteur (ne pas lui présenter n’importe quoi, sur le plan historique, par exemple) et envers les gens qui ont vécu les événements que je mets en scène. En me documentant sur l’armée française de mai-juin 1940, j’ai découvert les sacrifices héroïques accomplis par de nombreux soldats (nos pertes se sont élevées quand même à plus de 92 000 tués), alors que le souvenir général de cette époque est celui d’une armée qui se débande, qui pille, déserte, se soûle etc. Ces faits ont eu lieu également, mais après que le front ait cédé, ce qui n’était pas la faute des soldats eux-mêmes mais plutôt des états-majors. Bref, j’ai voulu rendre hommage à tous ces Français qui ont donné leur vie et qu’on a un peu oublié parce qu’ils sont morts durant une défaite. Concernant la rafle du Vél’ d’Hiv, c’est la même volonté de ma part, de rendre justice aux victimes en dépeignant de la manière la plus réaliste et précise possible cette tragédie, et le traitement monstrueux que l’administration et la police françaises ont fait subir aux familles juives.
« Il est vrai que de nos jours les romanciers ont tendance à être moins précis. Mais pour moi, il y a aussi une volonté de respect à la fois envers le lecteur »
Des personnages que l’on trouve dans votre dernier roman qui couvre 8 jours en 1940, Jacqueline, Hortense Gutkind, Bernard … le lecteur les croise dans les romans précédents. Allez-vous écrire une suite à La Débâcle, bref une fresque est elle en préparation sur cette période? Ou plus modestement une suite? Avec cet écueil que les trois précédents romans se déroulent à une période postérieure à la débâcle.
En fait, je continue, oui, mais en reprenant la série Sadorski, pour une nouvelle trilogie : je souhaite conduire mon personnage principal jusqu’à la libération de Paris, puis jusqu’à l’épuration de la police. Le roman que je suis en train d’écrire se passe en octobre-novembre 1943, donc sept mois après l’épisode précédent, Sadorski et l’ange du péché. Il paraîtra en octobre de cette année et a pour sujet les liens entre inspecteurs français et Gestapo, ainsi que la traque des résistants FTP-MOI en région parisienne, autrement dit le « groupe Manouchian ». J’ai effectué pour ce livre de nouvelles recherches aux Archives de la préfecture de police, qui me permettront, en les croisant avec les documents issus de la résistance communiste, d’offrir aux lecteurs une version très réaliste et entièrement nouvelle – par rapport à la légende – de cette tragique histoire.
Romain Slocombe
La Débâcle, Robert Laffont, août 2019, 528 pages, 22 €
(photo © Jean Raymond HIEBLER)