Quelle est aujourd’hui la situation financière au Soleil ?
Le Groupe Capitales Médias (GCM) qui possède Le Soleil, mais aussi Le Droit d’Ottawa, Le Nouvelliste de Trois-Rivières, Le Quotidien de Saguenay, La Tribune de Sherbrooke et La Voix de l’Est de Granby s’est placé le 16 août sous la protection de la Loi sur l’insolvabilité et la faillite. Le groupe a bénéficié d’un financement intérimaire de 5 millions$ du gouvernement du Québec, le temps de trouver un repreneur.
Craignez-vous pour votre avenir à court terme ?
Il est certain que la situation est précaire et comporte beaucoup d’incertitudes. Lors de la présentation devant le tribunal, le 18 août, le syndic a avancé que l’entreprise aurait des liquidités, même avec le prêt d’urgence de 5 millions$, jusqu’en novembre ou décembre 2019. Trouverons-nous un acheteur avec les reins assez solides? Quelles seront ses intentions?
Idéalement, les six journaux de GCM seraient vendus ensemble, car depuis la fondation du groupe en 2015, beaucoup de choses ont été mises en commun et «l’écosystème GCM» (échange de contenu, communications, divers services centralisés dans diverses régions du Québec) fonctionne bien. Mais il n’est pas exclu qu’un potentiel repreneur souhaite scinder les journaux du groupe.
Mais tout est sur la table. Ce qui peut aussi donner des pistes de solutions créatives et différentes du modèle d’affaires habituel. Nous avons espoir d’une solution, car les gens veulent travailler fort pour sauver les journaux et le moral des troupes est bon!
Par exemple, une idée de coopérative de travailleurs est envisagée. Donc oui la situation est inquiétante, mais Le Soleil et les journaux de GCM ne sont pas les seuls dans cette situation. Notre cas est devenu l’exemple de toute la crise des médias écrits qui sévit depuis des années au Québec comme partout dans le monde. Et il ne faut pas que Le Soleil disparaisse.
« Notre cas est devenu l’exemple de toute la crise des médias écrits qui sévit depuis des années au Québec comme partout dans le monde. Et il ne faut pas que Le Soleil disparaisse »
Pierre Karl Péladeau déclarait le 23 août dernier sur Radio Canada que le journal Le Soleil doit vivre, car c’est une institution. Est-ce que cela vous satisfait ?
Je suis parfaitement d’accord. C’est un quotidien majeur, fondé il y a 124 ans et qui est directement lié à l’histoire de Québec, la capitale du Québec. Pour la démocratie, pour l’info locale, pour la diversité des voix, il est inconcevable qu’une telle institution cesse de publier.
Maintenant, je ne peux en dire plus sur les intentions réelles de M. Péladeau. Son entreprise, Québecor, possède déjà le quotidien Le Journal de Québec. Il a fait part de ses intentions d’acheter les journaux de GCM, mais il faudra voir ces prochaines semaines si son intention est réelle et quel sort il réserverait au Soleil dans un contexte où il possède déjà un quotidien dans le même marché.
« Il faudra voir ces prochaines semaines si son intention est réelle et quel sort Pierre Karl Péladeau réserverait au Soleil dans un contexte où il possède déjà un quotidien dans le même marché »
Par ailleurs, Pierre Karl Péladeau parle d’une « optimisation des dépenses à venir sinon le journal ira droit dans le mur » Qu’est ce que cela vous inspire ?
Il est certain que pour une entreprise comme Québecor, qui possède déjà Le Journal de Québec, Le Journal de Montréal, la chaîne de télévision TVA et la radio Internet QBC Radio, miserait sur de la convergence si jamais elle achetait Le Soleil et les journaux de GCM. On peut facilement imaginer qu’il y aurait des économies d’échelle à réaliser en partageant par exemple des infrastructures, des contenus, des services d’administration et de publicité, etc. Mais encore là, il m’est difficile d’en dire plus sur ce qu’entendait réellement M. Péladeau en tenant ces propos.
Aujourd’hui à quoi attribuez-vous les difficultés du Soleil ? Est-ce une baisse des lecteurs et/ou des abonnés ou est-ce un coût trop élevé des infrastructures du journal ?
Raison principale: la baisse des revenus publicitaires. Les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) ont accaparé une large part des revenus. Une étude du Centre d’étude sur les médias avance qu’entre 2012 et 2017, les médias ont vu leurs revenus publicitaires diminuer de 29%. Pendant ce temps, ils se multipliaient par 2,2 sur les plateformes numériques des GAFA qui accaparaient, en 2017, 40% du marché publicitaire.
Deux ans plus tard, c’est encore plus criant.
Le Soleil a aussi fait beaucoup de coupe de personnel ces dernières années, notamment avec des départs à la retraite non remplacés et des abolitions par départ volontaire. Nous sommes présentement une quarantaine à la rédaction du Soleil alors que nous étions près du double quand j’y suis entrée comme jeune journaliste en 2003.
J’en ai un peu marre d’entendre des détracteurs disant qu’il faut s’adapter: nous n’avons fait que ça depuis plus d’une décennie, alléger les structures et s’adapter. Journalistes, patrons, photographes et vidéastes, les gens de tous les département ne cessent de faire plus avec moins pour continuer à offrir un produit d’une grande qualité.
La raison n’en est par ailleurs pas une de contenu. Nous n’avons en fait jamais été aussi lus sur les plateformes. L’application mobile de chaque journal de GCM attire des lecteurs, les abonnés à la version papier du Soleil ont bien sûr baissé au fil des ans, mais ils sont encore fidèles.
Vraiment, l’accélération de la baisse des revenus publicitaires et le fait que nos contenus numériques sont pour l’instant toujours gratuits, sont les principales raisons de la situation actuelle.
« J’en ai un peu marre d’entendre des détracteurs disant qu’il faut s’adapter: nous n’avons fait que ça depuis plus d’une décennie, alléger les structures et s’adapter »
Pensez-vous que les aides publiques soient une solution à la crise des médias ?
Je pense qu’une aide récurrente dans un programme bien normé (par exemple crédits d’impôts sur la masse salariale, aide au numérique…) est devenue inévitable dans le contexte de la chute des revenus.
Cela a été dit souvent, mais c’est vrai: les médias d’informations ne sont pas une entreprise comme une autre. Le gouvernement du Canada a aussi promis un programme, mais les choses ont tardé à se mettre en branle. Il ne faudrait pas qu’une telle aide arrive trop tard.
Aujourd’hui en tant que rédactrice en chef du journal et avec une bonne vision de votre journal, quelles seraient les solutions pour sortir de la crise et relancer le Soleil et peut-être la presse en général?
Il faut repenser le modèle. Se tourner vers l’abonnement numérique, car nous ne pouvons plus donner nos contenus gratuitement. Cette impression que l’information est gratuite est à mes yeux une erreur. Il faut redonner la valeur de l’info et la faire comprendre à nos lecteurs. Le PDG de Groupes Capitales Médias, Claude Gagnon a aussi exposé lors de son passage en Commission parlementaire à l’Assemblée nationale du Québec plusieurs pistes de solutions.
Je suis parfaitement d’accord avec ces pistes de solution : offrir des crédits d’impôt sur la masse salariale des entreprises de presse, créer une régie publicitaire provinciale qui rassemblerait tous les médias du Québec, éliminer la contribution que les médias écrits doivent payer pour le recyclage du papier, exiger que le gouvernement du Québec place une large part de sa publicité dans des médias québécois, exiger des municipalités qu’elles recommencent à publier leurs avis publics dans leurs médias locaux et taxer les multinationales du web sur les revenus qu’elles font au Québec
(voir ici https://www.lesoleil.com/actualite/crise-des-medias-groupe-capitales-medias-propose-des-pistes-de-solution-afb526175a2015f4c654a125476c25e2)
Craignez-vous que votre indépendance éditoriale soit remise en cause dans le cas d’un rachat ? Pierre Karl Péladeau assure qu’il ne s’immiscera pas dans les lignes éditoriales…
Il est difficile de répondre à cette question, beaucoup de choses ayant été dites sur l’ingérence ou non des patrons de presse, dont M. Péladeau dans le contenu de ses journaux.
Une chose est toutefois certaine, il faut conserver une diversité de voix. La présence de deux journaux d’un même propriétaire dans une capitale comme Québec apparaît plutôt difficile à concevoir sur ce plan. Mais encore là, la question est hypothétique ne sachant pas encore quelles sont les véritables intentions de M. Péladeau.
Dans la pire des hypothèses, si le Soleil devait disparaître, quel serait le message envoyé aux Québécois ?
Ce serait d’une grande tristesse. Un coup dur dans la démocratie. Et, surtout, ce serait un message que la crise dont nous parlons depuis des années est réelle. Faut-il vraiment en arriver là? Encore là, je refuse d’envisager ce scénario du pire.
Pour finir, est-qu’Internet et les GAFA ont-ils joué un rôle néfaste dans les difficultés de la presse au Québec ?
Absolument. Tel qu’exposé plus haut, l’effritement des revenus publicitaires vers les GAFA est une cause majeure de la déroute financière actuelle. Ils récoltent tout le trafic et le fruit de nos contenus, mais eux ne produisent pas d’information. Ils ont donné l’illusion aux gens de pouvoir s’informer sur Facebook. Or, Facebook ne fait pas d’info, elle ne fit que récolter l’argent de la diffusion, sans payer de taxes ou redevances. Il faut que ça cesse. Il faut taxer ces géants américains. Le combat est lourd et complexe, mais incontournable. Essentiel à la survie des journaux québécois et de ceux partout sur la planète.
(Photo Valérie Gaudreau – crédit Bryan Saint-Louis)