« Islamophobie » au Québec : le débat qui dérange

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Deux jours après les commémorations de l’attentat de la Grande Mosquée à Québec, qui avait fait 6 morts et plusieurs blessés le 29 février 2017, le premier ministre québécois, François Legault, a affirmé qu’il n’y avait pas d’« islamophobie » dans sa province. Cette sortie médiatique du premier ministre a immédiatement suscité un tollé et rallumé la flamme du débat sur l’existence, ou non, d’actes islamophobes au Québec.

Le 29 janvier 2017, Alexandre Bissonnette, étudiant en sciences politiques de l’Université de Laval, ouvre le feu sur plusieurs dizaines de fidèles, au moment de la prière, à la Grande Mosquée de Québec. Le bilan est lourd : 6 personnes tuées et plusieurs blessées.  Cette tragédie meurtrière, portant atteinte à la communauté musulmane, avait évidemment ébranlé la population et remis à l’ordre du jour la possible montée d’un climat islamophobe dans la province francophone. 

Depuis deux ans, des commémorations sont organisées partout au Québec, à la date de l’attentat, pour rendre hommage aux victimes. Mais, cette année, la tristesse a vite laissé place à la colère. Ce qui a suscité la polémique, ce sont les mots du premier ministre, deux jours après les commémorations. Alors qu’il est interrogé sur l’éventualité d’instaurer une journée nationale contre l’islamophobie, le 29 février, le premier ministre québécois est ferme sur la question : « Je ne pense pas qu’il y ait de l’islamophobie au Québec. Je ne vois pas pourquoi il y aurait une journée consacrée à l’islamophobie ». 

Sa vice-première ministre avait pourtant évoqué l’idée quelques jours plus tôt. Cette journée nationale avait été réclamée par le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) et soutenue par plusieurs organisations dans le but de lutter contre la discrimination à l’encontre des musulmans.

Indignation dans la sphère politique et la communauté musulmane

Réactions en rafale dans la classe politique : les partis d’opposition n’ont pas manqué de réagir aux propos du premier ministre.

Ruba Ghazal, député du parti Québec solidaire (QS), a répondu aux micros de Radio-Canada : « Dire qu’il n’y a pas d’islamophobie, c’est comme dire qu’il n’y a pas de sexisme. Oui, il y a de l’islamophobie, c’est une réalité qui est vécue sur le terrain, mais tous les Québécois ne sont pas islamophobes ». 

La mairesse de Montréal, Valérie Plante, a elle aussi tenu à s’exprimer lors d’une conférence de presse : « Des gestes islamophobes, il y en a au Québec. Il ne faut pas oublier qu’il y a deux ans, des hommes sont morts alors qu’ils exerçaient leurs droits, qu’ils priaient dans une mosquée. Est-ce que c’est ce qui définit le peuple québécois? Non. Mais il y a de l’islamophobie et il faut pouvoir le nommer et poser des gestes ».

Du côté de la communauté musulmane, la colère est aussi palpable : Boufeldja Benabdallah, le président du Centre culturel islamique de Québec, lieu de culte victime de l’attentat, s’est dit « trahi » et s’inquiète que les propos du premier ministre cautionnent les actes de ceux qui s’alimentent de l’islamophobie.

« Monsieur le premier ministre, avec tout le respect que j’ai pour vous, je me permets de vous dire que vous n’avez pas mesuré la gravité de cette phrase à 48 heures à peine après la deuxième édition de la Commémoration de la tuerie de la Grande Mosquée […] », a t-il précisé dans une lettre adressée au premier ministre québécois.

Dans une volonté d’apaisement, le cabinet du premier ministre a souhaité préciser ses propos : « M. Legault voulait dire qu’il n’y a pas de courant islamophobe au Québec. Il existe de l’islamophobie, de la xénophobie, du racisme, de la haine, mais pas de courant islamophobe. Le Québec n’est pas islamophobe ou raciste », jouant ainsi sur une nuance d’ordre lexical.

Les crimes haineux au Québec

D’après un rapport publié par Statistiques Canada, la police québécoise a déclaré 487 crimes haineux en 2017, contre 327 en 2016. Cette hausse s’explique, en partie, par l’augmentation des crimes contre les musulmans qui ont triplé, passant de 41 en 2016 à 117 en 2017. Un sommet a même été atteint en février 2017, le mois qui a suivi la fusillade, avec à lui seul 1/4 de tous les crimes haineux envers les musulmans déclarés à l’année, selon cette même source.

Cependant, cette tendance se serait inversée pour l’année 2018 d’après les chiffres communiqués par le service de Police de la Ville de Québec, la semaine dernière : trois fois moins d’événement haineux auraient été rapportés à la police de la Vieille-Capitale, pour la même année (58 en 2016,  79 en 2017 et 27 en 2018).

Le pic de 2017 peut s’expliquer par un « effet médiatique », précise Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), au quotidien québécois La Presse : « […] 2017 a mis la loupe sur ces gestes haineux, et les gens ont senti la responsabilité de rapporter ça aux autorités. Mais ce sentiment s’étiole en 2018 ». Une situation que l’on observe aussi, en France, avec le mouvement #MeToo : le nombre de plaintes pour viols et agressions sexuelles a fortement augmenté en 2018, suite à l’affaire Weinstein. Pour autant, « ça ne veut pas dire que du jour au lendemain, il y en avait plus », relativise Mr Ducol.

« Il serait préférable de parler de musulmanophobie plutôt que d’islamophobie », selon Rachid Benzine

Contacté par Putsch, Rachid Benzine, islamologue et chercheur français, a répondu à nos questions, apportant ainsi son regard, depuis la France, sur la situation vécue au Québec.

Ce dernier, qui préfère parler de « musulmanophobie », reconnait la présence de ce phénomène dans nos sociétés démocratiques : « […] il y a, sans nul doute, des phénomènes qualifiables d’islamophobie, c’est-à-dire des discours et des actes qui témoignent d’une haine de l’islam comme religion fantasmée, et d’une haine à l’égard des musulmans en général, sans qu’il soit fait de distinction […] ».

D’après lui, il existe « des rejets de certaines formes d’islam, qui ne sont pas le rejet de tout l’islam » et concède donc qu’il est difficile de les quantifier, aussi bien dans la société française que québécoise.

Il souligne alors la complexité du phénomène et en démontre les limites : « En parlant trop vite d’islamophobie en face des refus de certaines expressions ou certaines formes d’islam, ne court-on pas le risque de figer les positions, d’installer dans le camp des islamophobes des gens qui sont davantage dans l’ambivalence ? », se questionne t-il.

Interrogé sur la possibilité d’instaurer une journée nationale dans la province canadienne, Rachid Benzine répond : « Si le Québec va vers une Journée nationale  contre la musulmanophobie […], il faudrait que les autres croyances : juifs, chrétiens, hindous ou bouddhistes puissent aussi bénéficier de pareilles mesures ».

Le chercheur français conclut sur la nécessité de travailler sur « les peurs, les rejets, voire les haines » que l’islam peut parfois susciter. Une tâche qui peut s’avérer nécessaire face au « développement d’un islam identitaire de plus en plus visible », dans nos sociétés européennes démocratiques, confie t-il.

Le débat est loin d’être clos.

Crédit photo : Émilie Nadeau


Rachid Benzine est l’auteur de « Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? », publié aux Éditions du Seuil et adapté au théâtre avec Éric Cantona.

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