Mektoub my love canto uno : la fureur de vivre
Révélation de la Mostra de Venise, le nouveau film d’Abdellatif Kechiche nous plonge dans la volupté de vacances envoûtantes sous la lumière de Sète. Un furieux hymne aux plaisirs simples et charnels.
Eté 1994. On suit la course tranquille d’un jeune homme en mobylette sur une route baignée de lumière au rythme de la douceur cristalline d’une cantate. Une citation célébrant le miracle de la lumière, extraite de la Bible et du Coran, apparaît sur le haut de l’écran.
Félin, d’une évidente beauté, le garçon s’arrête face à une villa où une autre mobylette est stationnée, sur son porte-bagage est inscrit « Couscous Hammamet ». On croit naïvement être face à la mer de Tunisie. Le pouls battant du beau garçon s’accélère, il surprend derrière les volets de la fenêtre une jeune femme enlacée comme une liane à un jeune homme, dans un corps à corps frénétique, violent, cru : leurs cris de jouissance sont à peine voilés par les beats endiablés d’un tube emblématique des années 90. La métaphore du choc des corps blancs et mâtes prend tout son sens, écho à l’ode de la mixité.
La veine du cinéma de Kéchiche est posée. L’art du verbe succède à la matière brute. C’est à coups de joutes verbales, rappelant celle de « l’Esquive », que l’on apprend que la belle brune, Ophélie (Ophélie Bau), encore frémissante de désir pour son amant, Tony (Salim Kechiouche) qui s’est enfui par la fenêtre lorsqu’Amin (Shaïn Boumedine) s’est décidé à sonner à la porte, est promise à un autre, Clément : qui endosse le rôle de l’absent-présent au fil de cette palpitante histoire. Amin, troublé par Ophélie, ne cesse de la questionner sur sa relation avec Clément et tente de dissimuler son amertume, il est de retour à Sète et étudie le cinéma à Paris. Tony, le beau jeune homme surprit en plein ébats avec Ophélie, est le cousin d’Amin. Blessure, passion, silence, les thèmes chers au cinéaste sont liés, telle une trinité.
Hymne à l’amour
Le récit qui se déploie ensuite sous le soleil béni du sud, est plus suggestif, auréolé de non-dits autour des jeux de l’amour et de l’insouciance de la jeunesse au cœur de ce bel été. Les rencontres se multiplient sous le disque solaire de la plage et le soir autour du bar. Amin, introverti et confident d’Ophélie est le témoin des conquêtes de Tony, dragueur inlassable. L’instant présent prime, la caméra contemplative, enserre les visages rougis par les rayons du soleil, les courbes des corps débordant de sensualité qui se libèrent sous l’effet de l’eau ou s’électrisent sur les pistes de danse. Tout est prétexte au partage, à la légèreté, à la volupté : l’apéro qui réunit les jolies touristes et les amis, la famille d’Amin : ses oncles, ses cousines, pétillantes et pleine de vie face aux couples qui se font, se défont.
On aime retrouver sous l’œil du cinéaste, Hafsia Herzi, en tante chaleureuse avec son amoureux blond aux yeux bleus, fan de Belmondo. Pleine de répartie, lâchant sans ambages à Amin, qui lui trouve une ressemblance avec le modèle d’un tableau du restaurant familial dont les femmes tiennent les rênes: « dans une autre vie, j’ai été une star ! » On mange, on vit, on vibre avec cette nouvelle famille de protagonistes habités, incarnés, grâce à l’habileté de la mise en scène et la fluidité de la narration. On est au plus fort de la dégustation de fruits de mer sur la plage, des bavardages des femmes qui soupçonnent les liaisons dangereuses d’Ophélie et de Tony, redoutant le retour de Clément, futur époux de la belle. On renoue avec la diversité, les plaisirs simples comme trinquer entre Français d’origine maghrébine et du sud de la France dans la spontanéité, tous enfants de la République.
Tendre est la nuit. Femmes libres, courbes féliniennes, corps aimants se dessinent avec réalisme dans ce tableau vivant. Kéchiche nous dit en creux de cette fresque sensorielle, esthétique et furieusement humaine, « vivez, aimez, savourez l’instant présent. » Et il tient sa promesse pour saisir les éclats aveuglants du soleil dans une volonté effrénée, dès lors, qu’il a rappelé sa magie au début du film, en prophète de la lumière. Il laisse le champ à l’interruption de l’instant, en voleur de vie sous son regard pétri de sensualité. En plus, d’entrelacer les histoires et les cœurs, le cinéaste nous offre un moment de grâce lorsqu’il filme en temps réel, la naissance de deux agneaux dans la ferme d’Ophélie, bergère des temps modernes. De « Mektoub my love : canto uno » à la graine de la vie, le cinéma de Kéchiche, n’a pas fini d’éclore car c’est écrit, « mektoub ».
Mektoub, my love canto uno
Un film de Abdellatif Kechiche, avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard et Hafsia Herzi