Jacques Lindecker : de la littérature à l’os
Journaliste, critique littéraire pour le quotidien L’Alsace, Jacques Lindecker vit en Alsace mais il séjourne souvent à Berlin. Ancien pensionnaire à la Villa Médicis, il a publié des romans très remarqués dont « Tous les hommes » (Verticales), des ouvrages jeunesse et des beaux livres en collaboration avec des plasticiens.
Passionné de littérature, il organise des rencontres d’auteurs et anime des ateliers d’écritures. Après un silence de quinze ans, il fait son grand retour en littérature générale. Dans ce roman puissant, il raconte le destin de Lilian, étudiant français installé à Berlin qui renonce à ses études pour devenir escort-boy. Est-ce le désir de goûter au délicieux et douloureux frisson de l’interdit qui pousse ce jeune homme à user de son corps pour en faire un instrument de plaisir, de désillusions ? L’auteur donne la parole à ses proches, famille, amis, collègues, à ses clients aussi. Certains se plaignent d’autres le mettent en garde : « Quand on démarre, on est pris d’un sursaut de honte, presque un vertige… on titube d’un bonheur sale, quelque chose d’impossible, d’interdit… ». Lilian va flirter avec le Diable et la mort, lutter contre la maladie, pour guérir, traverser la nuit pour renaître au jour. Jacques Lindecker a l’art de sonder nos zones d’ombre, nos fantasmes dans une langue limpide, crue et poétique qui les transcende : « Lui, ses yeux s’égaraient encore en tous sens. Lui se déshabillait encore en regardant par terre en silence. J’étais nu, je bandais, ça m’a soudain paru déplacé ». « Je l’autorise à se relever, je le prends dans mes bras, il éclate en sanglots, je le félicite, il me remercie ». Peu d’écrivains savent si bien décrire des scènes de sexe des mots qui claquent, des silences qui en disent long. On est proche d’Oscar Wilde que l’auteur affectionne. Point d’affect, point de longueurs, d’effets : de la littérature à l’os ! De la vraie, celle de la vie dans sa nudité saisie au plus près, au vol, comme pour capter l’instant. « La nuit, la chambre dort. Même ce dialogue absurde m’est enlevé. J’ai essayé les murmures, les sanglots, les gémissements, elle ne s’est pas manifestée ». On souligne des phrases, on relit des passages, on est pris tant l’auteur nous rend complices de Lilian, de sa douleur, de ses démons, de sa quête d’amour, de son humanité. Un grand roman d’initiation et de libération.
« On a aimé des poissons», de Jacques Lindecker, (L’Aube).
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