La cantate du désenchantement

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Par Sophie Sendra – L’Etre humain a pour particularité de pouvoir conceptualiser. Bien qu’il soit encore impossible de savoir si les animaux ont cette capacité ou non – le temps et la technologie nous le permettront peut-être un jour – nous allons partir du postulat que notre éthologie soit la seule à posséder cette propension. Cette conceptualisation permet à l’humain de dépasser une réalité parfois trop pesante ou insatisfaisante. Sur la base de concepts rationnels il tente de comprendre le réel, sans doute pour mieux le contrôler, l’imiter, se rassurer quant au sens des phénomènes et de sa place dans le monde. Mais cette capacité ne s’arrête pas là. L’Humain conceptualise bien autre chose que sa part de rationalité, il incante. Il prononce des formules magiques afin sans doute de mieux contrôler le réel, de le modifier, de le rendre plus acceptable qu’il n’est. Il s’illusionne.

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Le crépuscule avant l’aube
Dès notre plus jeune âge nous incantons, nous conceptualisons des petites formules magiques afin de faire plier le réel, pour qu’il ne soit plus aussi envahissant et contraignant, nous « illusionnons » notre monde. Nous entretenons avec le réel une relation singulière : lorsqu’il nous convient nous pensons que nous y sommes pour quelque chose, mais lorsqu’il ne nous convient plus nous « incantons » afin qu’il disparaisse comme par enchantement. Si cela ne marche pas, nous inventons d’autres incantations et, parfois, par chance ou coïncidence, cela marche. Nous nous précipitons alors pour dire que nous avons fait plier le phénomène. Nous « entre-tenons » ce dernier et le réel jusqu’à être persuadé, comme une intime conviction, que nous avons agi sur eux.
Le crépuscule vient dès lors que, sortis de l’enfance, nous nous apercevons que nos incantations ne font nullement plier le réel. Il n’en reste pas moins que nous gardons au fond de nous ces petites incantations, ces petites illusions si précieuses, cette part d’ « aube », bien plus plaisante que ce crépuscule témoin des idées illusoires. L’incantation, les formules magiques font apparaitre le phénomène tel qu’on voudrait qu’il soit et non tel qu’il est. La réalité devient alors mystérieuse mais « contrôlable ». Lorsque l’illusion disparaît, la réalité perd de son mystère et celle-ci est – ou semble – incontrôlable. L’Art est une forme temporaire de « formule magique ». Il permet, quel que soit son support, de créer – ou de recréer – l’aube tant attendue ou regrettée.

La modernité à l’épreuve du crépuscule
La modernité s’est éloignée petit à petit de ces petites « incantations » si précieuses en confrontant l’Homme à une « réalité pure » loin des mystères, certes créés de toute pièce, mais parfois si utiles pour soulager les consciences face aux phénomènes du monde. La contemplation n’est plus et le temps non plus puisqu’il est devenu matière « sonnante et trébuchante ». La nature est devenue si supposément contrôlable qu’elle se rebelle comme une esclave se rendant compte qu’elle a une existence et une force qu’on lui refusait.
L’Homme est à son paroxysme de la rationalisation. Il rend le phénomène ultra-réel et se comprend lui-même dans cette boucle. Le désenchantement est bel et bien là. L’Homme se pensait en valeur symbolique, il est devenu une valeur quantifiable.

Le terme désenchantement, loin d’être aussi terrible qu’il n’y parait après ce constat est, comme tout synonyme de crépuscule, l’annonce d’un autre « chant », d’une autre « incantation », d’une nouvelle aube.

L’Aube du désordre
Rapporté au monde – puisqu’il faut être « mondain » comme l’expliquait le philosophe Jean-François Mattei – ce que nous venons d’expliquer se dessine. En effet, nous nous engageons dans une nouvelle année. Cette dernière verra un nouveau Président diriger les USA, un autre prendre place en France et un troisième faire campagne pour sa réélection en Russie.
Nous connaissons un « ordre » des choses que nous avons mystifié, que nous avons « entre-tenu », que nous avons peut-être contemplé. A tout ordre suit un « désordre ». Souvent synonyme de pagaille, ce « désordre » est en premier lieu un « ordre » inattendu, que nous ne connaissons pas. Il suit un « ordre » inconnu qui possède le sien. Il est en dehors de l’ordinaire – ce qui suit l’ordre – il n’est pas forcément « absence d’ordre » comme on pourrait le croire.
Après avoir connu « l’ordre des choses », nous allons sans doute connaître un autre « ordre » et bien d’autres « choses » qui nous inciteront à réinventer des « incantations », à revoir le monde autrement que comme une valeur quantifiable, notre réalité sera alors mystérieuse. Le monde sera tel que nous voulons qu’il soit et non tel qu’il sera.

S’il fallait conclure
En chassant les « petites incantations » inoffensives de notre enfance, en rendant le monde hyper-réel, nous avons créé un monde encore plus irrationnel que des formules magiques. L’illusion est une parenthèse nécessaire qui permet de se construire, de se renforcer un peu avant d’affronter le monde. Il va sans doute falloir revenir à un certain « enchantement » avant d’affronter un nouvel ordre, mais cette fois-ci mondial.

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