Comment s’est déroulée votre rencontre avec l’art ?
C’est un peu difficile de répondre à cette question. Je ne me souviens pas de ma première rencontre avec l’art, uniquement celles de la musique et la danse pendant des années. Je ne viens pas vraiment d’un milieu artistique. En revanche, je crois avoir toujours eu une fascination pour l’image et j’ai très tôt développé un imaginaire. C’est venu de la littérature d’ailleurs, un respect pour les idées et l’envie de me plonger dans des histoires.
Pourquoi avoir choisi d’orienter votre démarche artistique vers l’écriture numérique ?
Je pense que l’art est un long chemin pour apprendre à se connaître et une suite de rencontres qui ne sont pas toujours liées au hasard. Après les beaux-arts j’ai commencé une pratique du dessin. Je ne savais pas trop où je voulais aller à l’époque. Et puis il y a eu cette résidence à Bruxelles à l’atelier Graphoui qui m’a permis de transformer le dessin en l’animant. Ensuite, j’ai eu une bourse du Fond Expérience Interactives de Pictanovo à Tourcoing. J’ai rencontré des chercheurs de l’équipe Mint du Cnrs avec lesquels j’ai travaillé pendant un an sur le projet « Mirror Lake Station », j’ai aussi réuni une équipe de développeurs de jeux vidéos 3dduo. J’ai eu une petite révélation à cette époque, j’ai ouvert une porte riche et stimulante artistiquement. C’est ce qui m’a donné envie de candidater au Fresnoy pour poursuivre ce type de projet. J’ai l’impression de trouver un peu de sens dans tout ça.
Quelle est la place du numérique dans l’art et comment permet-il de le mettre en valeur ?
Je ne sais pas si je suis la meilleure personne pour répondre à cette question. Il y a des critiques, des chercheurs, des théoriciens qui sont spécialisés dans ce domaine. Le numérique c’est une nouvelle matière, un medium avec ses contraintes et son esthétique. Mais c’est aussi beaucoup plus vaste, utiliser l’outil numérique c’est parler de ce qui est en train de transformer complètement notre vie, notre quotidien, notre société. Artistiquement parlant, je trouve qu’il ouvre un champ de possibles incroyable. En tout cas, je n’ai jamais été autant stimulée par une matière. Elle ouvre la voie à d’autres façons d’envisager l’art, de le décloisonner, de poser des concepts, de jouer avec les formes, la lumière, de le confronter avec le dessin, le design, le cinéma.
« Existe-t-il un au-delà numérique ? » Voilà la question posée au début de votre présentation. Quels sont les grands enjeux de ce questionnement ?
Cette question découle d’un long processus de travail sur le son et la matière que j’ai engagé l’année dernière pour le projet d’installation numérique Artefact#0, Digital Necrophony au Fresnoy et en partenariat avec l’Ircam, Centre Pompidou. Ces impulsions de travail ont été aussi guidées par l’intuition que nous faisons partie d’un tout au sens où nous sommes traversés par d’invisibles particules et que les frontières de la matière (intérieur/extérieur/ transmission/interaction) deviennent de plus en plus minces. Je me suis inspirée du projet de l’ingénieur Edison qui, à la fin de sa vie, souhaitait concevoir une machine qui lui permettrait de communiquer avec les morts. Ce qui m’intéressait, c’était d’abord la dimension archéologique de cette démarche et les liens que je pouvais faire avec les ambitions des grands industriels de notre époque et de leurs rêves transhumanistes (Google, amazon). Notre société est en pleine mutation (fusion homme-machine, tout connecté). On est encore guidé par le mythe de Frankenstein, sauf que les outils ont changé.
Mais encore une fois, je ne suis pas la première à réfléchir à cette question et encore moins la plus spécialisée. Pendant la phase de conception du projet, j’ai rencontré Emmanuel Guez qui a beaucoup écrit sur la question mais il y a eu Marshall McLuhan, Michel Foucault, Friedrich Kittler. Eric Sadin a publié la Vie algorithmique en 2015 et l’ouvrage de Philippe Baudoin sur les machines nécrophoniques m’a beaucoup inspirée aussi.
Vous avez été conviée en résidence par le programme A-I_R Wro dans le cadre de la Capitale européenne de la culture. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’objet de cette invitation ?
Le programme A-i-R Wro c’est toute une équipe qui fait un travail incroyable de soutien à la création contemporaine en Pologne. Dans le cadre de la Capitale européenne c’était une vraie opportunité pour moi et l’occasion de rencontrer des artistes et des commissaires d’exposition de différentes villes européennes. Ils m’ont invitée sur la base d’un projet de recherche que je souhaitais développer sur place lié à l’auteur Witold Gombrowicz et particulièrement à ses deux romans Cosmos et Les envoûtés. Je crois que le projet leur a vraiment plu car ils m’ont consacré une exposition de fin de résidence pendant la cérémonie de clôture de la capitale. J’ai beaucoup travaillé avec Marta Dziedziniewicz (curator) et Krzysztof Bielaszka (chief coordinator), c’est grâce à eux si le projet a abouti en si peu de temps.
Quel a été votre travail sur place ?
Comme je le dis plus haut, j’ai écrit un projet autour de Gombrowicz mais ce qui m’intéressait précisément c’était de suivre ses idées sur la formation de la réalité. J’ai été vraiment marquée par cette phrase « on se demande pourquoi, sortis du chaos, nous ne pourrons jamais être en contact avec lui : à peine avons-nous regardé que l’ordre naît sous notre regard ».
Alors j’ai commencé à le suivre et à récolter des indices, créer ce qu’il appelle dans son journal intime des pièges intellectuels : des analogies, des oppositions, des symétries. Avec Marta Dziedziniewicz, nous avons commencé à explorer la ville pour dresser un inventaire de lieux hantés tout en évoquant le passé allemand de la ville. J’ai beaucoup filmé. J’avais aussi avec moi le livre de Walter Murch, En un clin d’œil, qui décrit sa vision du montage en référence à la réalité et à l’idée que nous sommes tous en train de créer notre propre film lorsque nous parlons à des gens ou que nous sommes dans un espace. Lorsque nous clignons des yeux nous commençons le montage. C’est un peu ce que j’ai fait sur place.
Pouvez-nous parler de l’exposition « Cienie/Shadows » ?
Cienie/Shadows est une exposition de fin de résidence. Elle présente le parcours de recherche réalisé sur place, une série de photographies et une installation vidéo en trois écrans synchronisés que j’aimerais développer plus tard. Pendant la résidence j’ai souhaité renouveler la collaboration avec le collectif parisien N O R M A L S, design d’anticipation et superstitions algorythmiques. L’exposition montre une partie de ce nouvel échange. Le programme A-i-R Wro m’a aussi permis de montrer le film Focus on infinity que j’ai réalisé en Norvège en 2015 lorsque j’étais au Fresnoy. Tout ça dans les 200m2 de la cave de Pokoyhof plongée dans le noir.
Vous semblez vous intéresser aux ombres, aux fantômes et au chamanisme dans l’expression de votre art. Pourquoi ?
Je ne sais pas si je peux répondre à cette question très simplement. Il y a d’abord des intuitions profondes et une quête de sens qui m’a toujours habitée ou hantée. Peut-être une volonté de rétablir un certain équilibre, de se reconnecter à quelques chose de fondamental. Et surtout ces dernières années des rencontres et des voyages qui ont transformé ma vision des choses. J’ai traversé entre autre la Suède, la Norvège, la Finlande et l’Estonie avec la volonté de me confronter à l’élément naturel, d’entrer en communication avec lui (fjords, glaciers, toundras…). En Pologne, j’ai exploré deux montagnes jumelles, Sleza et Radunia quelques kilomètres au sud de Wroclaw. J’y ai découvert un ancien lieu de culte Pagan et un cimetière celtique caché au fond d’un sentier. J’ai été invitée à un festival de transe au milieu de la forêt et j’ai eu la surprise de rencontrer la célèbre chamane Nan Shuni Giron qui était invitée pour l’occasion. Elle m’a autorisée à la filmer au cœur de la forêt pendant l’un de ses ateliers au pied d’un arbre. C’était magique et très inspirant.
Quel est le regard que vous portez aujourd’hui sur la Pologne sur le plan culturel et politique en tant qu’artiste ?
Lorsque je suis arrivée en Pologne, j’ai d’abord essayé de comprendre l’histoire de la ville et l’histoire du pays qui est très dure, pour moi c’était impossible de ne pas y être sensible. Ce n’est pas évident d’appréhender une culture et un contexte politique en deux mois de résidence. J’ai vraiment voulu éviter de porter un jugement, je voulais plutôt me concentrer sur le présent, la réalité palpable, sur les personnes, leur ressenti, leur vécu, nos interactions. A la fin de ma résidence j’étais dans la rue avec toutes les femmes habillées en noir pour le premier lundi de grève du pays. C’était un moment fort, historique ! Je pense que le film que j’ai réalisé là-bas parle des femmes, il nous montre le voyage fantomatique d’une femme, une jeune fille tirant un bout de bois des mâchoires d’un berger allemand, une chamane dictant les lois fondamentale de l’être humain, de manière poétique bien sûr.
Mathilde Lavenne, Cienie/Shadows, Wroclaw 2016.
Lire aussi dans nos Découvertes :
Jessica Nelson : l’amour des manuscrits
Anaëlle Clot : « j’aimerais que les gens pénètrent dans l’œuvre et forment un tout avec elle »
Karibencyla : le combat quotidien d’une petite maison d’édition
Yannick Privat : un jeune réalisateur qui se fait une place de cinéma