Toni Morrison : Délivrances, une humanité sombre et complexe
Par Romain Rougé – La prolifique auteure américaine revient avec Délivrances, son dernier roman. Opposition entre passé douloureux et renaissance difficile, Toni Morrison parle autant de racisme institutionnalisé et intrinsèque que de complexité des relations humaines. Intense.
Lulla Ann Bridewell dite « Bride » (mariée, en anglais) est noire. Excessivement noire. Un peu trop au goût de sa mère, angoissée par le racisme que cette simple couleur de peau peut provoquer. Dans son enfance, Bride fera tout pour attirer le regard et l’affection de sa mère, son père ayant rapidement fuit. C’est une sombre affaire de pédophilie qui va permettre l’établissement du lien mère-fille absent jusque-là.
Quand on retrouve Bride à l’âge adulte, elle ne s’habille qu’en blanc pour souligner cette beauté noire tant rejetée par sa mère. Elle est aussi l’égérie de la réussite sociale dans une Amérique au passé ségrégationniste. Au niveau personnel, les relations s’avèrent beaucoup plus compliquées, notamment avec son compagnon au passé trouble, jusqu’à la rupture qui ne l’est pas moins. « Je ne sais pas ce qu’il y a de pire : être jeté comme un déchet ou fouetté comme un esclave. »
Quand l’institutrice qu’elle a accusé d’attouchements sort de prison, la vie de Bride bascule. La voilà aveuglée par l’éclat d’un passé bâti sur le mensonge, dont les fondations vont être mises à jour au gré des pérégrinations du personnage.
Toni Morrison : Le poids du passé
Toni Morrison livre dans Délivrances les thèmes qui ont fait son œuvre. L’auteure de 84 ans, prix Nobel de littérature en 1993, parle sans concession de racisme, de pédophilie, de haine de soi, de rédemption et d’amour. Le tout auréolé, comme à l’accoutumée aussi, d’un certain onirisme : Bride verra son corps se « transformer », retrouvant ses attributs de petite fille, au fur et à mesure qu’elle affrontera son enfance meurtrie.
Délivrances renvoie alors à ce questionnement universel : comment composer avec son passé pour écrire son futur ? Il faut bien évidemment l’affronter. Et lorsqu’on a été écorché, rien n’est moins facile que de faire face à ses blessures tout autant que sa propre responsabilité dans les fêlures qu’on a infligé en retour.
« Chacun va s’accrocher à une petite histoire triste de blessure et de chagrin : un problème et une douleur anciens que l’existence a lâché sur les êtres purs et innocents. Et chacun va réécrire cette histoire à l’infini, tout en connaissant son intrigue, en devinant son thème, en inventant sa signification et en rejetant son origine. Quel gâchis. »
Roman court et puissant, Délivrances renvoie à une humanité sombre et complexe. La conclusion, ouverte, laissera le lecteur se faire son propre avis sur les choix de Bride. Et de trancher entre l’espoir aveugle (mais nécessaire ?) de cette dernière quand elle reprendra sa vie en main, ou le cynisme de la mère, lucide sur l’imprévisibilité de la vie. Au fond, si ce n’est sur son lit de mort, peut-on vraiment arriver à être délivré de sa propre existence ?
Délivrances
Toni Morrison Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
Editions Christian Bourgois
198 pages, 18 €
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