Les deux particularités du film sont son sujet, les sas de décompression dans l’armée, et les personnages principaux, militaires féminines. Pourquoi avoir fait ces choix ?
Delphine Coulin : Je voulais traiter le rapport qu’entretiennent les femmes avec la violence, cette dernière n’étant pas le monopole des hommes. L’amitié féminine m’interpelle aussi fortement. C’était donc tout naturel pour moi que nos héroïnes soient des femmes.
Le sas, c’est pour moi une manière de dire qu’on ne peut pas retirer aux gens ce qu’ils ont vus. Un des sujets du film est de se poser la question suivante : comment l’image peut guérir ? De montrer cette dualité entre la représentation que l’on a d’un événement, et ce qui s’est réellement passé sur place. C’est tout l’objet des débriefings en 3D. Mais il y a aussi Chypre, qui est pour moi un symbole fort de l’Europe : situé ce sas entre Orient et Occident, dans ce pays coupé en deux par la guerre, ayant subi une grave crise économique, c’est quand même un point intéressant et loin d’être anodin…
Delphine Coulin : On a « vendu » la guerre en Afghanistan à des jeunes qui voulaient s’inventer une destinée
Comment peut-on croire que la guerre se limite à « voir du pays » ?
On a « vendu » la guerre en Afghanistan à des jeunes qui voulaient s’inventer une destinée, qui avaient une envie d’absolu. Personnellement, j’appelle ça une illusion de choix. Au fond pour eux, l’armée c’est une option de vie. Mais en Afghanistan, l’aspect aide humanitaire a très vite été remplacé par un contact plus violent auprès de la population.
Pour les besoins du film, avec ma soeur, nous avons participé à des sessions de tir. Avec de vraies armes, on est devant un écran et on doit abattre le plus d’ennemis possibles. Comme dans les jeux vidéos. Moi qui suis issue d’une famille antimilitariste, vous imaginez ? Et pourtant, je me suis prise au jeu, vraiment. A la fin, ma soeur m’a regardé avec un regard horrifié. Quand ce fut à son tour, elle a « joué », tout autant que moi. Et comme elle, j’ai fini par la regarder se réjouir d’avoir « neutraliser » plus d’ennemis que moi. « Neutraliser » étant le verbe politiquement correct pour dire « tuer » bien sûr. Dès lors, vous comprenez bien que pour les jeunes bercés aux jeux vidéos, ce n’est pas difficile d’accepter de partir la fleur au fusil…
Le film montre que pour ces jeunes, l’expérience est au-delà du traumatisme, ils doivent vivre avec ces images toute leur vie…
Oui, d’ailleurs un de nos acteurs était démineur en Afghanistan et une des premières choses qu’il nous a dit est : « Je ne serai jamais guéri ». Tant qu’on n’est pas allé au front, on ne peut pas se rendre compte de la gravité de la situation. Moi-même, avant d’écrire le livre et de réaliser le film, j’avais beaucoup de clichés dans la tête. Je me suis vite rendue compte que c’est une question plus complexe. C’est aussi ce que montre le film : tout n’est pas noir ou blanc. Et quand les cinq anciens militaires/acteurs ont vu le film ils nous ont dit : « C’est la première fois qu’on voit un truc aussi juste. »
Une tragédie grecque, voilà comment je pourrais définir ce film.
Voir du Pays
De Delphine et Muriel Coulin
Avec : Soko, Ariane Labed, Andreas Konstantinou, Alexis Manenti, Sylvain Loreau, Ginger Roman, Karim Leklou, Makis Papadimitriou, Robin Barde, Jérémie Laheurte.
Distributeur : Diaphana
Sortie nationale : le 7 septembre 2016
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