La 2CV verte est un élément essentiel de l’histoire sans pour autant en être un titre très évocateur pour un livre. Pourquoi le choix de cette voiture ? Outre la couleur verte (celle de l’espérance), doit-on y voir un autre symbole ?
Dès le départ du roman, l’idée d’une 2CV était là. Pour son côté féminin, désuet, hors du temps, peut-être – c’était un refuge, l’espace d’un lien possible entre un fils et un père qui ont tant de mal à communiquer. Mais pendant un temps, elle a été d’une autre couleur (rouge Vallelunga, pour être précis avec le nuancier Citroën) ; puis je me suis souvenu qu’enfant, avec ma sœur, quand on croisait une 2CV verte, on se pinçait en disant « 2CV verte sans retouche » ou « sans retour ». Or, la voiture du roman part pour un voyage qui risque de mal se terminer… Du coup, elle est devenue verte et tout s’est enchaîné.
Parfois, les personnages sont identifiés par des noms communs (le père, l’enfant, le vieux…) et de temps à autre par leurs vrais noms. Ce choix narratif était-il fait pour que le lecteur évite d’éprouver trop d’empathie pour les personnages et d’assurer une certaine neutralité ?
Pas consciemment, même si cet effet de distance ne me déplaît pas au final. Mais le père ou le gendarme, sont présents en tant que fonctions, en tant qu’archétypes peut-être, ou en tout cas on les voit agir comme tels. On suppose qu’ils ont une personnalité plus complexe, mais le récit s’articule sur leurs actes en tant que père – incapable de l’être vraiment, de gendarme qui cherche à rétablir un certain ordre du monde… A l’inverse, Marion (l’adolescente), si instable qu’elle a du mal à tenir un rôle, à se déterminer, est appelée par son prénom. Pour moi, ces termes ont avant tout une valeur rythmique, presque incantatoire.
Comique, enquête policière, science-fiction, drame… Le récit glisse sur tous ces genres. N’était-il pas trop difficile de les assembler pour apporter une cohérence à l’histoire ?
Je le vois dans l’autre sens : je connaissais l’histoire, je savais où elle allait. A partir de là, elle pouvait « glisser sur les genres » comme une route qui traverse plusieurs paysages. En fait, je ne me suis pas posé la question du genre.
« L’idée de ce roman est d’aller cheminer un peu dans ou avec la folie intérieure de quelques personnages »
Quand on lit votre roman, on est à la fois triste de la situation de l’enfant et du père, happé par l’enquête du gendarme, désabusé par l’adolescente, intrigué par les animaux qui parlent… De fait, la folie ambiante et les obsessions des personnages gagnent le lecteur. La folie humaine n’est-elle pas le thème central du roman ? Pour vous, « la folie est-elle le propre de l’homme » ?
J’aime l’idée d’un roman centré sur la folie – le terme me plaît davantage que des termes psy trop spécialisés. Mais pour moi, il traite essentiellement d’altérité – ce qui fait que l’autre nous est toujours différent, radicalement, et que l’on peut voir comme « sa folie » si l’on n’admet pas que notre point de vue lui-même est une folie comme une autre. Le fou, c’est l’autre, mais comme je suis l’autre de l’autre, je suis son fou. Ou quelque chose comme ça. Effectivement, l’idée de ce roman est d’aller cheminer un peu dans ou avec la folie intérieure de quelques personnages. On m’a fait remarquer qu’on est finalement très peu dans la folie d’Isaac, le Petit ; mais c’est qu’il représente pour moi l’altérité radicale, celle à laquelle on n’a aucun accès – sauf, peut-être, à la fin de l’aventure.
En filigrane, vous avez un regard assez critique sur la psychanalyse. Parallèlement, les personnages souffrent de solitude et ont du mal à s’en sortir par eux-mêmes ou sans l’aide de nouvelles rencontres. Selon vous, doit-on forcément entreprendre le genre de voyage initiatique d’Eric et Isaac pour avancer dans la vie ?
Les personnages peuvent apparaître enfermés dans leur folie, et c’est souvent la rencontre qui nous permet de nous extraire de nous-mêmes, d’avancer. J’ai beaucoup pensé, en écrivant, au roman Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert Pirsig, que je relis souvent – un voyage à moto à travers l’Amérique où un homme (un père) remonte dans son passé et dans l’histoire de la philosophie pour renouer un lien avec son fils et avec lui-même… Il y a dans La 2CV verte une quête, celle du contact avec l’enfant, avec l’autre ; mais le côté initiatique frôle la catastrophe, peut-être parce que le père cherche à l’imposer.
Vous liez aussi l’histoire d’Isaac et de son père à celle d’Abraham et de son fils dans la Bible. Dans vos remerciements, vous dites merci « à ceux qui me supportent quand me viennent les humeurs d’Abraham ». Doit-on voir dans cette histoire une part autobiographique ?
Je n’ai cherché à tuer aucun de mes enfants (ou alors il y a longtemps, et ils sentaient mauvais) ! Plus sérieusement, le rôle de père reste pour moi un mystère, auquel je me consacre un peu chaque jour. Et cet Abraham, quand même, il n’était pas très net.
Vous avez quitté l’Education nationale il y a dix ans pour devenir écrivain. Quel a été le déclic ? Intégrez-vous une part de cette expérience professionnelle dans vos livres ?
Le déclic a été multiple – une histoire d’amour, l’envie d’écrire qui se concrétisait enfin en un texte construit, la volonté de prendre un peu de distance avec la vie que je m’étais fabriquée, et surtout le sentiment de libération quand j’ai pensé « je peux changer de voie ». Mais je n’ai pas changé sur un coup de tête, j’ai attendu quelques années pour m’assurer que c’était ce que je voulais, et qu’écrire pouvait me rendre (plus) heureux. Peut-être qu’au fond, j’ai été prof de lettres pour me préparer à écrire…
La 2CV verte
Roman de Manu Causse
Editions Denoël
304 pages – 18 €
© Sandrine Arribeux
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