Brigitte Kernel : son dernier roman, un piège pour l’esprit

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Par Eric Yung – « Ceci est une histoire vraie. Mais ceci est un roman ». C’est par cet avertissement digne de Magritte et de sa représentation, bien connue, d’une pipe qui n’en est pas une, que Brigitte Kernel nous prévient que son dernier roman « Agatha Christie, le chapitre disparu » est un piège pour l’esprit.

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En effet, trompé par la technique narrative du récit on ne sait plus distinguer la vérité de la fiction. Une chose est sûre : la reine du crime s’est bel et bien volatilisée du 3 au 14 décembre 1926. En revanche, personne ne peut dire ce qu’elle a fait ou subit durant ces onze jours. Alors, à certains d’avoir imaginé un enlèvement, à d’autres un assassinat ou un suicide, à d’autres encore d’avoir spéculé sur des scénarios plus ou moins grotesques… Brigitte Kernel elle, (avant de jeter son premier mot sur la page blanche) a enquêté sur les lieux de cette mystérieuse disparition. Elle a emprunté les routes et les chemins de Sunningdale, de Greenway, d’Harrogate, fréquenté l’ancien Swan Hydropatic Hôtel et les thermes du Royal Bath. Et c’est en interrogeant les gens du cru, les descendants de ceux qui ont bien connu l’affaire, qu’elle s’est glissée dans la peau d’Agatha Christie et narré son histoire à la première personne du singulier. Dès lors, l’auteur des « Dix petits nègres » met au point son stratagème :

1 – Quitter la maison après avoir écrit deux lettres. (…) Sans évoquer ce qu’il allait advenir de moi, y inscrire « Surtout, occupez-vous bien de ma fille ». C’était fait.

2 – Traverser Sunningdale en silence, réussi également.

3 – Rouler tout droit vers le Surrey, ne pas m’arrêter ;

4 – Trouver au plus vite le chemin qui part de la route pour aller à l’étang si bien nommé Silent Pool.

5 – Foncer, accélérer au maximum, plonger avec la voiture dans l’eau ;

6 – Attendre que cela se passe, accepter l’eau qui entrerait dans mes poumons. (…) Enfin, Archie (le mari d’Agatha. NDR) va comprendre le mal qu’il m’a fait. Comment Archie va-t-il assumer tout ça ? Le suicide de sa femme, la romancière Agatha Christie… Le bougre va en baver.

L’écrivaine britannique est blessée par l’infidélité de son mari ; elle en souffre et c’est insupportable. Agatha Christie aurait donc eu l’intention de se suicider par noyade. C’est elle qui nous le dit mais c’est Brigitte Kernel qui l’écrit et qui – malicieuse auteur ! – se plait tout au long du livre à nous écarteler entre la vérité et la fiction. C’est l’un des charmes de ce livre. D’ailleurs, très tôt dans le récit, la romancière Kernel invente la vie de la romancière Christie qui, par exemple, part à Londres rejoindre sa vieille amie Nan, qui se déguise en homme pour passer inaperçu et qui, après quelques péripéties urbaines, rejoint la campagne et l’hôtel pour reprendre, semble-t-il, l’écriture de l’hypothétique chapitre V bis de son livre car si Agatha Christie prétend que la mort la délivrera de ses douleurs sentimentales elle n’a pas renoncé à écrire. Mais Agatha a-t-elle vraiment eu l’intention de se suicider ? Elle l’affirme à qui veut l’entendre. Brigitte Kernel semble en douter puisqu’elle fait dire à son héroïne qui, un instant, envisage de fuir à Paris, qu’elle a « sur elle une belle somme d’argent ». Petite phrase qui provoque la réplique ironique de son amie Nan sous cette forme : « vous êtes partie vous suicider avec de l’argent ? Cela me rassure. »
Tout au long du livre une question se pose avec force : écrire est-il plus important que tout ? Ne serait-ce pas cela le vrai sujet du livre ?- On en fait le constat : ici, dans « Agatha Christie, le chapitre perdu » les souffrances sentimentales de l’écrivaine anglaise ne sont que prétexte puisqu’elle prend, sans cesse, des notes pour un livre futur. Et puis elle doit calmer ses angoisses et ses peurs. « Je n’en suis pas fière dit-elle mais je l’avoue, la « reine du crime » comme on me qualifie souvent, est de nature peureuse. (…) Qu’un élément trouble la routine de mon quotidien, et c’est l’anxiété qui s’abat. Il n’y a vraiment que dans l’écriture où je n’ai pas peur des ombres portées ».

De prime abord la lecture du roman pourrait nous faire croire que le chapitre disparu est celui qualifié de « V bis ». Chapitre rapporté par Brigitte Kernel. Mais il n’en est rien et le mystère reste entier. Cela est certain : c’est bien Dame Agatha Christie qui, lorsqu’elle se confie, dit « Voilà, le livre est fini. J’ai posé le point final. Le titre : Une autobiographie. Je ne me sens pas très à l’aise. Mon éditeur va s’en rendre compte… Des pages manquent : ma disparition à l’hiver 1926. Pourtant, j’ai bien écrit ce chapitre. Des pages et des pages, presque un livre entier. Mon secret. Ma vie privée. Une semaine et demie qui n’appartient qu’à moi. »
Alors, où peut-il être ce chapitre disparu ? Brigitte Kernel nous dit le savoir… elle rapporte à la fin du roman que « la romancière racontera des années plus tard qu’elle l’avait dicté à sa secrétaire sur un appareil afin qu’elle le transcrive, mais que l’enregistrement était inaudible ». Vérité ou fiction ?

« Agatha Christie, le chapitre disparu » de Brigitte Kernel aux éditions Flammarion – 18€

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