Julien Dérôme et la fin de la revue Borborygmes
Par Nicolas Vidal – bscnews.fr/ Ce fut moins-une que cet entretien ne se fasse pas, tant l’imprévisible membrane du web ne donnait jamais le message en temps et en heure. Mais avec un soupçon de pugnacité et de rapidité des deux côtés, nous avons pu enfin échanger avec Julien Dérôme, fondateur de la revue Borborygmes, qui, selon son alchimiste, «part en vacances après 8 années d’honorables services».
En somme, comprenez que Borborygmes n’est plus, mais que sa voix résonne toujours par l’intermédiaire de Julien Dérôme qui nous en parle avec passion et recul. Une belle voix de la presse culturelle qui bouillonne encore…
La revue Borborygmes vient de s’éteindre il y a quelques semaines, Julien. Pouvez-vous nous parler de ce projet fondé en 2006 ?
Plutôt que s’éteindre, on pourrait dire que la revue part en vacances après 8 ans d’honorables services. On se réserve la possibilité de retourner sur le terrain un jour ou l’autre avec des énergies nouvelles. Pour ceux qui ne la connaissent pas, Borborygmes est une revue d’art et de littérature. Petit format (cahier A6), impression en noir sur papier couché. On y trouve des nouvelles et des poésies d’auteurs connus, reconnus et inconnus. Surtout inconnus d’ailleurs, mais dont le travail nous a donné à penser qu’il ne fallait pas qu’ils le restent. C’était une très belle aventure, qui nous a permis à 24 reprises de faire découvrir les travaux littéraires et graphiques de dizaines de personnes qui n’attendaient que cela. Une aventure qui nous a permis de faire de formidables rencontres, que ce soit dans le monde du livre, dans cette industrie proprement dite (imprimeurs, éditeurs, libraires, etc.) que du côté des auteurs, évidemment…
Pouvez-vous nous présenter son équipe ?
C’était moi qui m’occupais de la maquette, presque toujours de la diffusion et de la distribution en librairie et aux abonnés et de la relation avec les auteurs, de la plupart des choses administratives aussi (dossiers de subvention, inscriptions aux salons, etc.). Le choix des images était fait par Michela et moi et le choix des textes par le comité de lecture, composé d’abord de Bertrand, Gwendoline et Anne-Sophie. Anne-Sophie est ma sœur, et dix ans avant de démarrer la revue c’est sous sa direction que nous avions fabriqué un fanzine. Bertrand s’est occupé aussi de la partie musicale des présentations au public, en fait des « lectures améliorées » que nous avons baptisées Borbotrucs. Gwendoline, graphiste, devait aussi valider ou arranger les couvertures et certains choix graphiques de la revue, jusqu’à ce qu’elle parte faire un tour du monde. Ses photos illustrent le dernier numéro de la revue. Michela a rejoint l’équipe (et le comité de lecture) pendant la sortie du premier numéro et elle est très vite devenue le numéro 2. Normal, nous vivions tous les 3 ensemble (elle, moi et notre nouvelle revue), puis tous les 4 et enfin tous les 5 ! C’est Michela en outre qui préparait les Borbotrucs. C’est du boulot ; à chaque fois il faut choisir les comédiens, les textes et agencer la soirée. C’est grâce à ces soirées que la revue s’est fait son identité. Robin nous a rejoint un ou deux ans plus tard, d’abord comme auteur, après nous avoir soumis un lot de 150 poèmes ou plus. Robin nous a apporté son énergie énorme et une nouvelle dose de rêves. Il a longtemps participé aux lectures et à la promotion de la revue, notamment en province. Arthur, dont nous publiions régulièrement les poèmes, nous a rejoint à son tour et a été très présent pendant les salons et les Borbotrucs. Nous avons publié un recueil de ses textes, préfacé par Jean-Claude Pirotte et accompagné par les gravures de David Clerc, L’Astre métis. Cécile, journaliste, rédigeait la drôle de rubrique « dépêches assassines », avant de partir à son tour, pour Londres. Elle s’occupait aussi de la correction des textes. Ce pôle correction a en fait été tenu par de nombreuses personnes de bonne volonté. Bernard enfin, auteur, journaliste et éditeur, avait été mon professeur d’édition. Il a rejoint le comité de lecture l’avant-dernière année, puis il est tombé malade et nous a quittés juste avant la sortie du dernier numéro.
Quels sont vos plus beaux faits d’armes ?
D’abord de faire 24 numéros exceptionnels, bien sûr, ensuite d’avoir créé les Borbotrucs, toujours impressionnants pour moi, qui suis rétif à la traditionnelle « lecture en public ». Ces événements ont (toujours !) rassemblé pas mal de monde. C’était toujours une bonne occasion pour rencontrer les auteurs et boire un verre à la santé de la littérature. Le soutien de Pirotte et la présence de ses textes dans presque un tiers des numéros et dans la préface de notre unique livre. Ma participation à un débat au Centre National du Livre, qui m’a vu répondre à une question sans que je puisse finir ma phrase, laquelle de toute façon n’avait pas très bien commencé. Notre partenariat 2 années de suite avec France Musique. D’avoir été la première revue à présenter les peintures de David Clerc, les textes de David Ammar, Laurent Échégut, Mathieu Germe, Martin Jeanjean, etc. Et quelques papiers dans la presse (le matricule des anges …)
Comment avez-vous marié la partie littéraire et la partie graphique de la revue ?
Avec mes maigres connaissances en graphisme, surtout acquises en formation d’édition, j’ai pu établir un gabarit à la charte graphique à la fois rigide – pour ne pas avoir à la reconstruire à chaque nouveau numéro – et accommodante. Les images ont une part importante dans la revue. Chaque numéro présente le travail d’un artiste. Il ne s’agit pas d’une commande d’illustrations mais bien de la présentation d’une sélection d’œuvres préexistantes. Il faut respecter et mettre en valeur ces œuvres que les peintres/photographes nous confient, tout en enrichissant la lecture des textes. Dans Borborygmes, c’est un mariage où tout se partage, il me semble. Chaque numéro est un bloc façonné page à page dans tous les sens. C’est cela qui est si intéressant dans le métier d’éditeur. Sans cesse passer du détail à l’ensemble, au bénéfice de la lecture.
Comment était pensé et mis en place l’équilibre d’une part éditorial de la revue ?
Un édito, un sommaire, les annonces des animations, un ours, la liste des librairies amies, le bulletin d’abonnement. Cela fait une demi-douzaine de pages au minimum, rangées au début ou à la fin du numéro. Au milieu doivent tenir les nouvelles, les poésies, les images. C’est un équilibre impossible, car on doit prendre en compte les différentes qualités des textes (styles, noirceur, légèreté, longueur) et des images. Au final, le numéro doit pouvoir se lire – dans le désordre ou non – sans lasser le lecteur et en lui donnant sa ration de plaisir. Surtout que le choix des textes est limité à ce que l’on reçoit. Nous n’avons jamais passé de commande ou publié un texte qui n’était pas inédit.
D’autre part, comment aviez-vous appréhendé l’équilibre financier ?
Les dépenses de fabrication et de publipostage, plus le coût des stands payants des salons et quelques défraiements pour les animations, devaient être équilibrées par les rentrées d’argent (dans l’ordre d’importance toujours) : les abonnements, les ventes au numéro, les dons et c’est à peu près tout, sauf les deux années où la région nous a subventionnés. Sommes toute, on y est parvenu.
Pour aller plus en avant, quel était son modèle économique ?
Chaque numéro sorti devait permettre de payer le précédent, on pourrait appeler ça le flux tendu. Borborygmes était publié par une association, Quelques Mots. On ne cherchait pas à faire de bénéfices et on ne voulait pas la vendre trop chère. Donc réduction des coûts (impression offset mais une seule couleur, papier de qualité mais façonné en cahiers agrafés, etc.), bénévolat (tout le monde de l’auteur à l’éditeur) et bonnes idées. Pour être un peu plus précis, le budget annuel s’élevait à trois mille euros au maximum. Incroyable !
Avez-vous des regrets quant à la gestion de la revue durant ces 8 années ?
Non. On peut toujours faire mieux, mais nous avions des priorités et on les a tenues.
Qu’est-ce qui a précipité l’arrêt de la revue ?
Huit ans pour une revue, c’est un bel âge. Dans un modèle comme le nôtre, si les bords craquent, ça ne change finalement pas grand-chose. Si l’argent vient à manquer ou si la distribution est parfois incomplète, on peut toujours tenir. Mais si l’enthousiasme commence à fléchir et en plus si les numéros 1 et 2 de la direction commencent à faire des enfants et prétendent de travailler un peu à côté… il est peut-être temps de s’arrêter et c’est ce qu’on a fait.
Quels rapports entreteniez-vous avec les libraires concernant votre présence en librairie ?
C’est en faisant le tour des librairies parisiennes avec mon Caddie plein de Borborygmes que j’ai fait connaissance avec les libraires. Étant donné notre démarche très modeste, nous avons eu la chance d’être soutenus de manière inconditionnelle par certains libraires. D’autres, au contraire, ont tenu à nous faire comprendre qu’une sorte de machin sans dos ni couleurs n’avait pas sa place dans leur sanctuaire. Borborygmes, de par sa conception, n’a pas sa place en rayon, et nombreux sont les libraires qui ont bien voulu jouer le jeu : Sa meilleure place, c’est sur le comptoir, près de la caisse. Année après année, notre réseau de libraires s’est étendu puis mieux précisé. Les ventes ont toujours été majoritaires par abonnement, mais sa présence en librairie a permis à Borborygmes de rencontrer un public totalement inconnu et de nouveaux auteurs.Par ailleurs, les Borbotrucs intéressaient beaucoup les libraires. Pour eux c’était aussi un moyen de faire découvrir leur boutique à de nouvelles personnes.
Comment se faisait le choix des auteurs et des textes d’un numéro sur l’autre ?
Même si ce n’était pas toujours respecté par les auteurs, il était demandé de ne pas soumettre plus de 5 textes à la fois. Entre chaque nouvelle livraison, je réceptionnais les textes et je confectionnais un lot anonyme de 100 à 200 pages que j’envoyais aux membres du comité. C’est donc à l’aveugle, si l’on peut dire, que les textes étaient d’abord étudiés. Il ne pouvait pas y avoir de copinage efficace et nos propres textes devaient passer par là. Cela offrait aux lecteurs une liberté de parole et une intransigeance salutaires. Ensuite, le fonctionnement était plutôt démocratique. Si l’on retrouve des textes d’un même auteur dans différents numéros de la revue (ce qui arrive souvent), c’est bien parce que la qualité de son écriture a été à chaque fois constatée.
En tant que fondateur d’une revue littéraire, comment percevez-vous l’avenir de l’écosystème de la presse culturelle ?
J’ai peur de n’avoir aucune réponse pertinente à cette question. Que la presse culturelle disparaisse ? Non. Que ça ne paie plus ? Peut-être… Il y a des périodes, comme cela, où les moyens mis à disposition de l’art et de la culture se réduisent. Il y a dix ans, pour moi, c’était déjà la même problématique. C’est pourquoi la revue Borborygmes fut exactement ce qu’elle a été : une revue unique qui ressemblait à ses animateurs.
Avez-vous en tête un autre projet de ce type ?
Nous avions des projets d’édition dans nos tiroirs. Ils y sont toujours. Peut-être en sortiront-ils… La revue Borborygmes elle-même renaîtrait, sous une autre forme, si un jour ça nous démange.
Pour finir, quel est votre livre de chevet en ce moment ?
En ce moment j’ai laissé de côté de belles choses comme Dostoïevski (la chance de ne pas avoir tout lu Dostoïevski !!!), Yoko Ogawa, J. G. Ballard et je lis plutôt les romans courts de Leonardo Sciascia, ce qui me laisse du temps pour des ouvrages du genre Comment élever/nourrir/faire dormir ses enfants.
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