Patrick Graham : « Avoir suffisamment confiance en ses personnages pour les laisser porter l’histoire »

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Propos recueillis par Victor Stefanini – bscnews.fr / Patrick Graham, passé maitre dans le domaine du thriller nous livre un nouvelle histoire aux rebondissements multiples.

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Des personnages hauts en couleurs et des péripéties en chaine viennent alimenter « Ces lieux sont morts » ( Fleuve éditions), un roman au rythme haletant dans lequel l’auteur prend un malin plaisir à se jouer de ses lecteurs. Dans cet entretien, il nous présente son livre, explique sa façon d’écrire et décrit son rapport au roman et à ses personnages. Patrick Graham évoque ses inspirations et donne quelques pistes sur une éventuelle suite à cet ouvrage….

Pourquoi choisir comme thématique centrale du roman, le coma ? Comment est née l’idée d’écrire cet ouvrage ?

J’avais envie d’écrire sur le coma depuis longtemps. Sur les états de léthargie. Sur le prix à payer quand on en réchappe. Je sortais de l’aventure très déstabilisante des Fauves et des Hommes et j’avais envie de renouer avec le thriller pur, m’éloigner un peu de la Noire, pour mieux y revenir par la suite. Ou pas. Je recherchais une scène de démarrage mettant en scène Marie Parks, l’héroïne de l’Évangile selon Satan. Dans mon esprit, elle venait de perdre sa fille adoptive et avait sombré dans une terrible dépression. Au commencement du livre, elle se retrouvait donc sanglée à un fauteuil de contention dans une salle capitonnée d’un hôpital psychiatrique où elle était soignée pour cette dépression aggravée de mutisme, de tentatives de mutilation et de suicide. Très amaigrie, nourrie par des perfusions à dispositif anti-arrachement, et incapable de parler, elle faisait face à un autre personnage que je ne distinguais pas encore mais dont je savais déjà qu’il s’appelait Éric Searl. Ceux qui ont lu l’Évangile et l’Apocalypse savent que Marie a connu une longue période de coma après un grave accident de la route où elle a perdu son fiancé et leur fille. Après ce coma, dont elle a émergé avec ces dons de médiumnie qui lui permettent d’enquêter à la fois dans le présent et dans le passé, elle réintègre le FBI et devient cet agent spécialisé dans la traque des cross-killers, les tueurs en série les plus dangereux. Dans mon esprit, il était donc question que l’inquiétude principale de ce docteur Searl réside dans le fait qu’à force de s’enfoncer ainsi dans la dépression et le mutisme, le cerveau de Parks risquait de sombrer à nouveau dans un coma irréversible. C’est comme ça que m’est venue l’idée que Searl était un spécialiste de la rééducation des patients rescapés de comas profonds. Donc à ce moment du récit, Parks est sanglée à son fauteuil de contention et Searl est assis à son bureau et essaie d’entrer en contact avec elle. Ils se connaissent. Ils ont été amants. Parks a une grande confiance en Searl et c’est aussi pour cela qu’on a fait appel à lui. Hormis eux et deux infirmiers costauds censés surveiller Parks, il y a aussi une vieille infirmière assise sur un fauteuil à côté du bureau de Searl. Une vieille infirmière morte depuis longtemps et que seule Parks est capable de voir. Ses visions ont recommencé et c’est aussi cela qui la terrifie. En gros, c’est comme ça que le livre devait débuter. Et puis, quand Searl a commencé à expliquer à Parks sa méthode de rééducation à partir des sons et des odeurs, j’ai dit « coupez ! », j’ai relu le scénario et je me suis dit qu’il y avait là une histoire intéressante à traiter. Cette scène de Parks sanglée sur son fauteuil a donc basculé en début d’un livre suivant, et j’ai concentré l’action sur ce docteur Searl et les secrets terrifiants que lui-même abrite. Évidemment, Marie m’en veut énormément de cette ultime trahison mais elle sait que, comme tout écrivain, je suis un agent de personnages et que c’est un sale boulot que de sélectionner ceux qui vont faire partie d’une nouvelle aventure.

Dans le livre vous expliquez en détail les différents aspects du coma et notamment ce que sont les « lieux morts », ces souvenirs que l’on pense réels mais qui en réalité ne le sont pas. Quelle a été votre démarche pour rendre votre ouvrage aussi technique et précis ?

Je suis moi-même tombé dans le coma vers l’âge de onze ans. A mon réveil trois semaines plus tard, j’ai vécu, et je vis parfois encore, cette impression de morcellement, de « miroir brisé » qui caractérise cet état et que j’ai tenté de reproduire au mieux pour le personnage de Mila. Je conserve peu de souvenirs de cette époque. Pour ce qu’on m’en a raconté par la suite, je ne savais plus lire, écrire ni compter. J’ai dû tout réapprendre. Cette expérience m’a bien sûr aidé à approcher ce sujet. J’ai contacté pas mal de spécialistes pour la forme mais j’avais déjà lu et vécu beaucoup de choses sur le sujet. L’état de réveil est très centré sur les perceptions pures, primaires, pulsionnelles. C’est sur elles que s’appuie la rééducation sensorielle décrite dans Ces lieux sont morts.

Comment expliquez-vous qu’en dépit du fait que les personnages soient pour la plupart ambigus, ils restent toutefois très attachants ?
C’est le plus difficile. Avoir suffisamment confiance en ses personnages pour les laisser porter l’histoire qu’ils contiennent, et être prêt à la modifier puisque ce sont eux et eux seuls qui la contiennent. Un exemple : Lucie Nash, qui devient un personnage central dans le suivant. Au début (toujours le même problème avec les débuts), elle ne devait être qu’un personnage secondaire qui passe très vite. Elle ne devait en fait apparaître que dans une scène « déclencheuse » où elle devait prendre Mila Banks en stop sur une route déserte au fin fond de l’Australie. Et puis, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu besoin que la scène commence avec elle, voiture arrêtée sur le bas-côté, les yeux perdus dans le vague, un 38 posé sur ses genoux, ses mains posées sur le 38, et un de ses enfants à l’arrière lui demandant d’une petite voix effrayée : « on y va, maman ? ». Je me suis alors demandé ce qu’il devait y avoir dans sa (ma) tête pour qu’elle s’arrête ainsi sur le bord d’une route. Je suis le psychanalyste de mes personnages autant que leur agent. J’encaisse leurs caprices car je sais qu’ils ont le talent qui risque de manquer à l’histoire. J’aime aussi l’humain en eux. Même un salopard fini comme Strickland dans Des Fauves et des Hommes abrite une part d’humanité qui peut tout changer, un espoir de rédemption. Pas par naïveté mais parce que c’est important de s’arracher à la certitude du désespoir quand on aborde l’humain. Sinon, si on ne lui laisse que son désespoir et sa crasse, à la fin, il ne reste que cela.

Est ce qu’il y a du docteur Searl en Patrick Graham ou l’inverse ?
Forcément un peu. Je suis comme Searl quand il s’agit de fréquenter le reste de l’humanité : je ne sais pas m’y prendre. J’ai toujours un souci avec le répertoire des émotions. Je sais les reconnaître mais je les ressens difficilement. Partant de là, j’ai forcément du mal à les comprendre. Pour autant, j’ai de l’empathie. Donc je prête aux autres des émotions que je n’ai pas, mais que j’ai forcément dû ressentir à un moment ou à un autre puisque, même si j’ai du mal à les exprimer, je les reconnais. C’est un exercice très fatiguant parce que vous devez spéculer en permanence : est-ce que cette personne souffre ? Est-ce qu’elle est abîmée, mauvaise ou violente ? Qu’est-ce qu’elle essaie de me dire ce qu’elle ressent ? Je ne supporte pas par exemple la proximité des gens en colère ou abritant quelques vraies noirceurs parce que je ressens alors ce qu’ils abritent et que je ne parviens pas à gérer des émotions aussi froides. L’anéantissement dans le sport me rapproche aussi pas mal du personnage de Searl. Ça m’arrive encore parfois. C’est une démarche de pur junkie : ce bien-être après lequel vous courrez, ce flot d’endorphine qui vous abruti de bonheurs hormonaux. Jamais l’humain n’est aussi dangereux que quand il est dans cet état de décompensation.

Qu’est ce qui vous plait dans le fait de raconter ce genre d’histoires, souvent noires ?
Je décris le monde tel que je le perçois. Des salopards, des gens merveilleux, des êtres humains au sens Cheyenne du terme, des personnages christiques aussi, des innocents que l’on massacre mais qui triomphent toujours des salopards par leur consentement à mourir de leur main. Je ne sais pas si c’est si noir que cela. Je lisais il y a quelques jours dans un journal que des crimes odieux avaient lieu dans les contrées reculées de l’Inde et du Pakistan parce que certaines maisons n’étaient pas équipées de sanitaires et que des jeunes femmes étaient obligées de s’éloigner dans les champs à la nuit tombée. Un homme politique pakistanais disais à cela : « construisons en priorité des sanitaires dans les maisons ». Je pense que c’est une problématique résolument humaine : faire reculer les ténèbres pour extraire l’humanité à sa sauvagerie. Je ne sais si c’est noir. Je sais en tout cas que c’est. Et puis il n’y a pas que le sombre. Sid et Carson sont des personnages lumineux, Ézéchiel Brody aussi dans Retour à Rédemption. Flippant mais lumineux. Et puis, avec par exemple un livre comme la Route de Cormac McCarthy, on comprend un peu mieux ce qu’est l’humanité : une meute de loups protégeant en son sein quelques innocents qui portent encore le feu. L’humanité a toujours été fascinée par la préservation forcée de l’innocence souvent hypothétique à laquelle elle a elle-même renoncé : la virginité, l’enfance, par extension les notions absurdes de race, de religion, de sol. Une meute de loups affamés de rédemption, et qui espèrent indéfiniment que la vie de leur progéniture sera meilleure que la leur, justifiant ainsi tous les crimes qu’ils auront consenti à commettre dans le seul but de la préserver à tout prix. C’est ce que fait Strickland dans les Fauves. C’est aussi ce que Searl fait à son niveau : préserver à tout prix, quitte à tuer, et, ce faisant, à dénuer de son sens toute notion de préservation.

La façon dont vous structurez vos récits, dont vous « perdez »/ »piégez » les lecteurs entre le vrai et le faux renvoie parfois au cinéma des frères Cohen. Quelles sont vos inspirations toutes disciplines confondues ?

Seigneur, il y en a tellement. Tout peut-être une source d’inspiration. Un opéra de Mozart, la voix sépulcrale de Marley dans Redemption song, celle de Billie Holiday interprétant Strange fruit, les élucubrations si balzaciennes de Louis C.K., les bleus de Bilal, le Ranxerox de Liberatore, la bande son de Boardwalk empire avec ses airs qui vous donnent envie de tourner sur vous-même, un air d’harmonica au loin, un écureuil écrabouillé par un 4×4, un lieu particulier, la vibration qu’il contient. Tout est tempo, tout est sarx. Les frères Cohen bien sûr. Je pense que quand on a écrit Fargo on peut tranquillement fermer les yeux et passer à une vie suivante. Mais le roman n’est pas le parent pauvre de ces inspirations et je ne suis au fond qu’un auteur qui commence à connaître un tout petit peu les ficelles de son job. L’histoire n’est rien. Ce sont les personnages qui la font. On ne peut pas tricher avec ça.

Y aura t-il une suite de « Ces lieux sont morts » ? Pourriez-vous reprendre certains personnages avec une histoire toute autre comme vous l’aviez fait avec « l’Apocalypse selon marie » qui reprenait les éléments de « L’évangile selon Satan » paru un an plus tôt ?

Oui. Il y aura une suite dans la mesure où cette histoire s’inscrit dans au moins deux autres livres à venir où le lecteur comprendra quelle machination est à l’œuvre derrière ces meurtres. Le prochain est en chantier. Mais la « suite » de l’Évangile pointe aussi son nez, ou plutôt son « antépisode » puisque l’histoire va reprendre avant la disparition de ce manuscrit interdit.

« Ces lieux sont morts »
Fleuve éditions
20,90€
417 Pages

Crédit-photo: Melania Avanzato

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