Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec la musique et le Jazz ?
J’ai grandi dans une famille où la musique était un moyen important de s’exprimer et de se réaliser, mais je n’ai pas grandi à proprement parler autour du jazz.
Je chantais déjà au sein de nombreuses chorales d’église, et j’écoutais aussi beaucoup de gospel moderne. Puis vers 17 ans, j’ai éprouvé le besoin de travailler davantage sur l’improvisation et explorer les possibilités que pouvait me donner ma voix. Cet intérêt m’a conduit vers le Jazz contemporain et cela m’a aussi permis d’écouter différents genres de musiques populaires. Découvrir le Jazz fut un processus très lent. Je pense que l’une de mes premières rencontres importantes avec le jazz fut quand j’ai découvert l’œuvre de chanteurs norvégiens comme Radka Toneff, Elin Rosseland et Sidsel Endresen. Ils ont une telle démarche personnelle face au chant qui est très différente de la musique gospel. Miles Davis, Wayne Shorter et Chet Baker ont été également les premiers jazzmen que j’ai commencé à écouter et avec lesquels j’ai ressenti un très fort sentiment pour leurs lignes mélodiques puissantes – j’ai appris beaucoup de leurs solos pour comprendre leur langage musical.
Quel fut pour vous l’apport de votre rencontre avec Ruth Cleese dans votre carrière ?
En 1990, j’ai hérité d’un certain nombre de partitions de spirituals afro-américains relativement inconnus de Ruth Reese. Elle avait suivi une formation classique et acquis une solide connaissance de la vieille musique afro-américaine. Bien qu’originaire de Chicago, Ruth Reese s’est installée en Norvège à partir de 1960 jusqu’à sa mort en 1990 . Je fus sa dernière élève. Son enseignement a été décisif pour ma carrière et, ce, pour plusieurs raisons. Elle m’a beaucoup appris sur l’origine et la genèse des spirituals – y compris l’histoire des esclaves et la différence entre les spirituals et la musique gospel (musique folklorique et musique composée ). Elle m’a aussi inspiré par sa façon de chanter. À cette époque, j’étais très jeune et elle a mis au défi ma façon de l’interpréter. L’idée de Ruth Reese fut toujours de dépouiller les chansons d’ornementations inutiles. Cette recherche de l’essence musicale a été fondamentale dans ma carrière.
J’ai été immédiatement touchée par la richesse de ces chansons à la fois musicalement et spirituellement. Cependant, j’ai ressenti à un moment donné le besoin de trouver ma propre voie dans la musique. Ce processus, ainsi que les chansons elles-mêmes, m’a façonné en tant que jeune chanteuse puis j’ai composé avec ces matériaux pour donner sur la longueur une singularité particulière à mon travail et à mes compositions.
Pour ce nouvel album, quelle est la part du spiritual dans vos nouvelles propositions musicales ?
Dans “I’ll meet you in the morning”, j’ai voulu établir un dialogue, réalisé avec du matériel ancien. Parfois, j’ai mélangé mes chansons avec des fragments de spirituals différents au coeur de mes propres paroles les transformant ainsi à ma façon. Une partie de la musique est plus inspirée par la tradition. Je travaille également beaucoup sur les détails concernant les arrangements avec mes musiciens et sur la production de l’album.
Que signifie le titre de cet nouvel album ?
«I’ll meet you in the morning” est une phrase tirée d’une des chansons de l’album. Mais c’est aussi une phrase utilisée dans de nombreux spirituals. Les spirituals étaient souvent porteurs de messages secrets à tous ceux qui voulaient s’échapper et atteindre la liberté dans le Nord. Mais cela signifiait que vous deviez quitter vos proches pour y parvenir. Le chemin de la liberté passait donc pas des adieux et des départs. Cet espoir de retrouvailles a donné à beaucoup de la force et du courage – comme c’est le cas encore aujourd’hui pour les réfugiés – dans l’espoir de se retrouver un jour. Je pense que le titre de l’album évoque cette exploration de l’espoir et des retrouvailles.
Quel est le lien entre le spiritual afro-américain et votre identité suédoise ?
Les spirituals sont des expressions fortes de la vie. Ils sont transmis dans une tradition orale par des esclaves africains aux États-Unis. Ils sont nés d’une union de la tradition africaine et les éléments socio-religieux américains. Même si les esclaves vivaient sous cette oppression humaine extrême, les émotions exprimées sont à bien des égards universelles. Les chansons abordent les questions de l’existence encore d’actualité. La tradition n’est pas limitée par le temps, le lieu ou la foi. J’ai été profondément touchée par ces chansons qui expriment à la fois le désir, le deuil, la lutte et portées par l’espoir.
Qu’avez-vous souhaité aborder comme sujets dans ce nouvel album ?
J’aborde dans cet album les thèmes de la nostalgie, ainsi que ceux de l’appartenance et de l’unification.
Les chansons soulignent les changements dans la vie – comment nous appartenons nous les uns aux autres et comment chacun de nous doit suivre son propre chemin. Pour moi, les spirituals sont extrêmement riches. Ils englobent la complexité de la vie et j’ai essayé dans la création de cet album de mettre en avant tous ces sujets.
Quel est le rapport que vous faites entre spiritualité et musique ?
Pour moi, la musique est en parfait accord avec la spiritualité. Elle est le moyen idéal pour trouver un endroit où je me sens bien. Elle est une sorte de développement personnel et d’exploration intime. Je considère les spirituals afro-américains comme des chants sacrés. Je pense sincèrement que les chansons et les mélodies me donnent accès à un endroit confortable où je puisse exister et chanter. Les spirituals ne sont pas des chants religieux et spirituels seulement parce qu’ils ont utilisé des symboles bibliques. Ils étaient spirituels et religieux parce qu’ils ont essayé, avec une inspiration artistique, de poser les questions fondamentales de l’existence, de la vie avant, et au-delà afin que l’être puisse réfléchir à ces questions. Dans ce contexte africain, la musique était une façon très naturelle d’exprimer l’existence. La musique était une spiritualité. C’est aussi pourquoi les chansons sont en mesure encore de toucher nos vies aujourd’hui ainsi que nos propres quêtes personnelles.
Comment situeriez-vous ce nouvel album dans votre carrière ?
Quand il s’agit de thèmes de l’album, “I’ll meet you in the morning” crée une sorte de trilogie avec “Wayfaring Stranger” et “The night shines like the day». Ces morceaux ont des approches différentes sur le voyage, les mouvements et les changements.
La longue exploration que crée “I’ll meet you in the morning” a été une étape très importante dans mon parcours musical. J’ai sorti mon premier spirituals-album « Wayfaring stranger » il y a maintenant 7 ans, et pendant des années, j’ai ajouté plus de spirituals à mes concerts live. J’ai ressenti le besoin de faire un autre album sur cette base musicale – comme une recherche – mais il serait impossible de faire cet album sans finir par “I’ll meet you in the morning” pour lequel j’ai écrit toute la musique et les paroles.
Si vous deviez le définir en 2 mots ?
Un album qui révèle ma passion pour les spirituals afro-américains., toujours basés sur ma propre écriture. Ce nouvel album “I’ll meet you in the morning” est coloré par l’expression acoustique épurée et entendu dans «Wayfaring stranger» ainsi que la plénitude de mon dernier album solo “The night shines like the day”. L’album montre des traces d’âme de vieux hymnes évangéliques, des rythmes de la danse africaine, de jazz contemporain nordique mais aussi de la musique de l’église contemplative.
Où pourra-t-on vous voir sur scène dans les prochaines semaines ?
Je vais faire une série de concerts en Norvège et en Allemagne, suivie par des concerts cet été (San Sebastian Jazz festival…) Je suis également impatiente de revenir en France au cours de l’été ainsi q’un en septembre et octobre. Vous trouverez toute la liste actualisée de mes concerts à venir sur mon site www.kristinasbjornsen.com
I’ll meet you in the morning
Kristin Asbjornsen
(Universal)
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