Pascal Génot, Bruno Pradelle et Olivier Thomas ont eu envie de rendre hommage à cet homme engagé ( et à son épouse) dont le film le plus important , « Le Rendez-Vous des Quais « , fut frappé par la censure en 1955 et ne put être visionné qu’en 1989, suscitant alors un vif intérêt auprès des cinéphiles. Une bande-dessinée qui offre à Marseille un visage moins habituel que celui que le neuvième art ( et d’autres arts) véhicule habituellement et a le parfum exaltant d’une liberté qui résiste….même lorsqu’elle est bâillonnée.
Et si, pour commencer, vous nous racontiez comment vous vous êtes rencontrés et pour quelles raisons vous avez- eu envie de travailler ensemble?
Bruno Pradelle : Nous sommes tous deux originaires de Corse, nous nous sommes connus là bas. Nous avons commencé à travailler ensemble sur un travail pour France Télécom.
Pascal Génot : Avec Bruno Pradelle, nous nous sommes donc rencontrés vers le milieu des années 1990 et nous avons tous les deux des origines « insulaires ». Ensuite, habitant à Marseille quelques années plus tard, nous avons rencontré Olivier Thomas qui travaillait avec Bruno dans un studio de dessin animé. A ce moment-là, j’étudiais le cinéma à l’Université d’Aix-en-Provence et je m’étais spécialisé en scénario et montage (les deux bouts de la chaîne de création d’un film) ; le passage à la bande dessinée est venu pour moi un peu par hasard, sur une proposition de Bruno d’écrire un scénario de BD. Le passage du cinéma à la BD était assez simple, les bases dramaturgiques sont similaires, même si ce sont deux médiums très différents, bien sûr. Depuis, la BD ne cesse de me fasciner par ses possibilités expressives.
Comment écrit-on à quatre mains? Diriez-vous que vous êtes complémentaires?
Bruno Pradelle : Nous nous répartissons les séquences, puis nous nous les échangeons pour ensuite les corriger.
Pascal Génot : Oui, nous sommes plutôt complémentaires, sinon on n’arriverait probablement pas à travailler ensemble. Moi, j’ai une approche influencée par mon parcours universitaire, par ma formation, mes recherches en sociologie de la culture, le fait que j’enseigne aussi en fac, etc. Je suis un peu l’intello de service, je coupe les cheveux en quatre. Bruno est plus « intuitif », plus spontané. Et il a le compas dans l’œil, une culture BD plus large que la mienne. Disons que je suis plus « littéraire » et lui plus « visuel ». Sinon, plus concrètement, nous discutons d’abord de l’intégralité de l’histoire et du récit jusqu’à la rédaction d’un synopsis complet. Ensuite, nous nous répartissons chacun la moitié des séquences par affinité et nous travaillons chacun de notre côté. Puis, chacun soumet sa version à la critique de l’autre : on a pris l’habitude de mettre notre ego entre parenthèses, donc on avance par discussions contradictoires, chacun est le premier lecteur de l’autre. Enfin, on réécrit ensemble tout le découpage et les dialogues, plusieurs fois s’il le faut. On fonctionne un peu pareil avec Olivier pour le passage du scénario au dessin, par allers-retours critiques ; puis, après, lorsque Bruno passe à la mise en couleur. C’est un travail d’équipe.
Pouvez-vous en quelques mots nous parler de votre premier projet commun: la trilogie Sans Pitié?
Pascal Génot: Sans Pitié, c’est une trilogie publiée par les éditions Emmanuel Proust, parue en intégrale en 2009. C’est un polar noir dont l’action se situe principalement à Marseille en l’an 2000 mais le fond de l’intrigue remonte à la guerre d’indépendance algérienne, dans la tradition du polar français post-68 où l’origine du Mal est historique et sociale plutôt que psychologique. Un projet d’adaptation au cinéma est en cours de développement, avec Laurent Bouhnik prévu comme réalisateur.
Bruno Pradelle : Oui, nous voulions une histoire de vengeance qui remonte de la guerre d’Algérie, une série noire à la Didier Daenincks.
Comment en êtes-vous arrivé ensuite à Paul Carpita?
Bruno Pradelle : Pascal, qui présentait le film aux lycéens, me l’a fait visionner et nous avons décidé de l’adapter.
Pascal Génot : Au départ, nous connaissions Paul Carpita de réputation. Et puis j’ai en effet vu son film Le Rendez-vous des quais, dans le cadre du dispositif Lycéens et apprentis au cinéma pour lequel je travaille comme intervenant pédagogique et formateur. Nous venions de terminer Sans pitié, nous cherchions un nouveau projet. Je suis sorti de la projection en me disant que ce serait chouette d’adapter ce film en BD. Olivier et Bruno ont accroché à l’idée. Nous avons alors pris contact avec Paul Carpita pour en discuter avec lui, et il a été enchanté. On ne savait évidemment pas qu’on s’embarquait alors pour un projet qui allait nous prendre 5 ans au total…
Vous avez rencontré le réalisateur : si vous deviez le qualifier, quels mots utiliseriez -vous?
Bruno Pradelle : Je pense que « probité » le représente parfaitement.
Pascal Génot: Engagement, détermination et générosité. Les trois mêlés à un niveau rare. Cette rencontre a été décisive pour la suite du projet. Paul Carpita nous a raconté longuement l’aventure de ce film, son tournage dans des conditions rocambolesques à la limite de la légalité, sa censure et sa saisie en 1955, sa redécouverte 35 ans plus tard… Nous sommes sortis de cette première rencontre avec la certitude que raconter cette histoire était tout aussi important que d’adapter le film. Au final, d’un point de vue éditorial, c’était plus pertinent de se concentrer sur l’histoire du film et de Paul Carpita : nous avons donc fait le choix d’axer notre projet en ce sens.
Cet album, c’était d’abord une volonté de rendre hommage à un résistant, le désir d’expliquer aux gens qu’un film a été interdit pendant 35 ans pour de mauvaises raisons, une passion commune pour le septième art?
Pascal Génot : Les trois ! C’est à la fois l’hommage à un homme qui a réussi à créer toute sa vie malgré les bâtons qu’on lui a mis dans les roues, une histoire qui permet de restituer un peu de la complexité des années 1950, période de Guerre froide, des guerres d’indépendance en Indochine et en Algérie, de fort conflit social… et l’histoire d’un film tourné à la marge des normes du cinéma de l’époque.
Bruno Pradelle :Au début, c’était pour adapter le film et parler du combat des hommes, et quand nous avons rencontré Paul, l’idée d’en faire le héros a fait doucement son chemin.
Concernant Le Printemps des Quais, quelles qualités accordez-vous à ce long métrage? A-t-il réellement une valeur esthétique -en dehors de son engagement politique précieux comme semble l’expliquer la bd -… ou son succès, 35 ans plus tard, est dû surtout au mythe du « film maudit »? Et si oui, qu’est-ce que vous trouvez séduisant , esthétiquement, dans ce film?
Pascal Génot : Le Rendez-vous des quais, c’est « juste » le seul véritable exemple d’un néo-réalisme à la française ! Le film est tourné en 1953-1954, achevé (et censuré…) en 1955. A cette date, la Nouvelle Vague n’existe pas encore, le cinéma français est encore « enfermé » dans les studios, très corporatiste, etc. Paul Carpita, lui, tourne en décors réels, avec des acteurs non-professionnels qui incarnent des rôles souvent proches de ce qu’ils sont dans leur propre vie, une histoire qui est aussi la leur sur un plan social, historique, culturel… Et la prise de vue, faite par Paul Carpita qui était un remarquable cadreur, est très belle. C’est le genre de films où l’on voit les « ficelles » (on voit que les acteurs « jouent », que les raccords sont des raccords, etc.) mais qui est sidérant d’humanité.
Bruno Pradelle : Bien qu’un peu gauche, ce film a le mérite d’être juste, de vrais costumes, de vrais décors et surtout, de vrais gens. la ferveur et l’entraide autour du tournage se sentent dans le film.
C’est un film qui prend « Marseille pour cadre et non plus pour décor »…une ville que vous connaissez bien tous les deux?
Bruno Pradelle :C’est parce que qu’on connait bien Marseille qu’on ne voulait pas faire que du polar, il y a autre chose à raconter sur cette ville ancestrale.
Pascal Génot: Bruno et moi résidons à Marseille depuis plus de 15 ans ; le dessinateur, Olivier Thomas, y a habité pendant plus de dix ans. C’est une ville fascinante, énervante ou touchante selon les jours… Elle garde un côté « rebelle », au-delà du cliché, même si les politiques urbaines tendent à vouloir la changer en une sorte de carte postale… Et puis, personnellement, je ne suis qu’un Corse de plus dans l’histoire des migrations qui ont peuplé Marseille, je n’ai pas de mal à m’y sentir chez moi tout en venant d’ailleurs.
Vous êtes auteurs et artistes : avez-vous l’impression que la censure a définitivement disparu en France ou pensez-vous qu’elle opère – de façon peut-être plus insidieuse – encore aujourd’hui? L’artiste d’aujourd’hui peut-il parler de tout?
Bruno Pradelle :Je pense que la censure est vraiment beaucoup plus douce qu’à l’époque, si on regarde « Rendez vous des quais » avec les yeux d’aujourd’hui, on ne voit pas ce qui dérange.
Pascal Génot: Aïe… question difficile. Je dirai que la censure, aujourd’hui, est surtout économique et médiatique. Les projets un peu originaux ou ambitieux sur le plan artistique ne se font pas facilement, la question de la rentabilité commerciale vient vite sur la table (ce qui peut n’être qu’un prétexte pour rémunérer les auteurs au rabais alors que le projet s’avère rentable au final…). Et les grands médias de masse sont terriblement conservateurs… Il n’y a qu’à voir les artistes, les écrivains ou les intellectuels invités à la télévision il y a trente ans et de comparer avec aujourd’hui pour constater qu’on tire les choses vers le bas, avec une sorte de « haine » pour toute forme d’expression ou de pensée un tant soit peu exigeante. En même temps, récemment, on a vu le Conseil d’État interdire des spectacles et, quoiqu’on en pense, c’est une forme de censure d’État. On a une Droite de plus en plus réactionnaire, une Gauche de plus en plus moraliste… En théorie, l’auteur ou l’artiste peut parler de tout ; en pratique, encore faut-il qu’on lui laisse un véritable espace, non seulement de parole mais aussi d’écoute. Ceci dit, « l’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté »…
Quelles ont été vos sources de documentation pour concevoir cet album en dehors de votre rencontre avec le réalisateur?
Pascal Génot: Le Printemps des quais a demandé un gros travail de documentation. Outre le témoignage de Paul Carpita et de son épouse, Maguy, nous avons rencontré Jean-Pierre Daniel, le fondateur du centre culturel L’Alhambra Ciné-Marseille qui était très proche de Paul Carpita et a été l’un des principaux acteurs de la redécouverte du film au tournant des années 1980-1990 ; nous avons aussi rencontré un historien spécialiste du monde communiste à Marseille pendant la Guerre froide, Jean-Claude Lahaxe. Par ailleurs, il y a des articles et des livres d’historiens ou de journalistes sur Paul Carpita et Le Rendez-vous des quais. Enfin, on a mené notre propre enquête documentaire aux Archives départementales à Marseille, notamment dans la presse écrite des années 1950, et j’ai eu aussi l’autorisation de consulter le dossier administratif du film conservé par le Centre National de la Cinématographie, où l’on trouve tous les documents officiels concernant la censure du film en 1955, jusqu’aux bulletins de votes originaux avec la mention « interdiction totale ». Ce qui était difficile, c’était, d’un côté, de reconstituer la chronologie des faits, les personnes impliquées, et de bien saisir le contexte historique, d’autant plus que l’histoire du Rendez-vous des quais comprend encore des zones d’ombre. D’un autre côté, il fallait une documentation visuelle importante : pour un roman historique, un écrivain peut se « contenter » de quelques adjectifs bien sentis pour faire revivre une époque ; en BD réaliste, pour une histoire située à l’époque contemporaine au sens des historiens, il faut le maximum de visuels (photos, films, peintures, plans de ville…) pour les décors, les objets, les vêtements, etc. Pour la période des années 1950, les films de Paul Carpita sont une mine d’or documentaire. Pour les périodes antérieures (années 1930 et 1940), il a fallu chercher aux Archives, surtout pour le quartier où a grandi Paul Carpita, le quartier Saint Jean près du port, qui a été détruit pendant la Seconde Guerre. Et puis, heureusement, on trouve beaucoup de choses sur Internet.
Enfin, aviez-vous peur de » décevoir » le réalisateur? A-t-il eu un regard avant, durant ou simplement après la création?
Pascal Génot : Paul Carpita est décédé en 2009, et notre projet a pris cinq ans au total… Sa femme, Maguy, est décédée en 2013, avant que Le Printemps des quais ne soit terminé. Aucun d’eux n’a donc pu voir la création aboutie. Mais nous n’avons évidemment pas cessé de penser à eux, à ce qu’ils auraient pensé, si notre interprétation des faits était juste ou pas, sur le plan historique comme sur le plan humain. Notre souci, un souci éthique autant qu’artistique, c’était que les proches de Paul Carpita, sa famille, ses amis, ses collaborateurs, etc., retrouvent un peu de la personne qu’ils avaient connu. On se disait que cela doit faire quand même très étrange de voir son père, ou son grand-père, etc., devenir un personnage de BD… D’après les retours que nous avons eu, nous avons su trouver le ton juste, le bon écart entre la réalité et la fiction. Avec le retour positif des lecteurs, c’est notre plus belle récompense.
Bruno Pradelle : Oui, Paul Carpita n’a pas eu l’occasion d’avoir un regard durant la création car à son décès, nous étions encore en négociation sur la signature de l’album. Nous avons fait cette oeuvre avec honnêteté et je pense que Paul aurait apprécié.
Le printemps des quais
Olivier Thomas (Dessinateur), Pascal Genot (Scénario), Bruno Pradelle (Scénario)
Prix: 14,95€
Date de parution : 16/01/2014
Editeur: Soleil Productions
Collection: Quadrants Astrolabe
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