Extravaganza : le corps mis en scène

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Par Julia Hountou et Ariane Pollet – bscnews.fr/ Une des expériences les plus passionnantes en art consiste à projeter ses fantasmes, ses rêves sur un objet, en d’autres termes à recevoir l’impulsion d’une image et observer ce qu’elle provoque dans notre imaginaire. 
Pour illustrer ce principe, cette exposition met en exergue les affinités entre deux modes d’expression artistique, la photographie et le théâtre, qui usent parfois des mêmes notions selon le style, les procédés et les visées des artistes, ceci à travers les points communs, les « passerelles » qui permettent de les relier l’un à l’autre.

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La première partage ainsi de nombreuses similitudes avec le second, qu’il s’agisse de mise en scène, de création de personnages et de décors ou de l’envie de raconter des histoires. La dimension théâtrale se retrouve dans les divers champs de cette discipline et touche indistinctement les productions des beaux-arts, de la mode et du documentaire.
Extravaganza, en référence à la parodie et au spectacle fantasque, réunit des photographes qui inventent des mondes ou dépeignent des univers insolites. La vie quotidienne y est théâtralisée, le geste dramatisé et le corps mis en scène afin de rythmer le récit. En élaborant leurs images selon divers degrés – représentation ou recréation – ces artistes donnent à voir comme au théâtre le lien indéfectible qui unit le réel et l’imaginaire. Dans un environnement conditionné par les enjeux sociaux, chaque relation s’inscrit dans un vaste jeu symbolique au point de se muer parfois en véritable scénographie. L’image photographique capte ces interactions, les met à distance par le biais de l’objectif et invite à en sourire. Comme dans l’art théâtral, la photographie joue avec le spectateur pour faire face aux mystères et aux incertitudes. Le cliché ainsi agencé ajoute une inquiétude au plaisir esthétique en incitant à s’interroger : Est-ce vrai ou est-ce faux ? Est-ce capté sur le vif ou subtilement construit ? En d’autres termes, il porte à un questionnement essentiel : où se situent le réel, les faux-semblants ou encore l’espace des possibles ? Enfin, les photographes exposés ici attachent une grande importance au corps qu’ils appréhendent et présentent comme élément central, indispensable, de leurs œuvres. Grimé, métamorphosé́, morcelé, il devient le « lieu » par excellence du spectaculaire, le support idéal de tous les fantasmes.L’exposition est divisée en trois parties : le réel mis en scène ; la mise en scène du geste (immobile) ; la fabrique du corps

Le réel mis en scène
L’objectif n’est pas la création d’univers. Les photographes saisissent le théâtre social, celui du quotidien. La tonalité sous-jacente à ces travaux photographiques peut relever du théâtre, dans ses diverses acceptions. Les situations photographiées tendent à s’organiser, spontanément ou pas, en « scènes » dans lesquelles les protagonistes semblent chercher leurs rôles et leurs places. La vie de tous les jours est perçue telle une mise en scène avec, comme au théâtre, une scène, des acteurs, le public. Au plus près de l’actualité, Nicolas Righetti (1967, CH) traque la mégalomanie dans ses formes les plus spectaculaires. Love Me Turkmenistan propose une plongée dans le délire de puissance d’un dictateur (1) jouant avec son peuple comme avec des figurants.Les aléas du voyage obligent Alban Kakulya (1971, CH) à utiliser pour un temps un appareil compact. C’est ainsi qu’il saisit les combats des Super Cholitas à La Paz, avec un grain et une lumière qui confèrent à ce spectacle aussi folklorique que touristique des allures légendaires.Dans la série Pour une lutte, avec toi, Laura Keller (1977, CH) se consacre aux traditions suisses : deux jeunes hommes face à face, mains nues, se livrent à des luttes au corps à corps. Le travail de retouches en post-production vise à dégager les scènes de leur contexte de compétition en les transposant dans un monde plus onirique. Zoé Jobin (1987, CH) se lance À la poursuite de Marilyn. Cette quête du mythe la conduit à rencontrer des personnages et des lieux hantés par la légende hollywoodienne.

La mise en scène du geste (immobile)
Les mises en scène sont ici réalisées pour l’image. Elles consistent à élaborer de subtiles scénographies avec quelques accessoires, des lumières maniéristes, dans le cadre des prises de vue. Les corps participent, à travers leurs postures, leurs mouvements et leur apparence, à la composition des images ainsi créées. Composées telles des œuvres picturales, ces photographies en possèdent le pouvoir d’évocation. Tel un tableau vivant, Was bisher geschah de l’artiste Brigitte Lustenberger (1969, CH) joue avec ses images comme avec des comédiens invités dans une série sur la famille. Reliés entre eux par de menus détails – un geste, un regard, une simple juxtaposition -, les personnages semblent avoir un rôle attribué en fonction de leur âge. Pourtant, comme dans un jeu combinatoire, les associations possibles sont infinies. Serait-ce son fils ou alors un neveu, un voisin peut-être ? Les questions affluent sans jamais trouver de réponses. Dans Météo et autres phénomènes naturels, Loan Nguyen (1977, CH, FR) décline les phénomènes météorologiques avec poésie et humour. Comme autant de tableaux, ses compositions s’organisent autour de quelques objets et d’un geste tenu qui les anime. Cécile Hesse (1977, FR) et Gaël Romier (1974, FR) nous donnent à voir un quotidien décalé́, en nous interrogeant sur notre rapport aux objets fétiches ou délaissés qu’ils n’hésitent pas à détourner. Leurs mises en scène domestiques minutieusement construites renversent les habitudes et subvertissent les conventions.

La fabrique du corps
Ces photographies sont conçues telles des espaces scéniques peuplés de personnages oniriques plantés dans des décors cocasses. Elles nous plongent dans d’étranges univers, proches du simulacre, de l’artifice, qui participe du processus de création. Fabian Unternährer (1981, CH) privilégie le décalage à travers la répétition de gestes dérisoires. Il s’amuse à travestir ses protagonistes, créant des atmosphères joyeusement farfelues ou faussement naïves. Si ses photographies burlesques évoquent les pitreries du fameux Mr. Bean, elles suscitent aussi une réflexion sur notre société́, ses ridicules et ses travers. Thomas Rousset (1984, FR) se laisse bercer entre réalité́ et fantaisie ; ses souvenirs d’une existence rustique se mêlent à ses fantasmes pour créer des mondes d’une inquiétante étrangeté́ (Uyor, Prabérians). Au sein du monde rural, les autochtones et leur environnement acquièrent une dimension ludique et insolite ; ils paraissent anachroniques, tels des personnages imaginaires issus de récits transmis par les générations passées. Anoush Abrar (1976, CH) et Aimée Hoving (1978, NL) abordent le thème traditionnel de la femme fleur dans Royal Blue Vanda. La sophistication des créatures voluptueuses et irréelles rappelle les photographies de mode raffinées et luxueuses. Férues d’illusion, les photographes ont trouvé un terrain d’expression idéal dans l’univers du rêve et du glamour. Fantasmatiques, leurs mises en scène consistent à préparer les images, à les construire méticuleusement, rejetant toute notion de hasard ou d’improvisation. L’apprêt visible fait partie de la raison d’être de leur démarche qui s’affirme par une maîtrise absolue de l’artifice. Ainsi, ces différents artistes révèlent combien une grande part de l’ambiguïté de la photographie mise en scène découle souvent de l’indécision qu’elle procure au spectateur, entre réalisme et exhibition d’un artefact. En usant de la mise en scène à des degrés divers pour tenter de dire quelque chose de notre monde, ces photographes inventent d’extravagants régimes critiques de visibilité et d’accès au réel.

1. Saparmourad Niavoz, président à vie du Turkménistan, meurt en décembre 2006 et laisse derrière lui les marques de son omniprésence. La folie paternaliste du despote semble avoir gravé la mémoire de ce pays d’Asie centrale pour l’éternité.

Le corps mis en scène dans la photographie contemporaine
Exposition collective, Galerie du Crochetan : Rue du Théâtre 6, 1870 Monthey, Suisse, du 29.11.2013 au 27.02.2014
Artistes : Anoush Abrar et Aimée Hoving, Cécile Hesse et Gaël Romier, Zoé Jobin, Alban Kakulya, Laura Keller, Brigitte Lustenberger, Loan Nguyen, Nicolas Righetti, Thomas Rousset, Fabian Unternährer.
Curatrices : Julia Hountou et Ariane Pollet.
Exposition organisée par NEAR (association suisse pour la photographie contemporaine) à l’invitation du Théâtre du Crochetan.
Une publication (78 pages) est éditée à cette occasion.
Partenaires : Extravaganza a été réalisée avec le soutien de : la Collection de la BCV, Lausanne ; Femina ; la galerie Laleh June, Bâle ; NEAR, Lausanne ; PhotoRotation, Genève ; le Théâtre du Crochetan, Monthey. Le catalogue a été publié grâce au soutien de : la Fondation de Famille Sandoz, Lausanne ; la Loterie Romande, Valais ; le Service de la culture du Canton du Valais, Sion ; le Service culturel de la Ville de Monthey.
Swiss association for contemporary photography : www.near.li
Crochetan : www.crochetan.ch

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