Gilbert Sinoué : le chef-d’oeuvre qui prépare au sublime métier de vivre
Par Marc Emile Baronheid – bscnews.fr / C’est pareil à chaque rentrée : on va voir ce que l’on va voir ! Les pythies des cavernes éditoriales annoncent, qui le nouveau Flaubert, qui la réincarnation de Nathalie Sarraute. Au lieu de quoi on prend (presque) les mêmes et l’on recommence. Madame Chapeau fait son petit tour, on se vautre à nouveau dans l’inceste de citron et le déferlement reprend, du monceau d’illusions perdues.
Une fois éliminée la littérature kleenex et filoutées cinquante nuances de gogos, place aux livres. La bibliographie de Gilbert Sinoué est édifiante comme le casier judiciaire d’un truand marseillais qui proclame son innocence . Il doit une part appréciable de sa notoriété au roman historique, genre qu’il met entre parenthèses avant peut-être, une séparation définitive.
Son nouvel habit : le romanesque pur. Son héros : un virtuose de la chirurgie. Le cadre : l’île grecque de Patmos.
Depuis qu’un péché d’orgueil a transformé en tragédie une opération certes délicate mais assurément à sa portée, Théophane, chirurgien défroqué, vit à l’aveuglette, comme les âmes qui hantent les îles chères à Séféris. Seul son fils Seymour parvient quelquefois à trouver le défaut d’une cuirasse désabusée. Il côtoie désormais des gens simples, peu nombreux, auxquels il prodigue des soins élémentaires en échange de pas grand-chose : des œufs, du lait de chèvre, des fromages. L’amour dure trois ans, selon un romancier-jet-seteur. La déréliction aurait-elle la peau plus dure ? « Il ne me reste que mes souvenirs, comprends-tu ? Je m’y accroche. J’ai mal au corps tellement je m’y accroche et je me réconforte avec les images du passé ».
Théophane croise la route d’un quatuor singulier : Beba, une femme venue sur l’île ouvrir une pension de famille, Achille, son bâilleur de fonds et amant platonique, son fils Lucas et sa fille Antonia, jeune femme invalide, écorchée vive et débordant d’amertume.
Antonia décourage avec un acharnement virulent les tentatives de dialogue de Théo, lequel s’obstine et trouve dans chaque rebuffade une raison d’insister. Sinoué raconte une valse lente des solitudes, le chassé-croisé entre rédemption et malédiction, la délicate mise en équation du désespoir et de l’utopie. Un projet fou germe dans l’esprit de Theophane. Mais à ce stade des affrontements et avec ce que le romancier révèle de l’échiquier, est-ce encore l’esprit qui manœuvre ou, déjà, une autre force, moins rationnelle et plus sensible aux turbulences ?
Gilbert Sinoué est un pêcheur aux leurres retors, au poignet assuré, à la fermeté tranquille. Il a même l’audace de lancer plusieurs lignes simultanément, les révélations successives constituant des appâts fatals. Solidement ferré, le lecteur remonte lui-même vers l’épuisette.
Affronter ses blessures les plus profondes : le chef-d’oeuvre du long tour de compagnon qui prépare au sublime métier de vivre.
« L’homme qui regardait la nuit », Gilbert Sinoué, Flammarion, 19,90 euros
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