André Bouchard : un dessinateur narratif dont vous allez dévorer l’univers!
Par Julie Cadilhac – bscnews.fr/ André Bouchard est dessinateur de presse pour le Point et auteur jeunesse.
Il a notamment illustré La mensongité galopante et les albums de Vincent Malone et a imaginé en solo Beurk! et Les lions ne mangent pas de croquettes. Ce dernier album, paru en septembre 2012, est plein d’humour et propre à séduire enfants et parents. Il y est question d’une petite fille, Clémence, qui, obéissant à ses parents qui ont déclaré » Pas de chien, ni de chat! », ramène un lion à la maison. Et c’est fou ce que la présence d’un lion dans une ville peut bouleverser positivement les gens : ils font de l’exercice, cèdent volontiers leur place dans le bus et cessent d’être inquiets pour un oui ou un pour un non! Un livre à dévorer assurément dont voici quelques secrets délivrés par l’auteur lui-même.
Cette histoire de lion anthropophage, c’est d’abord un pied de nez à notre anthropocentrisme?
Oui, c’est exactement ça. Nous sommes aussi gloutons que le lion de l’histoire! Le lion voit les humains à sa façon. Nous ne sommes qu’un garde-manger pour lui. Comme lui, nous n’écrasons aucune larme sur les animaux morts qui se trouvent dans notre assiette. On ne s’offusque pas de manger l’enfant de la vache, qu’on donne à nos enfants de surcroît!
Quant au vrai lion, qui est un noble prédateur, il tue pour manger à sa faim et ne fait pas de stocks de gazelles et de zèbres dans son congélateur. Nos enfants chéris, choyés, adorés, gâtés, les voilà devenus des victuailles pour lion! Voilà pourquoi tant de cruauté stoïque chez le lion de Clémence. Les humains ne sont-ils pas de joviaux mangeurs de viandes eux aussi! C’est le bon retour des choses. Notre amour-propre en prend un sacré coup, certes, mais le rire de surprise nous laisse de bonne humeur. Eh oui, nous ne sommes pas seuls sur terre! Et par extension nous ne sommes pas seuls dans la société des hommes, unique responsable du pillage et du vandalisme de la terre.
Vous utilisez le trait à l’encre noire rehaussé de couleurs pour dessiner les scènes avec ce lion cocasse: quels sont les avantages de cette technique pour vous? Est-ce un héritage de votre travail dans le milieu publicitaire où l’on dessine sur le pouce des croquis avec le premier stylo à portée de main?
Puisque vous tenez à ce que j’évoque la pub, sachez que je dessinais et que j’écrivais bien avant d’entrer dans ce milieu. Je pense que ce qui caractérise la publicité c’est son inculture et sa capacité à faire l’éponge. Je veux dire par là que la pub est le reflet de la culture des employés qui y travaillent, c’est-à-dire de ceux qui ont les idées. Si ces derniers ont des idées moyennes, la pub ne leur apportera rien de plus. Bien que cet univers fascine comme certains sont fascinés par la lecture de « Voici » ou de Gala », je pense plutôt avoir apporté un héritage à ce milieu (comme pas mal de créatifs de ma génération) par ma culture de l’histoire de l’art, du cinéma, de la littérature et aussi, bien entendu, du dessin et du croquis… Cependant en travaillant pour ce milieu, j’ai appris qu’il fallait avoir une bonne idée pour la défendre et qu’il fallait s’acharner à trouver une nouvelle idée aussi bonne quand la première n’avait pas convaincu ces messieurs en cravates. Accepter les critiques, ne jamais se décourager voilà la devise du créatif de pub. Étonnamment, la pub fut pour moi une école d’humilité.
On pense au trait mordant et tendre de Sempé dans les dessins de cet album… une comparaison qui vous étonne, vous agace ou vous séduit?
Ça me séduit énormément! Je me permets toutefois de noter dans votre question, qu’il y aurait un doute pour un dessinateur à ne pas être séduit par une filiation à l’immense Sempé! Cela viendrait-il d’un jeunisme ambiant franco-français qui est souvent celui des publicitaires? Les anglo-saxons respectent leurs aînés, ils ont également un nombre considérable de dessinateurs qui se servent de leurs plumes pour exprimer leur humour délicat et spirituel. Il suffit de connaître les dessinateurs du New-Yorker, pour se faire une idée (Sempé est l’un d’eux d’ailleurs).
Quelle est l’Histoire de votre dessin narratif? Comment dessiner un livre pour enfants?
Quand on cherche à marquer une séparation avec la mièvrerie, le bonbon, le rose des mauvais livres pour enfants, l’image peut-être un témoin avertisseur. » Vous avez la garantie que ce livre ne sera pas débilitant pour vous comme pour votre enfant! » Voilà ce que doit chercher à dire le dessin depuis les étalages des librairies. Voyez ce trait ce trait de plume enlevé et peu soigné à la fois. Voyez ces couleurs qui osent le blafard et qui ne cherchent pas à faire « joli »à tout prix. Voyez comme le pinceau déborde du trait de plume, ce cerné baveux et maladroit. Décidément ce dessin d’adulte n’est pas sérieux. C’est un dessin d’enfant: maladroit mais gai,brutal mais vivant, moche mais fort. Ce n’est pas une simple esquisse, ce n’est pas un geste zen, ou plus exactement c’est du dessin zen effectué par un maître clown. Tout cela est irrévérencieux et c’est le but que l’auteur cherche à atteindre. C’est avec ce souci (de mal faire) que j’ai dessiné mes premiers livres pour enfants.
Plus tard ce trait ne me sembla plus correspondre à l’univers merveilleux de mes contes. Il me semblait, à force d’être irrévérencieux, glisser vers une sorte de vulgarité. Un vulgarité joviale certes, mais une certaine vulgarité tout de même (dans le dessin de Reiser il y a de ça, le propos va si bien avec le dessin exceptionnellement puissant!). En deux mots je ne voulais pas qu’on puisse penser que je sois capable de ne m’ adresser aux gens que de façon crue. En me souvenant de mes lectures d’enfance, j’essayais de comprendre ce qui me plaisait tant. Dans les gravures de Riou et des autres illustrateurs des romans de Jules Vernes. La gravure semblait être la continuité du texte. Ces lignes tracées par le burin du graveur continuaient harmonieusement les lignes du texte imprimé. On continuait à lire en regardant les images. La gravure était la continuité « imagée » du texte, cette homogénéité me plaisait. Je me suis donc, mis à travailler sur cette technique qui rapproche si bien le texte à l’image.
Le dessinateur narratif n’est pas du tout préoccupé par les mêmes objectifs que ceux du peintre. Le peintre cherchera à faire passer ce qu’il y a de beau dans une corbeille de fruit ou un paysage. Et pour le prouver, le peintre le traitera avec autant d’égards que s’il s’agissait d’un portrait royal. C’est le cas de Chardin. Le dessinateur narratif va devoir représenter ce même motif en fonction de son rôle narratif dans l’ensemble des éléments (j’allais dire intervenants ou acteurs) du dessin. Le dessinateur narratif est plus proche de l’art de la comédie, du théâtre, que le peintre. Il doit être comédien lui-même pour transmettre les sentiments de ses personnages. Il doit être metteur en scène pour que l’action soit bien campée et clairement exprimée. Il doit être aussi décorateur accessoiriste et costumier. Comme au théâtre; il n’ y a pas de profondeur dans mes dessins. Il y a la scène et le décor peint. Le décor est simplifié, par des procédés de réduction d’échelle par rapport aux personnages. Il est évoqué, symbolisé, les fautes de perspectives sont voulues. Je pense aussi au Douanier Rousseau dans mes références. Lui, peignait des personnages immenses dans des décors parisiens qui restituait si magistralement le merveilleux /quotidien de mon univers. Ce peintre « naïf » nous renvoie à l’art médiéval qui utilise les mêmes procédés de représentation. Les personnages dans l’espace font fi de toute vraisemblance réaliste quant à la perspective elle n’était pas nécessaire et ce n’était pas le souci de l’époque, on n’essayait pas de faire du trompe l’œil. Un personnage était plus grand que son château et si ce personnage mangeait il fallait qu’on voit de quoi était fait son repas, l’artiste penchait alors la table vers le spectateur défiant ainsi les lois de la perspective et risquant de renverser les plats sur le spectateur en défiant également la loi de l’attraction terrestre. Voilà la réflexion qui m’a conduite à changer de dessin. Un dessin qui sert davantage la narration, plus méticuleux, plus riche en détails et assez bizarrement moins réaliste que le précédent. Rejet volontaire de représentation réaliste, d’effets de trompe l’œil et d’effet tout court, de règle de perspectives de profondeur des plans etc. Pour un dessin narratif, naïf, subtil et poétique. Un dessin qui semble ignorer les découvertes de la renaissance. Un univers d’avant les lumières, un univers du temps des contes et des conteurs, mais qui nous parleraient du 21ème siècle.
Adopter un lion, c’est un fantasme de petit garçon?
Qui n’a pas rêvé enfant, vivre près d’animaux sauvages? À la façon d’un Mowgli ou d’un Tarzan. Quelle fusion entre l’enfant et l’animal! N’oublions pas celle du « Lion » de Joseph Kessel entre une petite fille et le redoutable animal. Quel sentiment de puissance et quelle extraordinaire expérience d’amitié un enfant éprouve à posséder un animal de compagnie surtout quand ce dernier est le redoutable lion! Quel plaisir de voir ces adultes qui dominent les enfants de leur taille et de leur pouvoir autoritaire, s’enfuir à toutes jambes devant ce copain affamé? Si fiers, si forts, si réalistes, si sûrs d’eux, les voilà comme de petits enfants effrayés devant le lion. Quelle belle leçon! L’enfant domine l’adulte par son lion redoutable et jovialement affamé! Le lion comme animal de compagnie, c’est le sauveur du joug familial!
Dans Beurk et dans Les lions ne mangent pas de croquettes, on trouve un effet de chute… un réflexe là – aussi d’ancien publiciste?
C’est une exigence de conteur, surtout quand il s’agit de s’adresser à un public aussi exigeant que celui des enfants.
En tant que public, l’enfant possède une grande vertu: il n’accepte pas de s’ennuyer. Écrire pour les enfants, c’est une école de rigueur. Laisser s’exprimer l’imaginaire tout en le contenant, respecter les lois qui font une bonne histoire: la tension dramatique, la composition, l’humour, la présence des personnages, l’évolution de leurs rapports. Cela veut dire ne jamais laisser retomber l’intérêt. Ce sont les règles du feuilletoniste que j’intègre: il faut qu’il se passe quelque chose à chaque page.
L’absurde est un indispensable de vos histoires?
La principale caractéristique commune à la plupart de mes ouvrages, c’est une prédilection pour « le merveilleux ou le fantastique quotidien » ou encore » le mélange du réalisme avec l’imaginaire, du fantastique avec le familier ». Je puise mon inspiration dans la réalité vécue. Celle de l’enfant par exemple : son rapport aux parents, à la nourriture, à l’égoïsme, au mensonge, etc. C’est à partir de ces « faits-divers » que l’imagination du conteur et du dessinateur peut entrer en action. J’aime aussi la confusion du réel et de l’imaginaire. Puisque de toute façon les deux se côtoient en permanence ils vivent comme chacun de nous d’ailleurs à la fois dans l’un et dans l’autre. Je ne suis pas de ceux qui diffusent doucement le fantastique dans le réel. Dès les premières lignes, l’incroyable apparaît le plus banalement qu’il soit, dans le quotidien.
Jouer avec les points de vue est consciemment un des ressorts de l’humour de vos albums?
C’est effectivement le ressort des deux albums que vous évoquez, mais c’est un hasard. J’ai écrit par ailleurs, quelques histoires racontées du point de vue d’un enfant, ce qui n’est pas un cas particulier dans le domaine du livre pour enfants. Il y a par contre un souci constant dans mon travail. Celui d’éviter la redondance entre l’image et le texte. Ne pas se tenir à une illustration de ce que dit le texte. Idéalement l’un et l’autre doivent être complémentaires. Comme pour un dessin d’humour légendé, c’est l’interaction de l’un par rapport à l’autre qui déclenche l’humour, ce qui disqualifie notre pénible étalon de l’humour français: le jeu de mots, qui, lui, fonctionne tout seul! Quant à l’humour, faire rire un enfant, c’est assez délicat (tout autant qu’un adulte d’ailleurs). Lorsqu’on fait des grimaces à un enfant, il peut en rire ou bien en avoir peur « au premier degré », dans ce cas, on cherche à le rassurer en lui disant : « c’est pour rire ». Le rire et le sourire permettent d’évoquer des choses horribles ou simplement déplaisantes sans vous terroriser. Un ogre qui mange les enfants c’est épouvantable, en rendant l’ogre ridicule, grotesque voire anodin, l’humour est une façon de dominer l’horreur qui émane de ce personnage. En rendant acceptable l’inacceptable, nous pouvons envisager le pire avec une certaine sérénité.
Beurk! est-il une façon d’inciter les enfants à ne pas se fier à la première apparence de la nourriture dans leur assiette? ou c’est juste une blague à partager en famille?
C’est le même sujet que j’ai abordé avec le lion. Un animal est mort pour nourrir un humain. Respectons la mort de cet animal en le mangeant en entier. Faire réfléchir les enfants à tout ceci voilà l’objectif. J’ai pu observer un pêcheur en mer professionnel travailler. Les poissons pêchés suffoquent interminablement sur le pont du bateau avant de rendre l’âme ou sont évidés vivants. Les pinces des tourteaux sont arrachées et le reste rejeté à la mer quand le corps n’est pas assez « rempli ». Mais bon, le gars fait son boulot avec le sentiment de le faire bien! Tous ces gestes sont faits sans cruauté.Peut-être un jour aurons-nous honte de ce que nous faisons subir aux animaux depuis tant de siècles et peut-être serons-nous jugés pour ça. Nous passerons tous par le « Tribunal des animaux ».
Si vous deviez citer un livre qui vous a accompagné dans votre enfance?Lequel serait-ce?
Les contes du chat perché de Marcel Aymé.
Récapitulons : écrire et illustrer pour la jeunesse nécessitent: 1) une bonne connaissance de la cible? 2) un brin de fantaisie et de poésie? 3) une sacré dose d’humour? 4) un autre ingrédient secret? 5) un chouia de pédagogie?
J’écris pour moi-même en tant que public. C’est la meilleure façon de ne pas se tromper. Pour les contes, j’écris pour moi en tant qu’enfant. Je trouve préférable de ne pas connaître mon public, sinon je ne ferai que de la… Le monde des adultes est incontestablement plus riche et beaucoup plus varié que celui des enfants. Mais le monde des enfants est aussi celui de l’adulte. En conséquence, un livre pour enfants, quand il est vraiment bon, est aussi un bon livre pour adultes. Une petite morale est décelable dans chacun de mes contes, mais ce n’est pas mon souci majeur. Parfois, il peut y en avoir plusieurs, voire être antagonistes… le monde est complexe.
Vous travaillez également pour la presse… dans quel support peut-on découvrir, par exemple, vos dessins?
Je dessine régulièrement pour le magazine « Le Point » à la cadence d’un dessin par quinzaine, dans la rubrique: « le dessin de la semaine ». Les gens du « Point » sont absolument formidables pour moi. Ils me permettent de faire les dessins que j’aime faire sans me censurer. Je n’ai pas à coller à l’actualité ni à faire du dessin politique. Je fais du dessin de société dans le sens large du terme. Cette liberté d’expression rejoint celle du « New-Yorker », qui revendique un humour spirituel et cultivé. C’est aussi porter un autre regard sur le dessin d’humour. Pourquoi devrait-il se « consommer » sur le pouce, à grand renfort de jeux de mots et d’obscénités qui n’élèvent pas beaucoup celui qui s’en sert ni celui qui en rit? J’aimerais qu’il soit admis de prendre le temps de s’arrêter devant un dessin d’humour. Prendre le temps de regarder et de sourire. Monsieur Sempé nous en montre si bien l’exemple.
Enfin, quand vos lecteurs auront-ils cette année l’occasion de vous rencontrer en chair et en os? au salon de Montreuil par exemple?
Le premier décembre au stand Seuil Jeunesse.
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