Christian Bobin : « Les livres, certains livres ressuscitent ce que le monde dans son inconscience allègre efface «
Suite aux questions envoyées par Julie Cadilhac – bscnews.fr à M. Christian Bobin à propos de son livre L’homme-joie, l’auteur a répondu de façon épistolaire. Touchée par cette lettre, notre journaliste a rédigé une réponse. Arnaud Taeron a lui aussi illustré les mots de Christian Bobin avec trois dessins que vous pouvez découvrir ici et également dans le magazine de novembre 2012.
Chère Julie Cadilhac,
Les questions que vous m’envoyez sont tombées sur mon crâne comme une grêle. J’ai d’abord pensé me mettre à l’abri sous un silence, puis je me suis dit qu’il était plus juste de vous écrire cette lettre, inspirée par vos questions mais non captives d’elles.
Par où commencer. Par ceci peut-être: je ne sais pas pourquoi j’écris. Je sais juste que je ne peux faire autrement. Un premier mot lancé sur la page blanche – et c’est l’infini qui arrive à toute allure. J’ai une joie d’ogre à écrire. Le langage est un verre de cristal. J’aime le son qu’il rend lorsque je le heurte du bruit des doigts. Les mots sont la vibration heureuse du silence. Ecrire rafraichit les atomes de l’air, ouvre le coeur comme au matin de Pâques. Pardonnez-moi de ne parler que par images. Je suis incapable de répondre raisonnablement à des questions sur cette manie d’écrire. Je ne peux pas, comprenez-le, aller plus loin que la phrase imprimée: la commenter, ce serait l’étouffer. Somme toute, je fais confiance au lecteur : il en saura plus que moi, simplement en me lisant. Et peut-être découvrira-t-il aussi quelque chose de lui, dans le miroir de papier blanc.
Vous me dîtes que mon regard sur le monde est pessimiste. Je ne crois pas. Le constat est simple et nous le faisons tous dans le secret de nos lassitudes : l’humain s’éloigne du monde à bas bruit. L’humain est comme une bête sauvage et douce, blessée par nos manières. Elle se tient de plus en plus à l’écart de nos terribles réjouissances – et elle a bien raison.
Ce que j’appelle l’humain c’est un visage en clairière, ouvert, fraternel, sensible. Ce visage est la seule preuve admissible de Dieu. Nos sociétés sont si possédées par le rien de l’argent et de la puissance que le visage de l’humain – de Dieu aussi bien – baisse désormais les paupières. Une nuit monte de ces yeux baissés, qui ne veulent plus nous regarder. Est-ce du pessimisme que de parler ainsi? Non, sûrement pas. Il n’y a qu’une seule chance de vivre, et c’est de regarder ce qui vient, en face. Ecrire est cet essai de voir ce qui existe, le terrible comme le doux. Parfois, quand on le regarde longtemps en silence, le terrible se met à fleurir. Les fleurs sont des propositions du néant. Oui, même le néant aspire à la lumière, au coloré et au clair.
Le bleu dont parle mon livre est ce que je vois de plus réel dans le monde. Ce n’est pas une consolation. C’est la vérité maltraitée par nous: vivre est une splendeur. Les religions en parlent mal. Il faudrait revenir à la distinction du spirituel et du religieux. Elle est simple à exprimer : le spirituel c’est un homme qui marche sur les eaux, sans même y penser. Le religieux, c’est le même homme à qui on a coulé les deux pieds dans le béton.
Mais je reviens au monde : nos techniques ont supprimé le temps, en supprimant le temps, elles suppriment le coeur. Le coeur a besoin de lenteur, de secret, d’attention, de patience – toutes matières qui sont aujourd’hui plus rares que l’or, et enfouies bien plus profondément. Les livres, certains livres ressuscitent ce que le monde dans son inconscience allègre efface.
Les livres en papier et les lettres manuscrites ne sont pas du passé : ils sont l’avenir. Par eux la lumière concrète reviendras dans un monde que les écrans bleutés enténèbrent en douceur. Je ne sais qui lira cette lettre si vous la publiez. A cette personne sans visage connu – et pour que son visage s’éclaire, prenne forme et grâce, je recommanderais la lecture des féériques récits de Jean Grosjean. On peut dire de lui ce qu’il dit d’Abraham : sa science était de ne pas savoir. Cette phrase n’est-elle pas une belle fin pour cette lettre? Merci d’avoir eu la patience de me lire,
Amicalement,
Christian Bobin.
Cher M.Bobin,
Touchée par vos mots dont la fluidité transperce de part en part, je voulais appréhender mieux les mystères du poète. Votre « joie d’ogre à écrire » est communicative , voici donc l’explication à mes questions diluviennes. La lecture est votre compagnon obsessionnel alors j’ai d’abord interrogé le lecteur, souhaité connaître le nom d’un livre « dont les pages sont imbibées de ciel bleu » pour le lire ensuite avec la même confiance que le vôtre, découvert sur le conseil d’un ami qui m’avait confié « on lit Bobin un stylo à la main » et après on a envie de l’offrir à tous ceux qu’on aime.
La force admirable de votre plume et sa sagesse incitent en outre à comprendre la genèse de phrases qui « sourient parce qu’elles sortent du noir ». J’avais l’occasion de demander si cet homme-joie qui trône « dans la grande salle de notre coeur » est un roi capricieux et arbitraire ou si l’on peut provoquer ses sorties. Le bonheur est-il selon vous une aptitude?
C’est vrai, j’ai perçu votre regard sur le monde actuel comme pessimiste mais le sens d’un livre n’effectue que la moitié du chemin avec l’auteur et le lecteur s’en fait maître quand il lui prend la main. Sans doute est ce moi qui veut lire dans vos mots mes inquiétudes et déceptions, en guerre sourde contre mon prochain qui a choisi de laisser à la consommation frénétique et à la vanité de posséder le podium des vainqueurs.L’Homme a oublié toutes les vérités superflues mais nécessaires, comme dirait le précieux Voltaire, que contient le parfum d’une fleur.
Il y a dans vos doigts qui saisissent chaque lettre de cette machine à écrire (dont je veux imaginer le tintement désuet lorsque la fin de la ligne pointe le bout de sa marge), plus d’amour que de sang, un étourdissement de vie qui s’impose et balaye d’un coup d’aile tous les « assassins blancs comme neige » : ceux qui tuent à force de faux semblants et de générosité calculée, ceux qui prospectent sur nos vies et font de la singularité une fragilité .
Forcer l’interviewé à un numéro de funambule, ne lui laissant que le choix d’exécuter des pirouettes gracieuses qui pallient l’inutilité en postulat de toute réponse, est le paradoxe du journaliste. Un écrit se suffit à lui seul… mais il est prétexte à échanges et votre réponse aura eu pour moi la magie de ce « bleu » qu’il faut savoir cueillir comme une aube en déshabillé.
Bien sincèrement,
Julie Cadilhac
Titre: L’homme-joie
Auteur: Christian Bobin
Editions: L’iconoclaste
Prix: 17€
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