Rencontre avec une Sétoise de talent , qui dirige certains projets de la Compagnie Théâtrale de la Mer dont de nombreux spectacles ont été représentés en France et à l’étranger. Une interview passionnante qui séduira tous les amateurs de B.M Koltès,un des dramaturges français les plus joués dans le monde, qui a su exprimer avec justesse la tragédie de l’être solitaire et de la mort.
Pouvez-vous d’abord nous présenter la Compagnie Théâtrale de la Mer ?
Née à Sète, c’est une Compagnie Professionnelle de théâtre qui a joué en France comme à l’étranger, les classiques, les contemporains et les vivants.
Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti à la première lecture de La nuit juste avant les forêts ?
Le texte n’était pas achevé, Koltès l’a amené à lire à Yves Ferry à La Sainte Baume où Yves et moi étions engagés dans un même projet théâtral. J’ai assisté à cette première lecture. Nous étions immédiatement devant un grand texte, un cadeau qu’il allait falloir porter avec toute la grâce qu’il demandait. C’était en mai 1977, ce texte est toujours aussi vivant, mystérieux, vibrant et plein de nouveautés pour nous.
Qu’est-ce qui a vous touché immédiatement ?
La force de l’écriture, son humour, sa profondeur, le génie de cette spirale de paroles en forme de fugue, son actualité…
Qu’est-ce qui a motivé le choix de ce texte ?
Yves Ferry et Koltès avaient devant eux un moment de liberté. C’étaient deux amis qui s’étaient connus comme élèves au TNS. Yves faisait aussi partie des spectacles que Koltès avait mis en scène à Strasbourg avec le Théâtre du Quai. Il avait déjà écrit pour lui, en particulier le rôle de Raskolnikov dans son adaptation de « Crime et châtiment » : « Procès Ivre ». Koltès a donc écrit “La nuit“ pour que Yves le joue en Juillet 1977 au Festival d’Avignon. Ce qui fut fait.
L’écriture de Koltès est extrêmement poétique, on le dit parfois à mi-chemin entre Rimbaud et Genet… vous adhérez à cette comparaison ?
L’écriture de Koltès est très personnelle, avec des thématiques, un rythme, un « flot » propres… et lui même par son envergure internationale influence maintenant bon nombre d’écrivains de théâtre… mais oui, vous avez aussi raison, car le seul objet qu’il a gardé avec lui toute sa vie est le bouquin de la Pléïade de Rimbaud qu’il trimballait partout (avec la lettre d’un employeur qui lui avait refusé une augmentation…), et lorsqu’il a assisté au travail de Chéreau sur « Les paravents » de Genet à Nanterre, il a édité de très belles notes : « La famille des orties ». Il faut dire aussi que « Le balcon » de Genet, monté en 1969 au TNS par André Steiger (pendant que Yves et Bernard étaient élèves) avait provoqué une véritable déflagration novatrice dans le théâtre de cette époque et sur le public. Je jouais dans ce spectacle et c’est là qu’eut lieu notre toute première rencontre. Mais Koltès a tout d’abord surpris par la nouveauté de son écriture. Bien de ceux qui l’ont encensé ensuite ne l’avaient pas reconnu comme ce grand auteur qu’il est et qu’il est devenu pour certain après que Chéreau eut créé « Combat de nègres et de chiens ». Et cela grâce à l’insistance de Hubert Gignoux, qui dirigea le TNS, y fit entrer Koltès et fit de ce lieu et de son école un « Phare » du théâtre de cette époque. Chéreau lui-même a toujours avoué qu’il n’avait pas « accroché » à la lecture de « La nuit juste avant les forêts ». Mais Koltès c’est Koltès, et comme tous les grands dramaturges il « dialogue » dans ses textes avec d’autres « grands » : oui, Genet, Rimbaud, mais aussi Shakespeare, Brecht, Beckett, Vargas Llosa, Conrad, Herman Melville, Jack London, Faulkner…
Un homme errant et désespérément solitaire au milieu d’une jungle urbaine : une représentation violente mais juste de notre société contemporaine selon vous ?
Il n’y a pas que cela dans ce texte. Oui ça c’est l’anecdote, encore très actuel, très réel, mais si ce texte percute encore et toujours notre actualité, avec le temps, devenant en cela un « classique », c’est qu’il met en jeu des forces profondes, universelles, archaïques, ou très élaborées du langage, des formes qui parlent au corps, à la sensibilité, directement, c’est pourquoi il tient si bien la route…
Qu’est-ce qui, dans le jeu et la personnalité du comédien Yves Ferry, vous semblait s’adapter parfaitement au personnage de la pièce de Koltès ?
Le personnage n’existe au théâtre que par les interprétations. Il y a le Don Juan de Piccoli, celui de Jouvet, celui d’Arditi… On dit de Ferry maintenant, que c’est l’acteur « historique » du rôle, ça le fait rire, mais le public de Pézenas va avoir le privilège de voir un « acteur historique » dans un « théâtre historique », quel ravissement !… Bon je plaisante mais il est vrai qu’il a été l’inspirateur, le « modèle » la « muse » du poète… Cependant, au théâtre, le personnage naît toujours d’une interprétation proposée par le metteur en scène, incarnée par l’acteur. Yves est unique dans l’originalité de son souffle, de sa parole, de sa manière de faire exister un immense espace de solitude, de son obsession à revenir au même, mais toujours un peu différemment avec l’insistance d’une prière. Lorsque Yves a créé le rôle, il n’avait pas 30 ans. Après la mort de Koltès en 89, c’est là qu’il a éprouvé le désir de rejouer ce texte (que j’avais monté à la demande de Koltès après leur aventure d’Avignon, Bernard ne souhaitant plus faire de mise en scène ni d’autre « travail » que voyager et écrire). Plus de 10 ans après, la question de l’âge s’est posée pour lui, mais rien dans le texte n’indique l’âge de celui qui parle et en 1992 nous avons recréé cette version que vous pourrez voir et qui est toujours pleine de vie et de questions brûlantes pour notre théâtre en actes.
L’écriture de Koltès est-elle facile à mémoriser pour le comédien ? Son style imprime-t-il un rythme naturel ou avez-vous eu besoin de décortiquer la phrase pour la faire résonner naturellement ?
Non, les comédiens vous le diront, c’est une torture ces phrases qui reviennent pas tout à fait les mêmes mais presque… D’ailleurs Yves a toujours la peur du trou au point que dans cette mise en scène (Il y en a eu 3 par moi) un « trou » est prévu dans cet étrange moment où le personnage « demande cinq minutes », énigme peu souvent résolue dans les multiples mises en scènes auxquelles nous avons pu assister depuis. Et il est très rare, pour ne pas dire impossible de voir une interprétation où le texte est respecté au mot près… pour nous qui connaissons bien le texte. On peut dire que le temps a joué en la faveur d’une virtuosité, d’une rapidité, qui n’empêche pas le souffle, la détente, et Yves a gagné en cela. On se rend compte combien la pratique longue d’un texte est importante pour le faire vivre dans sa juste résonance, à son rythme juste. Comme Beckett, Bernard insistait sur deux choses importantes pour lui : l’humour de ses textes et la rapidité, le rythme du dire… L’écriture de Koltès et très sonore, musicale. Le son avant le sens. Les mots de jointure, de liaison, donnent de l’élan, les paroles fortes doivent s’envoler et non pas s’appuyer… Et bien souvent, hélas, avec Beckett comme avec Koltès, les metteurs en scènes et les interprètes « plombent » le propos des personnages…
Avez-vous choisi une scénographie épurée relevée par quelques effets de lumière ?
Oui, l’espace de Camille Rochwerg est un « non lieu » une sorte de crypte, un endroit où tout peut arriver comme au théâtre, comme aux carrefours de la vie. Mais c’est un espace, en effet très découpé par la lumière (que j’ai créée avec Jean-Baptiste Herry) comme à la hache, comme un labyrinthe où le personnage erre et se pose, de plus en plus éclairé jusqu’à une sorte de crucifixion lumineuse finale sous une pluie mystérieuse qui n’a rien de réel. On peut aussi souligner l’importance de la musique originale de Jean-Marie Sénia, lui aussi issu du TNS et ami de Koltès. Voix féminine presque irréelle, voix de sirène dans une Odyssée sans issue.
D’autres dates de prévues après celles du festival Molière à Pézenas ?
Non, pas pour le moment. Nous avons joué de si nombreuses fois déjà un peu partout en France et dans le monde ! Il y a un an c’était au Centre Dramatique National de Bourgogne pour leur Festival, et nous sommes prêts à honorer toute demande…
Direction Artistique Cie Théâtrale de la Mer
16 Rue Gambetta 34200-Sète
06 13 51 68 31 & 09 51 49 85 72
Dates des représentations:
Le 22 juin 2012 au Théâtre Historique de Pézenas, Festival Molière