Comment est né votre roman ?
Cécilia Dutter : Cet ouvrage poursuit une réflexion sur la quête de soi et de sa vérité intérieure. J’avais déjà mené cette réflexion dans le cadre d’un essai biographique consacré à Etty Hillesum, paru en 2010 chez Robert Laffont et, plus au sein d’un essai épistolaire sur le Désir, coécrit avec Joël Schmidt, paru chez Desclée de Brouwer. Par ailleurs, depuis longtemps, je souhaitais écrire sur le thème de la disparition de personnes. Un jour, quelqu’un décide de rompre les amarres, de se couper de son quotidien, de ses liens sociaux, et de partir sans laisser d’adresse. Beaucoup d’ouvrages s’intéressent aux proches de la personne disparue et aux questionnements autour de l’absence. J’avais envie de centrer l’intrigue sur la personne qui disparaît. Pourquoi envisage-t-elle cette césure radicale ? Comment orchestre-t-elle sa fuite ? Comment recommence-t-elle une vie ailleurs, sous une autre identité? J’ai pensé qu’un accident climatique pouvait fournir la possibilité d’un « redépart ».
Y a-t-il une part d’autobiographie dans cette histoire de Romane, qui part en Thaïlande en voyage professionnel et se trouve prise dans le tsunami ? Etiez-vous en Thaïlande à cette date ? Comment avez-vous vécu ce drame ?
Comme des millions de gens, j’ai pris conscience du drame en voyant les images à la télévision. Je crois que nous avons tous été marqués par leur extrême violence. Les côtes saccagées, les bâtiments à terre, les milliers de cadavres, la détresse et le dénuement des rescapés… les images passaient en boucle sur nos écrans télévisés. Elles sont imprimées à jamais dans notre imaginaire collectif. Le drame a eu lieu à Noël, de nombreux occidentaux se trouvaient en vacances sur place. Nous nous sommes tous identifiés à ces familles qui, en quelques minutes, sont passées du paradis des plages de Thaïlande à l’enfer le plus absolu.
Pourquoi avez-vous imaginé cette histoire ?
Mon héroïne, Romane Bréjeance, a quarante ans. En apparence, elle a une vie bourgeoise confortable. Elle a un mari, une fille adolescente, une belle maison, un job… La réalité est moins rose. Son couple est à la dérive, elle est en conflit avec sa fille, sa réussite professionnelle ne comble pas ses aspirations profondes. Quarante ans est l’heure des remises en cause. Suis-je heureux ou heureuse dans la vie que j’ai construite ? Suis-je encore habité par le désir d’avancer, d’aimer ? Lorsque le roman débute, Romane elle est face à un constat d’échec. Elle subit sa vie. Soudain, elle est happée par le tsunami et en réchappe.
Que représente pour vous ce désir d’être une autre, de disparaître, de changer de vie ? « Le destin m’offrait une seconde chance, je l’ai saisi », écrivez-vous.
J’ai voulu raconter l’histoire de cette femme qui s’empare du hasard pour en faire un destin… Son destin. Elle est blessée, en état de choc, mais vivante. C’est une miraculée. La vie lui offre une seconde chance. L’idée lui traverse l’esprit de ne pas revenir en France, de se faire passer pour morte, de disparaître aux yeux des siens, de tirer un trait sur son passé pour redémarrer autre chose, ailleurs, sous une autre identité. Qui d’entre nous n’a pas caressé ce rêve – cette utopie ? Le passé ne nous rattrape-t-il pas toujours ?
Pensez-vous que le couple est fatalement voué à un émoussement du désir ? Croyez-vous que l’amour puisse renaître ?
Je crois au couple, à la durée de l’amour et, dans une certaine mesure, à la durée du désir. Je suis mariée depuis plus de vingt ans donc je connais le quotidien du désir. Je sais que pour mille raisons, il peut parfois s’estomper ou s’émousser, qu’il peut renaître. Il faut être bienveillant avec son désir et celui de l’autre. Savoir accepter les variations d’intensité. Inclure la tendresse, l’écoute, la complicité, l’entraide… Mon héroïne découvre combien elle était passée à côté de cette notion de l’amour, peut-être parce qu’elle est tout passée à côté d’elle-même durant les quarante premières années de sa vie, et du bonheur d’être soi. Elle va apprendre à s’aimer. De nombreuses rencontres enrichiront son parcours. Et elle s’ouvrira à la Vie majuscule qu’elle habitera d’une belle densité humaine. Peut-être que Romane n’avait pas d’autre choix. Le paradoxe est qu’elle va s’approcher de cette vérité et la trouver, en fondant sa nouvelle existence sur un énorme mensonge identitaire. Comme si l’identité n’était pour elle qu’une simple enveloppe abritant l’être dont elle parvient à toucher l’essence. Selon moi, le bonheur – qui s’apparente il est vrai, à mes yeux, à de brefs instants de quiétude, de sérénité intérieure – dépend d’une décision personnelle. A notre capacité d’émerveillement.
Cécilia Dutter » Lame de fond » Editions Albin Michel