Richard : « L’autre Strauss »
Par Damien Luce – bscnews.fr / Le septième Art est une sorte de Philippe de Champaigne de la musique (ce peintre du dix-septième siècle, chez qui les grands de ce monde allaient se faire brosser le portrait) : Quoi de mieux qu’un bon film pour immortaliser à jamais une œuvre musicale ? Mais cet honneur est à double tranchant : souvent, plutôt que de parler du Trio en Mi bémol majeur de Schubert, on parlera de la musique de Barry Lindon. Heureusement, Schubert n’a pas eu besoin de Stanley Kubrick pour se faire un nom.
C’est encore à Kubrick (qui décidément aimait butiner dans les classiques) que notre compositeur du jour doit une renommée universelle : Richard Strauss (1864-1949). Je parle, bien sûr, de l’inoubliable thème de 2001, Odyssée de l’espace. Cette pompeuse trompette, ponctuée d’accords non moins pompeux, et qui semble dire : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! » Avant de se trouver dans la bande originale d’un long métrage, cette musique appartenait à un Poème symphonique composé en 1896 : Ainsi parlait Zaratoustra, op. 31, œuvre inspirée du Poème philosophique éponyme de Nietzsche.
Rappelons-le, Richard Strauss n’est en rien lié à ses deux homonymes Autrichiens, les deux Johan (père et fils), qui depuis plus de deux siècles sont les ambassadeurs de la valse viennoise, dont ils ont cloués les trois temps sur tous les parquets de la planète. Non, le Strauss qui nous occupe est Allemand, « l’autre Strauss », comme on le nomme parfois. Et si je n’ai pas grande affection pour les sucreries des premiers (et je n’ai rien contre la valse, mais il faut un Ravel pour sublimer cette forme), j’ai en revanche une grande admiration pour le second. Admiration pour ses Poèmes symphoniques (notamment son Don Quichotte pour violoncelle et orchestre), pour ses Lieder, mais aussi, et c’est l’objet de cette chronique, pour ses Stimmungsbilder (Scènes d’impressions), un cahier de cinq pièces pour piano. L’auteur du Chevalier à la rose n’avait certes pas fait du piano son cheval de bataille. On compte, en tout et pour tout, trois opus dédiés à cet instrument : les cinq Pièces pour piano op. 3, la Sonate op. 5 et les Stimmungsbilder op. 9. Œuvres de jeunesse, donc, mais est-ce une raison de les bouder ? La postérité a vite fait de reléguer ces pages au tiroir des errances (voire des erreurs) de jeunesse. On leur reproche surtout de ne pas ressembler au Strauss des Opéras. Et alors ? Quoi de commun entre la juvénile Ballade de Fauré et son Thème et variations ? Entre Les premiers Préludes de Scriabine et sa dernière Sonate ? Celui lui qui écoute les Stimmunsbilder avec une oreille neuve et objective y trouve une indiscutable beauté. On objectera que ces pièces ne révolutionnent en rien le piano, ce qui est vrai, mais pourquoi la beauté devrait toujours se trouver du côté de l’avant-garde ?
Preuve à l’appui, commençons par la plus sublime de ces cinq pièces, la deuxième, An Einsamer Quelle (À la source solitaire). ( en écoute ici )
Cette musique semble avoir été écrite d’un seul jet, tant l’inspiration en est haute et constante. Un ostinato figurant le lent truchement de l’eau. Sur cette nappe sonore un thème fragile vient glisser comme une feuille légère, ponctué par des basse qui décalent légèrement l’harmonie. Cette source est lieu de ferveur et de recueillement. On se laisse vite charmé (ensorcelé) par cette monotonie sensible, dont le point culminant enchérit à peine sur le silence ; silence au pied duquel la musique vient mourir, comme une source qui, après avoir fait son petit bout de chemin, retournerait à la terre.
Revenons en arrière. La première pièce, Auf Stillem Waldespfab (dans le sentier silencieux de la forêt) est clairement d’une encre schumannienne, tant dans l’écriture pianistique (cette manière de confier à la main droite un chant et son accompagnement en accords) que dans l’harmonie.
Il règne dans cette forêt une lumière comparable à celle que l’on trouve chez Schumann. On y entre avec la même joie feutrée. L’intermède, sans quitter la quiétude initiale, chahute un peu, s’élance à plusieurs reprises vers les cimes, pour retomber sans hâte.
Intermezzo. Derrière le titre de la troisième pièce se cache une scène de chasse. ( en écoute ici )
On s’y lance en grande pompe, dans un tintamarre impétueux et cuivré. Musique gaillarde, criblée de doubles-notes, et ponctuée à la basse par de grosses quintes viriles. Mais le meilleur de la pièce est à venir : l’intermède nous réserve une haletante chasse à courre, figurée par des accords répétés. Le tempo s’emballe. On trouve dans ces pages toute l’alacrité ludique d’un Mendelssohn.
La Rêverie est touchante par sa simplicité. ( en écoute ici )
Deux pages émues, qui alternent le balancement d’une berceuse avec une mélodie égrenée, indécise, qui semble improvisée. Tout cela s’enchaîne sans arrière pensée, tranquillement, dans une placidité pastorale.
La Scène des landes (Heidebild) peut surprendre. On ne s’attend pas à l’étrangeté de cette fin. (en écoute ici )
On y trouve pourtant une beauté brut, presque âpre, avec ces bourdons de quintes, ces appels ornementés dans l’aigu (on croirait presque entendre le Grieg des Slåtters, en moins audacieux). L’intermède est un peu plus banal. Les aspérités du début sont aplanie par une fluctuation de triolets. Mais le bourdon de quinte est toujours là, bourru et obstiné.
On trouvera un enregistrement des Stimmungsbilder par Roberto Giordano, dans un disque sortie en 2009 chez La Bottega Discantica.