Ali Magoudi : un sujet français

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Par Laurence Biava – bscnews.fr / Ce livre n’est pas un roman mais un grand et long récit historique qui vaut pour témoignage. Très éloigné de tout  ce que je lis couramment, il est âpre, rèche, très détaillé, difficile d’accès, plein de papiers administratifs très précis avec beaucoup de numéros. C’est une grande biographie passionnante mais « lourde ».

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Ali Magoudi est psychanalyste, je ne sais si cela suffit à expliquer et justifier les prouesses dont il fait preuve dans sa faculté à remonter le fil du temps avec aussi peu d’éléments en sa possession.

Le fils Ali cherche à écrire l’histoire d’un père dont il ne sait rien ou ne dispose que de quelques bribes, qui vont servir à recoller les pièces entre elles.
Abdelkader Magoudi, le principal intéressé,  est né en 1903, a épousé une polonaise, alla en Pologne au plus fort de la seconde guerre mondiale, et a, semble t-il, fini dans un camp de concentration.

La question est : comment se plonger dans le passé d’un anonyme parmi les anonymes ? Il n’y a aucune trace, nulle part. Sauf dans une vieille boîte de rangements, dégotée par hasard où quelques éléments apparemment notoires, vont servir de révélateur et permettre à l’enquête personnelle de progresser.

La vie d ‘Abdelkader a été marquée par la colonisation française, par son statut d’émigré nord africain, par l’occupation allemande dans l’hexagone, par l’Etat français de Vichy, par l’expansion nazie en Europe, par le communisme en Pologne et aussi par les mouvements de décolonisation.

Ali Magoudi décide de faire émerger le vécu le plus quotidien de son père sur plusieurs décennies, et reconstitue la vie de son père avec les souvenirs de son frère et de sa sœur.

La famille était riche. A la mort de sa mère, l’auteur découvre que le père a sciemment omis de lui raconter une part gigantesque et déterminante de son passé tout comme il a omis de lui transmettre sa langue maternelle. Ce qui semble effrayant et incompréhensible.

L’auteur organise ses démonstrations.
Il procède par étapes.
Ses moissons documentaires sont inégales, pour éviter de se perdre, il procède par ordre chronologique.
Il se rassure à l’idée de dépasser le silence qui lui a été imposé du « coté algérien ». En revanche, ses trouvailles et ses requêtes arbitraires du « côté polonais » ne laissent planer aucun doute sur l’héritage qui lui provient du coté de sa mère – L force d’opposition  « …La tenait-il d’une période noire de son existence, ou de ce passé tumultueux ? Ma mère, quant à elle, n’apprit jamais le français. Elle parlait polonais, sans se préoccuper des capacités linguistiques de ses interlocuteurs. L’incompréhension qu’elle provoquait ne semblait guère l’affecter. »   

On avance ainsi dans le récit, pas à pas, à chaque page, une nouvelle découverte incongrue, un nouvel extrait de dossier, un nouveau numéro de papier,  de registre, de certificat médical, ou de licence  juridique. (p 129). Personne ne lui a jamais parlé de la destruction des Juifs de Plock( en Pologne) où il retourne  aux trois quarts du livre, poussé par une envie de savoir absolu..

C’est écrit partout : la filiation polonaise est moins mutilée que la filiation algérienne mais que de bagages identitaires lourds à porter..
Un père alcoolique et violent qui a tout caché de son passé. Un sujet français de droit local, juste considéré comme un indigène. Jusqu’au bout, Ali Magoudi s’est mépris sur la véritable identité de son père : il n’est pas français de droit commun.

Avec toutes les nuances de la science administrative, la note circonstanciée du Caran m’apprend qu’en vertu d’un décret de 1830, mon père n’était pas français. Traduction
: la France du XIXème siècle et de la première moitié du XXème exerce une sévère discrimination entre les Français qui possédaient un statut civil de droit commun, et les indigènes, « sujets français de droit local ». Abdelkader Magoudi, né à Tiaret, le 2 janvier 1903, était un natif ; comme tous les natifs musulmans d’Algérie, issus de natifs musulmans d’Algérie, il l’était et le resterait. Sujet français de droit local, Français de droit commun : ces deux concepts tourneront de longs mois dans mon esprit. En boucle.

« La colonisation française conditionnait ses faits et gestes quotidiens » écrit-il. Et que dire du régime de Vichy ? ! La déportation des juifs tunisiens vers les camps de concentration est clairement évoquée. Ce qui est lourd aussi, ce sont les mensonges avérés du père à ses enfants. 

Voici donc le débroussaillage du passé d’un père et l’autopsie minutieuse par le fils de son silence paternel. Et, de plus, en dehors du fait qu’il a volé, menti, que dire s’il avait été « nationaliste avec les fascistes français » ?
Ali Magoudi se renseigne, avance, cherche, furète auprès des personnages qui ont approché le père. Use d’un plan méthodique et de dossiers constitués pour comprendre les allers-retours entre Paris et Varsovie et l’appartenance au STO. La recherche biographique et généalogique s’affine lorsque l’auteur part à la recherche du document de la période 1940-1944, pendant laquelle son père a été déporté du travail en Allemagne et en Pologne. Consulte les archives Nationales, internationales, les Archives de Paris, près de la porte des Lilas,  les archives de la Croix-Rouge,  archives départementales et le bureau central d’archives militaires.
Il écrit aussi à Benjamin Stora, à François Gèze, 
Et depuis une correspondance destinée à recueillir plus de témoignages probants, il retrouve les pas de son enfance, qui lui apparaît tel un mirage, rue de Fourcy. Il éprouve le besoin d’exercices de synthèse comme un statisticien, nouvelles pièces à reconstituer, besoin de méthode. Il dresse un recueil de données chronophages, et toujours les éléments à classer par ordre chronologie, alphabétique.
Enfin, où était donc le père en 1947, 1946, en 1931, en 1936. Au bout de sa quête, il parvient même à visionner des microfilms. 
Le travail d’enquête de Magoudi est admirable, on est entre le chemin de croix mémoriel et la quête identitaire poussée à son paroxysme.  Parler des siens, pour transmettre aux autres. D’où je viens ?; Que deviendront mes propres enfants si la source de mon histoire de ma naissance à ma mort, est tarie, semble nous expliquer Ali Magoudi.
Plus avant, on se dit que bien des mystères demeurent autant depuis le conscient collectif, c’est-à-dire, de ce qui est censé être su, validé, (les guerres, les massacres, les disparitions, les traces vivantes) que de l’inconscient familial (les héritages bafoués,  les actes personnels vils, les actes bafoués, impunis, le mutisme). Comment se fait-il qu’un père, qu’une mère, tous ces gens qui devraient nous être si proches, se murent dans le silence, fassent deuil des mots, des tranches de vie, des explications, de tout ce qui génère le partage, la générosité,  l’envie de vivre, l’envie de savoir l’histoire des peuples, du monde, des familles ? Ce grand récit est l’incarnation même de ce que peut être une vie qui bascule quand l’exercice de résilience vous amène à saboter les fausses croyances, les désillusions, le désenchantement. Le mot « surprise » semble en être le mot clef. Il faut savoir, avancer, bien sûr, mais aussi, se laisser guider, savoir que telle révélation apporte son lot de « surprises ».    C’est aussi, à l’aune du passé, une formidable leçon de vie, un démenti formel à tous les mensonges, à toutes les erreurs historiques.

Ali Magoudi
Un sujet français
Editions Albin Michel

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