Lundi 14 novembre 2011
Chers Rita Monaldi et Francesco Sorti, Lorsque j’ai reçu votre ouvrage Imprimatur (Pocket, 2011), je dois dire que j’ai été surprise.
La présentation qui était faite de vous dans le dossier de presse tendait à dire que vous étiez les auteurs de brulots qui remuaient la classe politique. Ainsi, je ne pensais pas lire un roman historique.
En fait, je ne connais pas vos précédents ouvrages. Ma spécialité étant la philosophie, je m’intéresse bien plus aux problèmes de sociétés, à la géopolitique qu’aux romans (même si j’en lis de temps en temps).
Ce qui a attiré mon attention c’est votre histoire personnelle qui sera, je l’espère, abordée dans notre correspondance. Mais pour l’instant parlons de votre roman.
Vous semblez vous inscrire dans une tradition littéraire initiée par Umberto Eco avec Le Nom de la Rose. Ce mélange d’intrigues, de secrets, de « Vatican », est-ce une tradition Italienne ?
Même si Dan Brown a redonné une impulsion au sujet avec le Da Vinci Code, avez-vous l’impression de vous inscrire dans un cheminement déjà tracé par d’autres ?
Je dois dire également que le lecteur est sans arrêt en train de se poser la question de savoir s’il existe des parts de vérités dans votre récit et si oui lesquelles…
Voici pour cette entrée en matière. J’ai d’autres questions bien entendu, mais je vous laisse déjà répondre à celles-ci.
Bien à vous,
Sophie Sendra
Mercredi 16 novembre 2011
Chère Sophie Sendra, merci pour vos excellentes questions, c´est un plaisir de pouvoir discuter avec vous à propos du problème des genres littéraires et de la relation histoire/fiction, un domaine dans lequel il y a, aujourd’hui, la plus grande confusion.
La tradition littéraire dans laquelle nous nous inscrivons n´est pas du tout italienne. Comme nous l’expliquons dans les premières pages de Imprimatur, nos « pères nobles » s´appellent Manzoni, Dumas, Agatha Christie. Umberto Eco les connait parfaitement, car il a très bien exploité les inventeurs de la chanceuse formule « c´est un prêtre qui investigue» : Ellis Peters (Les aventures de frère Cadfael) ou G.K. Chesterton (Les contes de père Brown), pour nommer les plus connus.
Dans nos romans, Secretum et Veritas, nos sources d´inspiration (citées à la fin du récit) s´appellent Proust, Pirandello et Karl Kraus. Comme vous voyez, notre rayon d´« action littéraire » s´étend plus au-delà des anciens maîtres du roman historique du XIXe siècle, ou du polar anglo-saxon. Dan Brown n´appartient pas au mouvement des grands romanciers du XIX siècle, duquel sortent tous les auteurs importants ´aujourd’hui. Il n´a pas écrit des romans historiques. Il est l´auteur de thrillers contemporains de la catégorie « mass market » qui ont seulement une relation indirecte avec l’histoire.
Un roman historique, au contraire, nait et se développe dans un « ailleurs » temporel.
La question du rapport narration/vérité est un point fixe de notre œuvre. Comme vous pouvez le lire, à la fin de Imprimatur, il y a 44 pages de notes historiques qui en montrent les sources (pièces d’archives, monographies, articles). Les romans suivants ont des notes historiques encore plus longues et importantes (dans Mysterium, le quatrième tome de la saga de Imprimatur, il y a à peu près 200 pages). Nous travaillons toujours avec la plus fidèle réalité historique. Quand nous décrivons en détail le visage d´un personnage, c´est parce que nous avons trouvé son portrait, ou sa caricature. Quand nous énumérons ses objets les plus personnels (livres, vêtements ; son lit, ses instruments de travail) c´est parce que nous les avons retrouvés dans l’inventaire de son testament, dans « la poussière » de ses archives de famille.
Quand nous révélons ses pensées les plus intimes, c´est parce que nous les avons lues dans sa correspondance privée. Quand nous racontons un voyage à cheval ou en carrosse, nous écrivons en ayant sous les yeux une carte et un guide pour les courriers postaux du XVIIIe siècle, qui donnent une description soigneuse des rues et des villes en chaque saison, et le temps nécessaire pour parcourir la route. Nous laissons assez peu d´espace à la fantaisie. C´est dur et très difficile à réaliser, mais nous écrivons toujours le roman que nous aimerions lire.
Igor Stravinskij disait : « Quand on me demande d´écrire un morceau, je suis désespéré si on ne me dit pas quel type de morceau : l´art a besoin de limites ». Il disait encore : « Art is 90% perspiration and 10% inspiration ».
Nous avons écrit nos deux premiers romans, Imprimatur et Secretum, avant la parution de Dan Brown, et donc bien avant que le lieu commun « crime story + Vatican » se soit établi, avec toutes ses imitations. Ce qui nous étonne (en Italie aussi) c´est qu’un phénomène purement commercial ait été confondu avec une prose artistique, et qu’on lui ait donné une dignité littéraire. Les romans « mass market » ont toujours existé (comme le porno ou les romans sentimentaux à la Delly). Ils ont le droit d’exister.
Mais nous pensons que la fonction des critiques et des intellectuels est précisément de marquer la distinction entre littérature et « entertainment », entre un bon roman et le kitch de « sang en Vatican », entre Umberto Eco et Dan Brown. C´est ça qui manque aujourd’hui.
Mais s´il vous plait, ne pensez pas correspondre avec deux « rats » de bibliothèque ! Le soin dans la recherche historique n´est pas le but même de notre travail. Ce dernier est de toujours trouver, dans l´histoire, le point où le flux naturel des événements semble avoir été dévié d´une façon artificielle. Quand nous trouvons le tournant de l´histoire, nous commençons à faire nos investigations. De manière générale, nous trouvons qu´il y a une très bonne raison pour douter de l’histoire officielle. Dans Imprimatur, nous avons « démasqué » un Pape qui était considéré comme un Saint, et qui en vérité était plus amoureux de l´argent que de la religion. Dans Secretum nous avons découvert que les Bourbons d’Espagne règnent grâce à un faux testament. Dans Veritas, nous avons trouvé des indices sur l´assassinat d´un jeune empereur, que tout le monde croyait mort à cause d´une épidémie de vérole. Jusqu’à maintenant nous avons eu de la chance. Nous espérons que ça va durer… Comme vous le savez déjà, cela fait longtemps que nous ne sommes plus publiés en Italie. Mais nous ne le regrettons pas, surtout pour les raisons que vous venons d’évoquer plus haut.
Et vous? Que pensez-vous de la situation chez vous, en France ? Y-a-t il des auteurs, des maisons d’éditions et des critiques qui défendent avec succès la qualité, ou au contraire fait-on un procès de « barbarisation » qui érode le noyau traditionnel de l’écriture et de la lecture ?
Bien à vous,
Rita Monaldi & Francesco Sorti
Vendredi 18 Novembre 2011
Chers Rita et Fransceso,
(Puis-je vous appelez par vos prénoms ? Vous pouvez faire de même avec moi, bien entendu.)
Le moins qu’on puisse dire c’est que vous n’avez pas l’air d’apprécier les publications de Dan Brown !
Je pense que je peux comprendre. Il édite une histoire qui surfe sur des envies de lecteurs : secrets, complots, légendes, mythes etc.
Il ne fait de recherches que pour accréditer l’existence de lieux et d’objets réels. Pensez-vous que ce qui attire le lecteur ce soit le doute (de la véracité des faits) plus que la vérité elle-même?
Car finalement c’est l’envie que cela puisse être vrai qui attise l’imagination plus que si cela était avéré.
Je ne suis pas moi-même attirée par ce genre de lecture dont les « ficelles » sont trop énormes. J’aime bien plus les récits historiques. C’est sans doute mon côté réaliste ou cynique sur la nature humaine (dont vous soulevez les nombreux travers dans vos romans). Si vous deviez donner un nom à votre genre littéraire quel serait-il ? (j’entends par là un néologisme dont vous seriez les « inventeurs » !). De plus, ce que vos découvertes historiques montrent très bien, c’est l’ambivalence qui existe entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Dans l’église (et les autres « formations » religieuses) c’est très souvent le cas.
Très certainement parce qu’ils ne prennent pas en compte le côté paradoxal de l’homme : pulsion/morale, croire/savoir, désir/contrôle, passion/raison etc.
Enfin, vous me parliez des différences entre l’Italie et la France. Du côté des critiques et des publications nous pouvons dire que nous ne souffrons pas de censure. En France, le Vatican n’a pas autant d’influence. Les gens ne semblent pas touchés par des révélations sulfureuses. Ils semblent résignés même s’ils sont croyants. Mais la France a résolu une partie du problème, elle est, en terme de droit, séparées de l’Église. En Italie, la situation géographique du Vatican, lui donne une certaine influence sur la population qui semble attachée autant au lieu, qu’à la religion elle-même.
Nous, nous n’avons pas ce problème.
En revanche, le paradoxe italien se trouve à la fois dans cette influence presque « morale » de la religion et dans l’incroyable soutien de la part de la population dont a bénéficié Silvio Berlusconi pendant plus de 10 ans, excusant tous les « débordements » de celui-ci (si nous pouvons les appeler ainsi). Pour finir, en France les critiques littéraires, les éditeurs aiment ceux qui sont connus, ce qui est certain de se vendre ou de faire un scandale. Ou alors, ils aiment ceux sur qui ils peuvent déverser leurs critiques. C’est assez étrange, mais nous avons une chance, personne ne doit fuir pour se faire éditer.
A ce propos, pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous ne vivez plus en Italie ? Cela ne peut pas être seulement à cause de vos romans ?
Bien à vous,
Sophie Sendra
PS: J’ai entendu dire que vous aviez soulevé un problème avec le philosophe Aristote. Pouvez-vous m’en parler ?
Jeudi 24 novembre 2011
Chère Sophie,
Merci bien pour vos nouvelles stimulations intellectuelles. Nous ne sommes pas contraires aux livres de Dan Brown, tout au contraire. La littérature trash a droit d´exister ! C´est un genre d’entertainment qui a une place précise dans la culture et la sub-culture moderne, et personne n´a le droit de snober un genre littéraire qui donne beaucoup de joie aux cœurs simples. Ce qui doit être dénoncé, c´est la mauvaise critique, qui – par peur ou par paresse – manque à son devoir de marquer la différence essentielle entre littérature et négoce, entre création artistique et commerce de stéréotypes, c´est-à-dire la critique qui ne fait pas de distinctions entre Dan Brown et José Saramago, Stephen King et Umberto Eco, Dean Koontz et Günther Grass. Le genre thriller/horreur/policier, cette sorte de videogame kitsch en papier, a presque replacé la littérature. Les lecteurs sont drogués par les thrillers, le sang, le crime, l´action. La culture moderne a un problème de doping. On arrive à l´absurdité absolue quand les lecteurs (comme nous l´avons lu dans Amazon en Allemagne) critiquent l’Iliade de Homère parce-que « il n´y a pas de suspense ».
Mais parlons du « coté religieux ». Il n’est pas vrai, en réalité, que l´Église ne prend pas en compte le côté paradoxal de l’homme. L´Église (du grec ancien ekklesia = ceux qui sont appelés) est la communauté des tous les croyants. L’Église n´est pas la hiérarchie du Vatican et des hautes, puissantes, parfois anonymes sphères du clergé. L´Église, c’est (surtout) les pauvres gens qui ne savent rien de la philosophie, ni de la liturgie, ni de l’histoire. L´Église, c´est (aussi) les chrétiens qui font l´amour, qui mangent, rient, pleurent, travaillent, qui travaillent durement chaque jour. L’Église c´est (surtout) les gens qui s’interrogent (ou savent s’interroger !) sur le bien et le mal qu´ils ont fait durant les dernières 24 heures. Le soutien presque inexplicable donné à Berlusconi par une partie du peuple italien, dont vous parlez, est semblable à celui donné à Mussolini au début du fascisme. Naturellement le développement de l’histoire cette fois sera bien différent, mais l´attitude d´une partie des italiens de favoriser des tels « phénomènes » anthropologiques fait réfléchir. Ce qui nous touche plus directement c´est l’influence hégémonique exercée par le groupe Mondadori (propriété de Silvio Berlusconi) dans la culture italienne. Beaucoup de protestations ont mis en valeur le licenciement inexplicable d’un éditeur très connu de la maison de Segrate. Un mouvement d´intellectuels proteste contre l´ingérence chaque jour plus sensible de la politique dans les choix de Mondadori : riches contrats d’édition avec hommes politiques du parti de Berlusconi, censure contre les livres qui gênent le Grand Chef… Le dernier président de Mondadori, âgé de 65 ans, a été placé par le gouvernement Berlusconi à la tête de la nouvelle agence publique pour la promotion du livre… La Russie de Poutine avec ses misérables histoires de répression intellectuelle et politique n´est pas si loin.
Merci enfin pour votre question sur Aristote, qui se rapporte à notre nouveau livre, Mysterium, qui parle du problème de la vérité historique. Aristote est un mystère caché dans un abime. On ne sait rien de lui. Il est omniscient, il écrit des dizaines de traités, mais très bizarrement il ne parle pas de lui. Il fonde une école, a des entretiens avec des dizaines de jeunes étudiants, il recherche dans les archives, il écrit à un rythme « suicidaire », il possède des centaines de livres (très chers pour l’époque), il a une culture extraordinaire, il est une autorité en… tout : politique, sciences naturelles, rhétorique, métaphysique, zoologie, anthropologie, médecine, diététique, astronomie, grammaire, statistique… Mais on ne sait pas avec quel argent il réalise tout ça (il ne travaille pas, il est philosophe !). Après sa mort, incroyablement, ses œuvres n´existent qu’en copie unique : celle du Maitre lui-même. Ce sont seulement des notes informelles, pour enseigner. Il y existait une véritable édition de ses œuvres, mais on l´avait perdue. Cette histoire est racontée par Plutarque, qui avait beaucoup de fantaisie. Les manuscrits sont hérités de Nelée, le dernier élève directe d´Aristote. Nelée les enlève en Turquie, de sorte que personne en Grèce ne soit au courant de ce que le Maitre avait écrit, même si des dizaines d’élèves avaient animé, pendant très longtemps, l´école d´Aristote. Les héritiers de Nelée, ignorants, et afin de protéger les manuscrits, eurent l’idée de les enterrer. Quand les héritiers des héritiers (on ne sait pas leurs noms) les délivrent de la terre ; les manuscrits étaient mangés par les fourmis et l’humidité. Le temps passe : deux siècles, pendant lesquels personne ne se souvenait d´Aristote. Les manuscrits arrivent à Rome, sont (très mal) publiés, augmentés par de nombreux faux, par des homonymes, par des apocryphes…. Bref, nous croyons qu’il y a assez d’éléments pour supposer que 1) Aristote dont la tradition nous parle n´a pas existé et 2) qu’il n´est pas l´(unique) auteur des œuvres que nous connaissons et enfin 3) qu’on nous a raconté une montagne de mensonges. Mais ce n´est qu´une des histoires (pas la plus importante) que nos chers lecteurs trouveront dans Mysterium….
Nous espérons, bien entendu, ne pas avoir entaché votre amour pour le glorieux philosophe de Stagira, mais d’avoir éveillé votre curiosité !
En attente de vos nouvelles,
Bien à vous
Rita et Francesco
Lundi 28 novembre 2011
Chers Rita et Francesco,
Désolée pour le temps de réponse, mais contrairement aux philosophes anciens (ou très modernes, qui sont aussi très connus), je travaille beaucoup !
J’ai lu attentivement votre dernière lettre qui comporte des points différents.
Le premier concerne une certaine « perversité » du système des livres/romans à suspens qui, chez le lecteur, déclenche une mauvaise lecture, ou une lecture trop « immédiate » des ouvrages anciens tels que l’Odyssée d’Homère. Si on devait faire un parallèle avec le cinéma, on pourrait dire qu’effectivement, certains spectateurs cherchent de l’action, des effets spéciaux à chaque film. Sans cela, il sortent déçus en disant que c’était trop lent, trop intellectuel…
Le deuxième point concerne l’Église. Il y a bien entendu « l’organisation-Église » et « l’Église » au sens plus strict du terme. L’une ne représentant pas l’autre. La Religion est différente de l’application que les hommes en font… Nous pouvons être d’accord avec cela. Je suis plus critique avec l’organisation hiérarchique d’une représentation plus globale de ces « croyants » qui, eux, sont le reflet d’une véritable pratique. Je peux le comprendre même si je ne fais pas partie de ceux-là.
Le troisième point est beaucoup plus politique. L’Italie semble avoir des rapports très particuliers avec ses figures politiques. Du côté Français, il est très difficile d’imaginer que cette civilisation si importante dans la construction de notre langue, de la civilisation Européenne, qu’est l’Italie, puisse avoir une politique si… « particulière ».
Mais il semble que le renouveau soit (peut-être) en vue avec Mario Monti. Allez-vous regagner l’Italie et quitter la Suisse après l’éviction de Silvio Berlusconi ?
Quant à Aristote, peut-être y-a-t-il des zones d’ombres dans son histoire, comme pour tout personnage de l’antiquité (période historique parfois très floue). Mais sachant qu’il était fils de médecin et précepteur d’Alexandre le Grand, on peut imaginer qu’il ait laissé tout de même de véritables traces de son passage et de son existence dans l’écriture philosophique.
Ce que je sais, c’est qu’Aristote se trouve sans doute dans la même configuration que certains personnages de l’Histoire, celle qui semble mettre en doute l’existence des Homère, Shakespeare et autres. Des véritables écrivains : Corneille et Racine. Du véritable sexe de Mona Lisa : homme ou femme. Les controverses d’existences réelles et/ou supposées sont nombreuses et endémiques. Je pense que ce genre de questions autour de certains grands personnages est inhérent à toutes personnalités marquantes…
D’ailleurs, j’en ai moi-même fait l’expérience : certains lecteurs doutent de mon existence ! Et pourtant je ne suis pas « importante » !!
Enfin, je crois savoir que vous étiez en Allemagne pour la promotion de votre ouvrage Mysterium. Comment réagit le public à votre égard ?
De plus, je me pose une question : vivez-vous de votre écriture ? Si, oui c’est une grande chance ; si non, alors avez-vous d’autres activités ?
Bien à vous,
Amitiés,
Sophie
Mardi 06 décembre
Très chère Sophie,
La « perversité » du système littéraire dont vous parlez est réelle. Les grands succès internationaux des dernières années sont des livres conçus pour des jeunes de 12-14 ans (Harry Potter) ou pour des lecteurs dont les motivations sont très modestes (Da Vinci Code). Si vous pensez aux grands best-sellers des années 70-80, vous trouvez par exemple Garcia Marquez, Günther Grass, Soljenitsyne ou Marguerite Yourcenar. Dans le même temps, Ken Follett était justement classifié comme « genre populaire ». Dernièrement, dans la presse italienne (et peut-être aussi ailleurs), on cherche, incroyablement, à se rapprocher de Marlowe, Chaucer, Walter Scott, Stevenson, Victor Hugo et et bien d’autres grands romanciers du XIX siècle.
Encore une fois : c´est la critique qui doit faire les distinctions, les différences entre « haut » et « bas », entre création artistique originale et exploitation commerciale du roman d´aventure enrichi avec les clichées classiques du kitsch.
A propos d´Aristote et de Platon: nous ne voulons pas provoquer à tout prix, ni faire offense à ceux qui ont une passion pour la philosophie ancienne. Nous nous basons simplement sur des faits et des opinions d´experts d´hier et d’aujourd’hui. On jugeait « non authentique » une bonne moitié des dialogues de Platon jusqu’au XIX siècle. Aujourd’hui on les juge tous authentiques. Nous croyons que, dans le cas des maitres à penser qui ont vécu il y a plus de deux milliers d´années, on doit commencer tout raisonnement avec la présomption de non-authenticité de leurs écrits. On pourra les considérer véritables seulement après avoir démontré qu´ils ne sont pas des faux, et non le contraire, comme on a toujours fait. Un jour, chère Sophie, quand vous serez très connue et importante, aucun des vos lecteurs sur Internet n´osera douter de votre existence. Mais la nature virtuelle d´Internet (= distance physique entre auteur et lecteur), qui donne même la possibilité de se cacher avec un pseudo, est analogue à la nature virtuelle des textes anciens (= distance temporelle entre auteur et lecteur), desquels personne ne possède les originaux ou a rencontré les auteurs. Ici vaut le principe : in dubio, contra reum.
À propos de la politique (ou mieux de l’actualité politique) « particulière » de l’Italie : comme vous le savez, nous vivons une partie de l’année en Autriche, à Vienne, où nous avons bâti une maison. Nous avions une haute idée de la bureaucratie habsburgique. Nous nous sommes rapprochés de Vienne comme d´un temple de l´intégrité. Or, quand nous avons commencé les travaux de construction, la Baupolizei (« police des constructions », l´autorité qui à Vienne contrôle la réalisation des nouveaux bâtiments) nous a créé des problèmes. Une voisine (ex-fonctionnaire de la Baupolizei et belle-sœur d´un des employées qui contrôlaient notre quartier) nous a dénoncé plusieurs fois, même si notre maison était régulièrement autorisée. Après interruption des travaux et de nombreux problème avec la société de construction, un agent de la Baupolizei nous a demandé de payer une certaine somme afin de « faciliter » nos problèmes. Nous avons refusé, c´est désormais la magistrature qui s´occupe de notre cas. Nous avons demandé à nos amis viennois : Pourquoi dans les journaux autrichiens on ne trouve pas d’autres cas comme le nôtre ? Est-ce que notre cas est une exception ? Réponse des amis, en riant : Così fan tutte, tout le monde chez nous paye des pots-de- vin. Mais ce qui compte c´est l´image. Si on ne parle pas de la corruption, elle n’existe pas. Et on peut proclamer : Das Land ist in Ordnung, le pays fonctionne.
Alors, nous nous demandons : est-il possible que l´Italie semble parfois plus « particulière » que les autres pays parce que les journaux italiens admettent (parfois) que le pays et sa politique sont profondément touchés par la corruption, et qu’ils en exploitent le potentiel médiatique ?
Les médias doivent commencer (ou recommencer perpétuellement) une réflexion sur leur auto-connaissance. Sur les premières pages de Der Spiegel on peut lire parfois de véritables agressions de lecteurs contre les articles de la semaine précédente. C´est un exemple stimulant. On devrait donner la possibilité aux lecteurs, avec un système d´assignation, d´écrire un article critique sur leur journal dans le journal même, avec liberté absolue : le journal jugé par ses lecteurs. Sur Internet, de façon variable, on peut le faire. Mais on le sait, le vrai pouvoir c´est (encore) dans les mains de la presse papier et de la télé… C´est eux qui dictent aussi le destin des auteurs de livres. Pour nous, le coté financier, heureusement, n´a jamais été le présupposé décisif de l´écriture. Mais pour des dizaines d´autres auteurs, c´est le point vital. En Allemagne (merci de demander les réactions du marché de langue allemande) on se sent encore soutenu par un tissu de lecteurs et de libraires très actifs et motivés. Nous avons à présent beaucoup d´interviews, de présentations dans les librairies, beaucoup de lettres de lecteurs… Nous espérons un jour pouvoir parler de tout ça en Italie…
Nous sommes ravi d´avoir entretenu cette conversation à distance avec vous, c´était un défi nouveau et séduisant ! Ici à Vienne novembre a été plein de brouillard, nous reverrons le soleil jeudi, en arrivant à Rome… Nous penserons à vous, et nous vous enverrons, de la Ville Éternelle, tous nos vœux, afin que vous arriviez à toucher, magiquement, avec vos articles, le désir de vérité de vos lecteurs, et de le satisfaire toujours au mieux…
Bien à vous
Rita & Francesco
Mardi 06 décembre
Chers Rita et Francesco,
Effectivement, que ce soit en philosophie, en littérature, il est impératif de garder à l’esprit que nous ne savons que peu de choses sur les auteurs antiques. En revanche, il ne faut pas céder à l’idée du « mensonge » ou de la falsification trop rapidement.
Pour ma part, je ne suis pas une adepte des philosophes, des penseurs de l’antiquité, même s’ils ont quelque chose à nous apprendre… C’est simplement une question d’affinité. J’apprends de ceux-ci, mais j’aime me tourner vers une modernité qui me donne des éléments pour comprendre ici et maintenant les « mouvements » du monde.
Nous arrivons au terme de notre correspondance. Cela a été un vrai plaisir d’échanger avec vous. Cela me manquera.
J’espère que nous pourrons nous rencontrer un jour…
Si vous passez du côté de la frontière franco-italienne, n’hésitez pas à m’envoyer un petit mot… nous trouverons sans doute un moment pour nous attabler et boire un café.
J’ai une dernière question : si vous deviez définir, en un mot, la littérature (ou l’écriture), que diriez-vous ?
A très bientôt je l’espère…
Amitiés,
Sophie
Mercredi 07 décembre
Chère Sophie,
Si nous devions définir, en un mot, la littérature (ou l’écriture), que dirions-nous ? « Nourriture pour l’esprit ».
C´était pour nous aussi un grand plaisir et un honneur de tenir cette correspondance avec vous ! Bien sûr, votre invitation à se rencontrer vaut pour vous aussi, quand vous viendrez à Vienne ou à Rome…
Bien à vous, et meilleurs vœux pour cette fin d´année et pour 2012.
Rita et Francesco
S’il fallait conclure
Un grand merci aux Auteurs de Imprematur qui ont eu la gentillesse de prendre un peu de temps pour remettre au goût du jour les relations épistolaires si chères à l’histoire de la littérature.
En voyage dans toute l’Europe, ils parcourront sans doute les allées de votre librairie pour une séance de signature. Précipitez-vous afin de profiter de leur « nourriture » si utile à l’esprit curieux de Savoir.