Jorge Semprun : l’écriture ou la vie

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Par Mélina Hoffmann – bscnews.fr / Né en 1923 à Madrid, Jorge Semprun – fils d’un diplomate de la République espagnole – s’exile avec sa famille en France en 1939, à la fin de la guerre civile qui sévit dans son pays. Quelques années plus tard, il s’installe à Paris pour suivre des études de philosophie à la Sorbonne. Engagé très tôt dans la résistance, il n’a que 19 ans lorsqu’il est arrêté par la Gestapo et déporté à Buchenwald en janvier 1944.

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Il y restera jusqu’à la libération du camp par les alliés en avril 1945. Il sera ensuite traducteur pour l’UNESCO jusqu’en 1952, et dès l’année suivante il militera – sous le pseudonyme de Frederico Sanchez – au Parti communiste espagnol clandestin dont il coordonnera les activités de résistance avant d’en être exclu en 1964.
C’est alors qu’il décidera de se consacrer pleinement à l’écriture en publiant son premier roman, Le grand voyage, auquel suivront une trentaine d’autres, dont beaucoup seront inspirés de son incarcération au camp de Buchenwald. Son œuvre littéraire lui vaudra de nombreux prix, dont notamment le Prix Littéraire des Droits de l’Homme 1995 pour L’écriture ou la vie. Il achèvera sa carrière politique en tant que ministre de la Culture du gouvernement espagnol de 1988 à 1991. En 1996, il sera élu à l’Académie Goncourt.
Et c’est en 2011 que cette mort qu’il aura tant côtoyée finira par l’emporter à son domicile parisien.
Le parcours exceptionnel de cet homme, son engagement politique et son amour profond de l’Humanité en font l’une des grandes figures historiques et littéraires de la France du XXème siècle.
Chronique
Du camp de Buchenwald, Jorge Semprun se considérait comme un « revenant », non comme un rescapé. Car si les rescapés ont échappé à la mort de justesse, lui – à l’instar des milliers d’autres détenus qui sont sortis vivants des camps de concentration – estimait avoir connu la mort, l’avoir affrontée de plein fouet. Expérience de la mort dont il n’est probablement pas revenu complètement vivant.
C’est d’ailleurs l’un des thèmes qu’il développe dans L’écriture ou la vie, publié en 1994. Cet ouvrage n’est pas tant le récit autobiographique de ses seize mois de vie à Buchenwald que l’investigation de l’âme humaine qui en est revenue. Jorge Semprun nous livre ici son expérience personnelle, la façon dont cette épouvantable tragédie a transformé son regard sur le monde, sa perception de la vie. Une expérience si invraisemblable que, selon lui, seul l’Art est capable de la raconter.
Ainsi, si les descriptions sur la vie à l’intérieur du camp sont peu nombreuses et toujours évoquées avec beaucoup de pudeur, nous sommes en revanche plongés dans les méandres de l’âme, la difficulté du retour à la vie après cette traversée de la mort, l’accès soudain à un avenir que lui et ses frères de détention n’imaginaient même plus. « Survivre, simplement, même démuni, diminué, défait, aurait été déjà un rêve un peu fou. »
Et puis ce constat bouleversant, ce rapport au temps inversé : « C’est excitant d’imaginer que le fait de vieillir, dorénavant, à compter de ce jour d’avril fabuleux, n’allait pas me rapprocher de la mort, mais bien au contraire m’en éloigner. »
En trame de fond Jorge Semprun se livre à de nombreux questionnements philosophiques – explorant la pensée d’Heidegger, Goethe, Hegel, Nietzsche ou encore Brecht – et à une longue réflexion sur le bien et le mal.
Il nous parle également de son rapport extrêmement complexe à l’écriture, clairement évoqué dans le titre du livre. En effet, c’est dès sa libération du camp qu’il entreprend l’écriture de ce livre car il lui semble n’avoir d’autre moyen de se sentir vivant qu’en témoignant de l’horreur qu’il vient de vivre. Mais il s’interrompt rapidement lorsqu’il se rend compte que l’écriture menace en réalité sa survie en l’emprisonnant dans la mort. «Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre. »
Aussi, pour ne pas perdre pied et revenir au monde des vivants, il lui faut taire, oublier cette expérience. Ce qu’il fera pendant de nombreuses années, avant de reprendre l’écriture de ce livre cinquante ans plus tard.
Il est difficile de comparer cet ouvrage aux autres témoignages d’anciens détenus des camps de concentration, tant l’approche de Jorge Semprun est singulière. Il s’agit là davantage d’un voyage à l’intérieur de l’homme qui a survécu au camp de concentration qu’un voyage à l’intérieur du camp. Au gré de nombreuses digressions, Jorge Semprun mêle descriptions, récit d’anecdotes et questionnements philosophiques, donnant à l’ensemble un aspect quelque peu décousu mais qui reflète finalement le chaos intérieur de l’auteur, et témoigne par là-même d’une profonde sincérité.
Extraits du livre
« On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l’infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n’être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement.
Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ?  »
« Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d’une joue. (…) Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire. Amaigri mais vivant : le sang circulait encore, rien à craindre. Ca suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable. »
« Moments de nostalgie, de vague à l’âme, dans la déchirante incertitude du renouveau. Et soudain, portée par le vent, l’étrange odeur. Douceâtre, insinuante, avec des relents âcres, proprement écœurants. L’odeur insolite, qui s’avérait être celle du four crématoire. Etrange odeur, en vérité, obsédante. Il suffirait de fermer les yeux, encore aujourd’hui.  (…) Un bref instant suffirait, à tout instant. Se distraire de soi-même, de l’existence qui vous habite, vous investit obstinément, obtusement aussi : obscur désir de continuer à exister, de persévérer dans cette obstination, quelle qu’en soit la raison, la déraison. (…) L’étrange odeur surgirait aussitôt, dans la réalité de la mémoire. J’y renaîtrais, je mourrais d’y revivre. Je m’ouvrirais, perméable, à l’odeur de vase de cet estuaire de mort, entêtante. »

L’écriture ou la vie de Jorge Semprun aux Editions Folio

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