Écrire avec des anonymes : l’alphabet de Jacques Villeglé

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Par Laureline Amanieux – BSCNEWS.FR / « J’ai toujours travaillé avec des anonymes », nous dit l’artiste Jacques Villeglé, célèbre pour l’exposition d’affiches lacérées, directement prélevées dans la rue, et pour avoir fondé le mouvement des Nouveaux Réalistes avec Raymond Hains : la rétrospective en 2008 au Centre Georges Pompidou signa la consécration de son oeuvre

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Villeglé définit sa pratique comme « un art du comportement » : il a relevé des centaines d’affiches que des anonymes ont déchirées d’un geste rageur, insolent ou ludique, faisant apparaître des couches successives collées les unes sur les autres. Ces traces de civilisation sont l’humeur des foules. Jacques Villeglé ajoute : « j’ai toujours été contre l’artiste singulier », et « quand je présente les affiches lacérées, je dis toujours, mais moi je ne fais rien, je ne fais que choisir, c’est la collectivité » qui crée l’affiche, magnifiée ensuite sur une toile.

Pour les recueillir, Villeglé s’est inventé une identité artistique : « Quand j’ai créé un personnage qui s’appelle le Lacéré anonyme, ça m’a donné toute liberté ». Lacéré et non « lacérateur », parce que « tout lacérateur est d’abord un être lacéré », précise-t-il. Les frontières s’évadent. N’est-ce pas alors ses propres déchirures que le spectateur contemple sur les affiches, failles exhibées de ses valeurs, ou de ses émotions changeantes ?
Exposé régulièrement en France et à l’étranger, Villeglé présente en octobre 2011 une exposition à Paris, dans une galerie particulière. Ce lieu appelé La Niche appartient à Christian Olivier, le chanteur des Têtes raides, lui-même artiste graphique sous le pseudonyme des Chats Pelés. La Niche offre des rencontres avec des plasticiens, des musiciens, propose livres et dédicaces. Pour cette exposition, Villeglé a rassemblé quelques reproductions d’affiches lacérées des concerts de Têtes raides. S’ajoute une série de lithographies originales où l’alphabet socio-politique de Villeglé éclate, comme Les murs ont la parole, réalisée en 2008, et la Rue Poissonnière en 2009.

Qu’est-ce que l’alphabet socio-politique ? Jacques Villeglé, saisi par un graffiti dans le métro, l’a développé dès 1969 : « Nixon rendait visite à Charles de Gaulle. Il y avait des « Nixon atome » écrits partout sur les murs de Paris. Dans le métro, je vois un Nixon, avec le N formé des trois flèches socialistes berlinoises de 1930, le I, c’était la croix de Lorraine, le X la croix gammée, le O un cercle méditerranéen avec la croix celtique à l’intérieur et à nouveau pour le N, les trois flèches. Je me suis dit, c’est formidable, parce que ça montre l’animal politique ».

Cet alphabet n’a intéressé le monde de l’art qu’à partir des années 2000. Avant cette date, l’artiste déclare avoir dû quémander auprès de ses commanditaires pour placer quelques uns de ces signes dans ses affiches ou fresques : le temps peut-être que les coutures de l’Histoire au XXe siècle soient moins apparentes, coutures dont ces sigles forment les fils colorés, dont ils révèlent soit une tragédie, soit un système idéologique. Le but de Villeglé est de collecter ces signes pour faire trace : « je suis un témoin de notre époque». C’est ce qui a séduit Christian Olivier : « j’aime ce graphisme dans l’écriture de Jacques. C’est quelqu’un d’engagé dans l’art, mais aussi au niveau de la société et politiquement. Toutes ses images ont une application sociale et politique, ça me parle beaucoup ».

Désormais, c’est à cet alphabet que Jacques Villeglé se consacre, car il s’agit d’une écriture en continuelle modification. Il révèle à nos yeux les haines actives, pose côte à côte le @ et le croissant marxiste, réinvente un rébus du XVIIe siècle sur la religion, ou joue avec les figures mythologiques hybrides de la sirène et du centaure. Il ne s’agit pas d’approuver l’un ou l’autre de ces signes, mais bien de révéler nos vies humaines, et souvent nos propagandes. Villeglé parle de « guérilla des signes » à leur sujet : ils se font la guerre entre eux, ils nous font la guerre à nous qui oublions trop vite, et les O explosent comme des bombes. Si cet alphabet dérange le réel, c’est pour en désamorcer les sigles, nous alerter aussi, et renforcer le pouvoir graphique de l’écriture qui en devient énigmatique. C’est une mise à plat de toutes nos croyances, pour ne pas « effacer ce qui a été important dans notre vie », nous dit Villeglé. Sur ses choix esthétiques, il ajoute : « il ne faut pas banaliser et il ne faut pas provoquer. Je comprends que les gens soient quelques fois choqués, mais il faut raconter notre Histoire sans gommer ce qui ne nous plaît pas ».

Après les affiches anonymes, Villeglé a introduit dans nos galeries et musées ce qu’il nomme « cette écriture anonyme ». Tous ces signes nous parlent, parlent à travers nous, c’est cela qui parle en lieu et place de nous, alors l’artiste ramène ce langage à notre conscience sous un jour inédit. Après avoir observé ses oeuvres, c’est l’espace de la ville tout entier qui s’anime sous nos yeux. Les murs révèlent des séries de sigles labourant un cadre. Nous marchons dans cette furie verbale, éveillés.

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