3 premiers romans et 3 uppercuts littéraires venus du Québec

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Par Aline Apostolska ( correspondante du BSCNEWS à Montréal) – bscnews.fr / À cause de la culture « vieille France», et certainement grâce à elle, je n’aime pas, ou plus, les romans compassés, repassés, lyophilisés comme des soupes en sachet. Ils se succèdent pourtant, trop souvent, comme des clones à la langue, au rythme, aux thèmes, aux idées comparables sinon identiques, convenues, lassantes pour tout dire. Il y a tellement de choses intéressantes à faire, beaucoup plus que de se coller dans un coin à lire un livre alors si celui-ci ne vous emporte pas, s’il ne permet de vivre une expérience humaine singulière qu’aucune autre activité, aucun autre médium, ne peut vous garantir, alors à quoi bon ?

Ce mois-ci j’ai découvert trois romans québécois qui m’ont littéralement soufflée. Trois invitations à plonger profond dans des univers qui me sont et me demeureront étrangers, et que je ne souhaite pas vivre, au moins pour deux d’entre eux. Dans les deux premiers la magie est d’abord et avant tout dans la forme littéraire, choisie adéquatement pour véhiculer le fond par la forme, et on revient là à qui est déjà bine connu : l’écriture, la création, c’est répondre à la question comment – comment transmettre au mieux ce que j’ai à transmettre – et non à la question quoi.

Car les « sujets », les « idées », c’est pas ce qui manque, au contraire c’est même ce qui bloque. Trouver la forme juste, le transport adapté, demande du boulot, tout le boulot parfois et c’est ce que j’ai admiré avant tout, outre les thèmes traités eux-mêmes puissants, voire perturbants, d’une obscurité hypnotique, dans ces deux premiers titres. Le troisième, quant à lui, m’a littéralement emportée, à cent kilomètres/heure à bord d’un quarante tonnes à dix-huit roues d’une autoroute à l’autre de l’Amérique du nord. Vous n’en rêvez pas peut-être, mais moi si ! Surtout que le camionneur est une camionneuse, menue, mignonne, blonde et souriante, et grande raconteuse devant l’éternité des grands espaces américains. Car, oui, j’oubliais : par pur hasard, car je ne crois pas du tout à l’écriture « masculine » ou « féminine », ce sont ici trois écrivaines dont c’est le premier roman.

Je voudrais qu’on m’efface – Anaïs Barbeau-Lavalette (Éditions Hurtubise, coll. AmericA, 2010, 184 p.)

Anaïs Barbeau-Lavalette est cinéaste et son roman est d’emblée cinématograhique, avec une écriture forte, dépouillée qui surtout, incarne les personnages comme s’ils franchissaient le seuil de votre porte et s’incarnaient devant. En l’occurrence, elle parvient plutôt à faire incarner le lecteur en enfant de douze ans dans le tumulte invivable d’une vie révoltante, inique, qu’on aimerait pouvoir effacer, biffer d’un trait de crayon, pour la récrire. Dans un quartier défavorisé de Montréal, entre des parents fracassés par la vie et qui s’y fracassent fatalement encore plus, emportant leurs enfants avec eux. Des vies comme ça on en connaît, croît-on, y’en a plein les statistiques, plein les écrans de télé, plein les rubriques de faits-divers, ceux-là mêmes que l’on regrette mais qui malgré tout fascinent. Violent, c’est peu dire, bouleversant, absolument, on voudrait sauver ces enfants plus lucides encore que la lumière crue qui est ainsi jetée sur eux par l’auteur.

En 2007, Anaïs Barbeau-Lavalette avait fait un film, excellent, Le Ring, qui racontait l’histoire du petit Jessy face aux uppercuts d’une vie à laquelle il rendait pièce pour pièce et dent pour dent. C’est suite à ce film qu’elle a voulu poursuivre dans la peinture engagée de ce milieu du quartier d’Hochelaga-Maisonneuve, dans le sud-est de l’île, qui sonne comme un 9-3 à l’oreille des Montréalais. Trois enfants de douze ans sont les héros de son roman. Pré-ados trop proches témoins de la violence pour en sortir indemnes. Roxanne subit les railleries à l’école, rejetée car on la croit folle, pendant que chez elle, c’est le champ de bataille, ses parents se tapent dessus soir après soir, ne peuvent vivre que saouls ou gelés, en tout cas jamais en osant regarder leur vie en face. Roxanne pourtant aimée de sa maman, mais l’amour ne sauve pas, n’autorise pas, surtout, en son nom mal défini à imposer l’enfer à l’autre, fût-ce la chair de sa chair, fusion-confusion mortifère. Mélissa s’occupe seule de ses deux petits frères depuis que sa mère, prostituée, junkie, n’a plus le droit de l’approcher à plus de cinquante mètres, et que son beau-père a claqué la porte sans prévenir personne, sans laisser d’argent et sans prévenir la Protection de la jeunesse qui ne dépêcherait de venir placer les enfants ce que Mélissa veut éviter à tout prix, au prix surtout de la mort définitive de son enfance. Kevin, à peine dix ans, vit seul avec son père, mécanicien et lutteur à ses heures, pour qui tout dérape, mais Kevin n’a pas d’autre choix que de croire, vouloir le faire, qu’il gagnera un combat, leur vie entière reposant sur les paris faits sur cette victoire.

Ces trois existences brisées sont rendues dans une langue crue, celle de la rue, un québécois déroutant et âpre mais authentique, qui montre tout comme au microscope sans jamais verser dans le misérabilisme ou le pathos. Une langue chirurgicale comme une caméra vidéo sans aucun atour, braquée en plan fixe. C’est là l’exploit littéraire de l’écrivaine. Si elle s’était laissée aller, par mégarde, par fatigue, à la moindre sensiblerie, au moindre commentaire émotif ou faussement empathique, tout s’écroulerait. On cherche la faille sans la trouver, c’est sans merci. Grand succès critique et public, le roman est finaliste du Prix des libraires 2011 qui sera remis le 9 mai.

La dévorante – Lynda Dion (Éditions du Septentrion, coll. Hamac, 2011, 230 p.)

Autre roman dont on a beaucoup parlé en bien et qui a finit par se retrouver sur ma malle de voyage de chevet. Le soir où je l’ai ouvert je l’ai gardé près de moi, luttant contre le sommeil finalement remplacé par le magnétisme qui se déployait progressivement au contact de ses pages, jusqu’à ce que je l’aie fini. Il n’est retourné sur la malle qu’une fois dévoré. En lambeaux. Comme si la déesse égyptienne Ammout, dévoratrice de cœurs et des morts, était passée par là après s’être penchée sur l’autopsie in vivo d’un féminin confronté à ses abysses, inévitables autant qu’inconfortables.

Professeure de français dans les Cantons-de-l’Est, magnifique région verdoyante qui s’étend au sud de Montréal et qui fait frontière avec les États-Unis, Lynda Dion a créé le concours littéraire annuel Sors de la bulle ! qui invite les jeunes lycéens à publier une première œuvre. Ce roman est la sienne et elle la dédie à la mémoire de Rainer Maria Rilke dont elle se revendique l’adepte. Avec une maîtrise telle qu’on se demande pourquoi elle n’avait pas publié avant.

j’ai la peau des mains qui fripe qui s’amincit le dedans des cuisses tendre comme du boeuf haché le dos qui coince quand je garde trop longtemps la même position je lis je réfléchis j’écris je médite devant la tête des arbres je ne bouge pas assez j’habite un corps de sédentaire qui n’a pas baisé depuis belle lurette ce qui me semble est pire encore

Depuis la mort de sa mère et le départ de sa fille, la narratrice gît dans sa vie, plus seule que jamais, affamée, assoiffée, terrifiée par son corps et ses exigences, terrorisée aussi d’être dévorée par lui, désertée comme trahie autant par celui qui partage son quotidien que par ceux qui la courtisent sur internet et personne, sinon soi-même peut-être, pour alléger ce cœur qui fait exploser la balance.

Écrire sans points ni virgules n’est pas nouveau ( n’est-ce pas chers Albert [Cohen] ou Marie-Claire [Blais] … ) mais toujours cette forme choisie crée la continuité sans issue et sans respir, l’étouffement, l’oppression. Choix judicieux dans ce roman que l’auteur livre par paragraphes, par mottes, par pavés, jetés les uns après les autres pour bien atteindre leur but : tendre un miroir impudique, ni grossi ni enjolivé, sur le rapport au corps qui prend de l’âge, l’exil intérieur, au féminin comme énigme. Un thème qui serait lourdingue sans l’écriture de Lynda Dion tout à la fois fluide, tranchante et viscérale.

Je vous écris de mon camion – Sandra Doyon ( Éditions Goélette, 2011, 220 p.)

Après les pérégrinations intimes et sociologiques, l’aventure géographique, comme allégorie du nomadisme et de la liberté de se mouvoir et de penser, l’esprit se meut en se mouvant disait Jean-Jacques Rousseau… Un vrai de vrai road trip, que dis-je, un road dream, un petit bijou qui m’a fait interpellée dès que j’ai vu et entendu Sandra Doyon en parler sur son blogue parlant, des dizaines de clips filmés durant ses voyages, et que j’ai su que son livre sortait en librairie. Un livre qui, alors là c’est certain, ne pourrait en aucun cas exister ailleurs qu’en Amérique du nord. Live sur camionneuse.blogspot.com je vous recommande d’aller la voir, mais je vous recommande aussi de lire son livre, simplement écrit mais qui fait défiler les paysages et les réflexions aussi sûrement qu’elle-même les voit défiler du Canada et surtout des Etats-Unis du nord au sud et d’est en ouest, de Pacifique à Atlantique, de Rocheuses aux Grands Lacs et au fermiers du Texas aux valdoriens des forêts boréales du nord québécois au faux gazon toujours vert de Las Vegas. De bottes d’hiver au départ à ballerines pieds nus à l’arrivée, de nuit aux aurores [ qu’elle préfère et décrit avec une vraie poésie ] de cargaisons en cargaisons, d’obus pour l’armée en cassolettes de fraises, de pièces d’automobile en pneus, de pots de miel en produits explosifs et nocifs, que sont tous ces fardeaux que nous demandons à d’autres de véhiculer à notre place ?

Pas folle la petite guêpe amoureuse du vrai, des rencontres inattendues et de la route. La route, comme Saint-Exupéry qu’elle adore et cite tout le temps à Kerouac évidemment, a must of course. 3 millions de kilomètres en dix ans, 75 fois le tour de la terre, en solo ou avec un co-pilote parfois, elle écrit de son bureau, son camion et c’est le livre le plus iconoclaste que j’ai lu depuis longtemps. On nous barbe sans arrêt, surtout en France en fait, avec le road-movie, road-novel et autres american dreams, des poncifs dont les auteurs atteignent rarement la démesure de la nature et de la réalité. Eh ben, en voilà un de réussi, c’est rafraîchissant, et tentant avec ça !

Bonne route alors, et bonnes lectures ! Au mois prochain.

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