The Killer inside me : un film violent et dérangeant

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Par Maïa Brami – BSCNEWS.FR / Voilà ce que confiait le réalisateur Michael Winterbottom en mai dernier à Rachel Cooke, journaliste au Guardian, lors d’un entretien sur son dernier film, The killer inside me :
« J’ai lu le livre et j’ai pensé que ce serait bon… C’était le genre de livre duquel on peut faire un film fidèle. Plus qu’une adaptation, où l’on prend une idée et l’on trouve une façon de la mettre en scène, ce livre pouvait pratiquement être le script du film. C’est choquant quand il tue Joyce, même plus quand il tue Amy. Mais la violence, me semble-t-il, vient du fait qu’il tue des proches. On dirait que le personnage n’a pas le droit au bonheur. La brutalité des meurtres vient du fait que les victimes l’aiment, c’est pourquoi il veut les détruire. Parce qu’il se déteste. Évidemment, ensuite, au montage, on a le choix de couper les scènes, de choisir leur longueur. Je voulais montrer que si vous choisissez de tuer quelqu’un à coups de poings, c’est un processus lent, long et difficile. Je veux également que le spectateur puisse avoir le temps de penser à ce qui arrive sur l’écran : pourquoi tue-t-il cette femme qu’il aime ? C’est absurde. C’est le point clé : l’absurdité totale ! »

Cher Michael Winterbottom, pensez-vous vraiment que pendant les longues, interminables minutes où Joyce (Jessica Alba) se fait défigurer à coups de poings gantés par son amant, Lou Ford (Casey Affleck), tandis qu’il lui susurre de sa voix de fausset : « Tiens bon chérie, c’est presque fini ! », pensez-vous vraiment, alors qu’on entend ses os et ses cartilages céder sous les coups lents, précis, répétés, pensez-vous vraiment que le spectateur, otage de l’acte insoutenable qui se déroule, yeux écarquillés d’horreur, puisse imaginer ce qui se joue dans la tête du meurtrier ? Pourquoi d’ailleurs se mettrait-il dans la peau du tueur et pas dans celle de la belle prostituée, en train de mourir massacrée de sang-froid par celui qu’elle aime ?
La bande-annonce française ne laisse rien présager. On s’attend à voir un film noir. Si on est amateur du genre, on sait peut-être que l’histoire est tirée d’un livre de Jim Thompson, Le démon dans ma peau, publié en 1952. On s’assied et on attend que le film commence, confiant — Winterbottom n’en est pas à son premier long-métrage et le casting est des plus séduisants.
Premières scènes : années cinquante, une petite ville texane policée et un adjoint du shérif, Lou Ford, à son image : propret, serviable, à la voix douce et au physique « désarmant » ! Le type ne porte même pas de pistolet. Faudrait-il encore qu’il y ait des gangsters ! Évidemment, le feu couve sous la glace, et le gentil justicier aux yeux bleus va se changer en psychopathe.
Une première femme entre en jeu, Joyce, la prostituée, incarnée par la glamoureuse Jessica Alba. C’est elle qui porte le premier coup. Elle le gifle, le frappe, « réveille la bête en lui ». Scène suivante : il la jette sur le lit, la déculotte et lui fouette les fesses jusqu’au sang avec sa ceinture, à tel point qu’elle s’évanouit presque de douleur. Reprenant ses esprits, il s’excuse, mais la jeune femme soudain émoustillée l’embrasse avec passion et s’ensuit des ébats torrides (en tout cas, ils transpirent beaucoup !). Une relation sado-masochiste se noue entre eux : elle aime se faire étrangler, il aime la prendre par derrière. Les scènes se répètent, encore et encore, toujours les mêmes. À ce point, je ressens une sorte de lassitude. La monotonie de la mise en scène, quasi clichée, me pousse hors du film. L’acte sexuel n’est plus qu’un rapport de force. Bien sûr, c’est voulu.
Pourtant, je ressens comme un écœurement. Je garde en tête les codes du roman noir : que représente une prostituée — surtout si on se replace dans les années cinquante, ultra conservatrices et puritaines, cantonnant les femmes dans leur rôle d’épouse sage au jupon amidonné, de bonne mère de famille en bigoudis — si ce n’est la femme fatale, le danger suprême pour les hommes, la vamp à laquelle ils ne peuvent résister, coupable d’éveiller le désir, qui les poussent à la faute, celle de prendre du plaisir, et mérite donc d’être punie ?
Je sais qu’elle sera punie, je m’y attends. Mais pas de cette manière. Sur l’écran, il arrive chez elle à l’improviste, lui donne deux petites gifles sans conviction. Elle croit à une entrée en matière, elle ne veut pas, pas ce soir, ce n’est pas dans leur plan, il sait qu’elle doit partir. Alors, il lui répond doucement : « Non, chérie, tu n’iras nulle part » et il lui éclate le nez d’un coup de poing. Joyce est sonnée, mais surtout, on voit l’incrédulité dans ses yeux, elle ne cherche pas à s’enfuir, ne se débat même pas, aucun réflexe de survie, et il se remet à la frapper au visage, une fois, deux fois, dix fois, la pliant en deux par un uppercut dans le ventre, qu’elle s’effondre enfin, ce qui ne l’empêche pas de continuer à s’acharner sur elle. Pendant de longues, très longues minutes, sur l’écran, une femme meurt tuée des mains de celui qui l’aime, et qu’elle aime. Winterbottom a choisi de placer Lou de dos, pour renforcer l’impression que le spectateur donne les coups lui-même, les plans sont serrés sur le visage de Joyce, ou selon, qu’on est en train de se prendre les coups. C’est l’effet recherché : « Je voulais montrer que si vous choisissez de tuer quelqu’un à coups de poings, c’est un processus lent, long et difficile. Je veux également que le spectateur puisse avoir le temps de penser à ce qui arrive sur l’écran : pourquoi tue-t-il cette femme qu’il aime ? C’est absurde. C’est le point clé : l’absurdité totale ! »
Un seul couple quitte la salle — pleine. J’hésite, mais nous ne sommes qu’au premier tiers du film, je veux donner au réalisateur la possibilité de justifier cette scène. J’essaie de me raisonner, recroquevillée sur mon siège, souffle coupé, muscles tétanisés. Je vois le visage tuméfié de Jessica Alba, bouillie sur son corps avachi, désarticulé, et je n’arrive pas à ciller, ni à détourner le regard. J’ai l’impression qu’on s’est joué de moi. Cette scène abjecte, digne d’un film d’horreur, renforce-t-elle vraiment l’« absurdité » de l’acte monsieur Winterbottom ? Pourquoi absurde d’ailleurs ? Revenons sur la bande-annonce qui prévient : « certains tuent sans raison », mais ce n’est pas ce que raconte ce film, cet homme ne tue pas sans raison, il tue parce qu’il est malade et pour sauver sa peau, d’ailleurs, il tue aussi des hommes — l’un qu’il pousse même au suicide par la perversité de ses paroles.
Savez-vous monsieur Winterbottom, qu’en France, tous les deux jours, une femme meurt sous les coups de son mari ? Allez leur demander si c’est absurde ! Ce qui pousse Lou à tuer, ce n’est pas tant sa haine de lui-même, que son incapacité à assumer son désir, jugé malsain et réprimé depuis sa plus tendre enfance. Ce qu’il veut annihiler en tabassant ses femmes, c’est le désir, le sien et le leur. Comme si l’amour était incompatible avec le plaisir charnel. D’ailleurs, il va tuer sa fiancée, Amy (Kate Hudson), dès lors que leurs rapports sexuels changent, qu’elle l’incite à pimenter leurs ébats, qu’elle se met à ressembler à Joyce : l’épouser devient donc impossible. Elle ne peut plus représenter l’épouse modèle, elle est entachée par le vice. De même que son amour pour Joyce — qui espérait refaire sa vie avec lui — était condamné par la luxure.
Quand Amy vient le chercher chez lui, valise à la main, elle croit qu’ils vont quitter la ville, aller se marier clandestinement. La veille, au creux de l’oreiller, il lui a proposé de « l’enlever », elle a trouvé ça très romantique. (Quel cliché encore !) Elle passe la porte en robe bleue très sage, traverse l’entrée d’un air décidé et Lou la reçoit d’un uppercut en plein ventre. Elle s’écroule, il lui cache le visage avec son jupon. On l’entend suffoquer. Il s’assied à côté et la regarde : elle ne baigne pas dans son sang, mais dans sa pisse, qui coule sur le carrelage. Cette fois, je me lève, incapable d’en subir davantage, et sors de la salle. Je sens mon corps ankylosé, meurtri, comme si j’avais été rouée de coups, je tremble, je suis en colère, choquée, outrée.
Dans la rue, je revois ces scènes de sexe sauvage et les meurtres ensuite. Cet homme qui chevauche des femmes par derrière, sans les regarder, sans les voir, en leur écrasant le visage de ses paumes et qui finit par les tuer froidement, de ses mains. Qu’y a-t-il de « sulfureux » là-dedans, comme s’en targue la presse ? Comment, au XXIe siècle, peut-il être « brûlant » de voir des femmes passives qui trouvent (toutes sans exception) plaisir dans la punition, la violence et la soumission ? Et là, n’allez pas vous méprendre, il ne s’agit pas de montrer du doigt les pratiques sado-masochistes, il s’agit de sortir le nez de l’écran et de comprendre ce que ce film véhicule : en chacun de nous sommeille un monstre ? Sujet éculé. En chacun de vous (hommes) sommeille un monstre… et il ne tient qu’aux femmes de le réveiller ? Eculé et inadmissible. Pourtant, comment ne pas relier ses scènes répétitives de sexes ultra violentes — qui reviennent ensuite en flash-back — aux meurtres eux-mêmes ? Amy et Joyce exacerbent la perversité de Lou et semblent même s’y complaire, cliché machiste typique !
Dans l’interview de la journaliste du Guardian, Winterbottom explique : « Le sexe au début (entre Joyce et lui), alors qu’ils y prennent du plaisir, le fait qu’il lui donne la fessée, pour moi, c’est séparé du meurtre. Peut-être n’est-ce pas évident dans le film, peut-être que la séparation n’est pas claire. L’idée n’est pas de dire que si vous aimez pimenter vos ébats avec de la violence a) ça fera de vous quelqu’un de violent ou b) quelqu’un qui veut être une victime et être tuée. Ce n’était pas mon intention que Joyce aime ça. De toute façon, gardez en tête qu’il s’agit de la version de Lou. Ce n’est pas forcément fidèle aux événements. » Qu’est-ce à dire ? Serait-il le seul à prendre son pied ? La négation de l’autre — la femme — serait alors totale.
Je m’interroge M. Winterbottom : pourquoi avoir choisi d’adapter un livre si daté, où la femme, objet de désir, se fait le véhicule du mal ? Même dans le flash-back censé nous éclairer sur les raisons psychologiques de la déviance de Lou, on y voit la toute jeune maîtresse de son père, qui l’invite à la fesser en minaudant — alors qu’il n’a pas dix ans. Aucun personnage féminin n’est là pour contrebalancer cette image avilissante, pire, la réalisation en remet une couche en choisissant de les tuer avec un hyperréalisme effrayant.
On dit ce film « dérangeant », je dois dire qu’il l’est certainement par son propos misogyne et dans la précision chirurgicale avec laquelle vous montrer des femmes mourir sous les coups d’un homme. Tout autant dérangeantes sont les critiques dithyrambiques — alors qu’il s’agit d’une histoire de seconde zone —, le pire restant sans doute l’apathie des spectateurs, vissés à leurs sièges.
La bande annonce du film

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