Par Julie Cadilhac – bscnews.fr / Comment présenter les mots d’Eric-Emmanuel Schmitt sans en altérer toute la beauté et la justesse? Comment ne pas verser dans l’écueil de la redite ou dans la déclinaison pataude de poncifs littéraires? J’ai choisi de faire le pari de la sincérité et sans (trop) m’étendre en une pluie d’éloges qui alourdiraient le propos, d’oser dire d’abord à quel point ses textes peuvent révolutionner votre vie, vos comportements et parfaire vos désirs d’être meilleur; ensuite, ajouter combien, simplement, ils ont la faculté fascinante de vous emporter l’espace de quelques heures dans des contrées tout autant spirituelles que quotidiennes, tout aussi douces qu’inextinguibles et de vous offrir une odyssée aux mille visages peuplée de héros extra dans l’ordinaire. Oui, envie d’insister sur ce travail captivant auquel se livre l’auteur avec une sensibilité brillante: dépasser l’indicible et, au travers de paraboles intelligentes, nous faire réfléchir sur l’humain et ses complexités.
Ceux qui rechigneront devant ces thèmes trop universels – les soi-disants libertaires aux grands airs qui s’imaginent que penser à l’Autre ne peut se décliner à la sauce laïque- ceux-là qui renâcleront à explorer les pistes passionnantes de la nature profonde des êtres et des choses, se laisseront au moins charmer par la prose d’un écrivain talentueux qui respecte le rythme du lecteur, s’immisce dans ses veines en un flot de poésie troublante et épurée. Allez fi donc des convenances et du prêt à parler journalistique pondéré, les livres d’Eric-Emmanuel Schmitt sont REMARQUABLES: tout à la fois remède aux âmes lasses et perdues, compagnons de route des décrocheurs de rêve et autres croisés de l’Espoir et pour tous, un ouvroir authentique de réflexion exponentielle excellant de bon sens et d’humanité.
Vous avez choisi d’aborder dans votre recueil de nouvelles les thèmes de la vengeance et de son antonyme, le pardon, sujets très ancrés dans la sphère religieuse: pourquoi y-a-t-il eu, au départ, une volonté d’inscrire ces récits dans une dimension spirituelle?
Parce que je pense que personne ne peut faire l’économie d’une vie spirituelle, qu’elle soit athée, juive, chrétienne, bouddhiste, peu importe: personne ne peut s’empêcher de donner du sens à ce qui arrive; tout le monde pense à ce qu’il fait de bien ou de pas bien – bon, à part les salauds qui eux ne se posent jamais de questions (rires). Toutes ces nouvelles parlent de la rédemption mais la rédemption, je la prends d’abord au sens psychologique : la faculté de se changer, la faculté de se corriger, la faculté de s’amender: est-ce qu’on peut changer? est-ce qu’on est toujours victime de soi, des autres, des événements, des influences ou est-ce qu’on peut arriver d’une façon autonome à s’extirper de tous les conditionnements pour tenter d’être soi et d’être l’auteur de soi, d’être à l’origine de ses actes et de ses comportements… et c’est vrai que dans ces histoires, il y a des êtres qui vont , comme ça, par une rencontre ou par un choc, par un accident, être anéantis et d’autres qui vont y trouver l’occasion de prendre conscience, de changer, d’évoluer.
Au départ le pardon est un acte assigné à Dieu… vos récits ont donc l’ambition de montrer une vision laïque du pardon?
Oui, oui, moi je sécularise! (rires). Oui, tout à fait, j’essaie de prendre des problèmes qui ont trouvé leurs premières formes dans l’expression religieuse – rédemption, pardon, damnation- et de les remettre dans la vie réelle et de s’interroger sur la faculté qu’ont les êtres, effectivement, de se corriger, d’évoluer ou…d’empirer!
Vos textes portent des valeurs de tolérance. Est-ce qu’ils ont délibérément une ambition éducative? Est-ce que vous acceptez que l’on qualifie vos écrits de « porteurs d’un message humaniste »?
Oh oui, j’en serais fier. C’est vraiment mon ambition, je souhaite porter un regard d’humaniste sur le monde et sur les religions : je ne m’intéresse pas aux religions pour leur message religieux mais je m’intéresse aux humains. Oui, il y a une vraie volonté de fabriquer dans mes livres un monde où les gens acceptent leurs complexités et ont une curiosité de l’Autre et arrivent finalement à vivre ensemble, ou simplement à vivre mieux. Il y a une ambition philosophique dans la moindre petite histoire, vraiment, pour moi, on lit un livre pour mieux vivre.
Aujourd’hui, parler de religion se fait avec précaution: les professeurs de lettres et de sciences humaines ont pour programme pédagogique l’enseignement des textes fondateurs : quels conseils donneriez-vous pour les enseigner , vous qui êtes un adepte des sujets controversés?
J’éprouve moi-même le bonheur d’être beaucoup impliqué dans les collèges et les lycées où l’on travaille Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran pour essayer d’approcher la réalité de l’Islam en la confrontant avec le judaïsme pour amener des passerelles de tolérance. Les élèves étudient aussi Oscar et la Dame en Rose . Je crois beaucoup à l’importance des fables, des récits, des romans, des pièces de théâtre et même des films parce qu’ils nous présentent des êtres de chair et de sang auxquels on peut s’attacher et grâce à cet attachement , on va peut-être partir à la découverte de mondes, de spiritualités , de problèmes qui, au départ, nous rebuteraient et nous effrayeraient. Je crois vraiment qu’il y a un pouvoir des fables pour créer de la curiosité, de la tolérance, de la compréhension.
Plusieurs questions profondes sont soulevées dans vos nouvelles: peut-on tout pardonner? Pardonne-t-on vraiment? Le pardon n’est-il qu’une autre forme d’amour? Avez-vous fait, au préalable, des recherches philosophiques, littéraires avant de vous attaquer à cet acte de don de soi?
Au préalable, c’est à dire il y a vingt ans, il y a trente ans (rires) parce que j’ai toujours été obsédé par cette question du pardon. Pour moi, le pardon, c’est deux consciences qui souffrent l’une en face de l’autre. Une conscience qui souffre d’avoir mal fait et une conscience qui souffre d’avoir été victime et c’est uniquement quand ces deux consciences reconnaissent cette souffrance et qu’elles décident de la dépasser pour passer à autre chose que le pardon se fait. Donc le pardon, c’est un pari sur l’humanité. C’est un pari sur l’avenir, pour continuer la vie ensemble malgré la violence. C’est un projet de dépassement de la violence.
Sommes-nous libres de nos choix? est la question complexe qui semble être le bouquet pour lequel vous avez sélectionné les plus jolies fleurs…si la liberté est l’idéal, diriez-vous que le chemin le plus sûr est la voie esthétique? Est-ce que vous parvenez, comme Baudelaire avec ses épanchements lyriques, à y accéder lorsque vous écrivez?
Eh bien non! (rires) Là je me sens très différent, je pense que la conquête de la liberté passe vraiment par la prise de conscience : si l’on ne prend pas conscience de ce que l’on est, de ce que l’on a fait, du passé dans lequel on peut être prisonnier et si l’on ne prend pas conscience de la violence qui est à l’autre, il n’y a pas d’apprentissage de la liberté. La liberté n’existe que si on la veut, la liberté n’existe que si on s’en sert, la liberté n’existe que si elle est un rêve pour l’homme. Je ne sais pas si la liberté fondamentale existe, par contre, ce que l’on peut arriver à faire exister, c’est la libération comme on dit en philosophie, c’est à dire que l’on se libère des déterminismes, on se libère de l’influence de l’extérieur, de son corps, de son caractère. La liberté est plus l’objet d’une libération, c’est à dire d’une conquête progressive de l’autonomie qu’un état sur lequel on peut s’arrêter.
Si l’écriture n’est pas une échappatoire, la musique semble en être une pour vous: votre autobiographie, Ma vie avec Mozart ainsi que le titre de votre recueil, titre éponyme de cette nouvelle intitulée » Concerto à la Mémoire d’un Ange » rend hommage au classique: est-ce que vous établissez des ponts entre la musique et l’écriture?
Je pense que la musique est plus qu’une échappatoire; pour moi, elle est un guide, c’est à dire que la musique me fait accéder à des états de conscience où je ne vais pas sans elle. La musique a un véritable rôle de transformation intérieure,elle me touche au plus intime de l’intime, elle peut me donner de la consolation quand j’ai mal, la paix quand je suis agacé, elle peut me redonner de la joie quand je n’en ai pas ; la musique a un rôle philosophique dans ma vie. Les notes sont comme des compagnons du philosophe qui m’aident à vivre, c’est ce que j’avais raconté dans Ma vie avec Mozart où je m’entretenais avec Mozart. Lui me répondait avec de la musique mais l’attention que je lui prêtais n’était pas spécialement esthétique, c’était vraiment l’attention d’un disciple par rapport à un maître qui lui apprend à vivre.
On connaît la maxime « Errare humanum est » de Sénèque mais bien moins sa fin » perseverare diabolicum »: « l’erreur est humaine mais persévérer dans l’erreur est diabolique ». Est-ce que cela pourrait être l’illustration de cette nouvelle un peu troublante qui est nommée l’Empoisonneuse et qui est la première de ce recueil?
Oui, c’est assez juste ce que vous dîtes. C’est l’histoire de quelqu’un qui est véritablement incapable de se réformer, une boule d’égoïsme et de domination, quelqu’un qui a vraiment besoin de dominer les autres, ses maris et puis maintenant le prêtre. Tout contrôler. Dans cette obsession de la domination ,il y a une profonde monstruosité.
Oui, car l’on peut penser que l’homme se métamorphose, que l’homme se corrige, que l’homme s’approfondit et c’est la seule qui finalement n’évoluera pas…
Oui, elle en est incapable. Elle n’en a pas le désir en plus et pour elle, prendre conscience de ses crimes, c’est prendre conscience de belles histoires qu’elle va pouvoir raconter au curé pour le captiver, ce n’est pas du tout prendre conscience de l’horreur qu’elle a fait, jamais! C’est juste pour se rendre intéressante! (rires)
C’est pour ça que cette nouvelle est troublante au milieu de toutes les autres parce que l’empoisonneuse est une anti – héroïne…
Oui, tout à fait, c’est ma part de pessimisme qui s’exprime ou en tous cas de réalisme: tout le monde a la possibilité de changer, de s’améliorer mais encore faut-il le vouloir et se rendre compte qu’on est un monstre : il y en a qui baignent dans leur jus et ne sont pas candidats à la métamorphose…
Vous placez pour la seconde fois un journal d’écriture à la suite de vos récits: vous y confiez vos balbutiements, vos difficultés d’écriture. Vous y évoquez, comme vous l’aviez déjà fait pour La Part de l’Autre, que vos personnages vous torturent jusqu’à endosser vos états d’âme…
J’ai vraiment l’impression que pour exister, ils ouvrent les portes en moi et prennent ce dont ils ont besoin et par exemple, l’Empoisonneuse a réouvert les portes du sarcasme, de la mesquinerie, de la domination et pendant le temps où j’écrivais cette nouvelle, je me surprenais tout d’un coup à avoir des pensées, surtout des expressions qui n’étaient pas les miennes mais qui étaient les siennes et qui envahissaient ma vie. C’est ce que je dis dans le journal : quand un personnage boîte, je boîte.
Donc l’identification, pour vous, est nécessaire lors de la création, nécessaire ou inéluctable…
Oui absolument! Il faut se laisser emparer par le personnage, il faut qu’il prenne la parole, il faut qu’il vous domine. Il vaut mieux être dominé par un personnage que dominer ses personnages…car lorsqu’on domine ses personnages, l’écriture devient factice, elle révèle sa facture, on voit que c’est un travail…tandis que si c’est le personnage qui s’empare de l’écrivain, alors il y a peut-être une chance que le personnage existe, qu’il soit vrai et qu’il est une vraie crédibilité.
Vous est-il déjà arrivé, après avoir « bouclé » un récit, d’être pris en otage par un personnage?
Oui, ça m’est arrivé mais, heureusement, c’était avec des personnages positifs! J’ai eu cette chance (rires).Par exemple, Monsieur Ibrahim : c’est un sage qui se moque des gens qui vont vite, qui conseille la lenteur; il est tout le temps en train de se moquer de moi, de me dire qu’il faudrait faire autrement et il est tout le temps en train de me sourire avec beaucoup de gentillesse. Il est foncièrement resté en moi, il m’accompagne tout le temps, avec son humour…qui me fait beaucoup de bien d’ailleurs.
Vous vous définissez d’abord comme un homme de théâtre ainsi vous justifiez votre adhésion à la nouvelle, vous dîtes que la brièveté rend la lecture captive, vous parlez de votre écriture synecdotique; n’avez-vous donc pas de grand roman à citer comme bréviaire? Est-ce que La Part de l’Autre était une exception?
Je suis fou amoureux de certains romans et ma critique ne concerne pas tant l’art du roman que plutôt la valorisation excessive qu’on a du roman. Aujourd’hui être écrivain, c’est écrire des romans alors qu’être écrivain, c’est aussi être capable de faire du théâtre! c’est aussi faire des nouvelles ! Pour moi il n’y a pas de genre majeur ni de genre mineur. Après s’il y en a, c’est une question de mode et d’époque. Ainsi, à d’autres époques, c’était le théâtre qui était la consécration. Bien sûr, il y a des romans qui sont fondamentaux dans ma vie: Des Liaisons Dangereuses à Jacques le Fataliste , la Recherche du Temps Perdu ou les grands romans russes. Mais en même temps, je ne mettrais pas Guerre et Paix plus haut que Mademoiselle Perle de Maupassant. Une nouvelle parfaite de Maupassant provoque en moi autant d’émerveillement qu’un grand roman.
Ce carnet de bord aborde une notion superbe, celle « des décalages amoureux ». Pour vous, l’offense n’est donc qu’une affaire de maladresse ou de hasard? de personnages qui ne se retrouvent pas au bon moment? Si vous affirmez cela, c’est que vous pardonnez à vos personnages et que vous les disculpez comme le ferait Dieu…ou un créateur démiurge…
J’aime bien votre question parce qu’elle me permet peut-être de dire que c’est encore autre chose que je fais par rapport à mes personnages: en fait, je ne les juge pas. Je ne les juge jamais, je les laisse avec leurs ambiguïtés, avec parfois même leur stupidité….c’est vrai que par exemple, dans la dernière nouvelle, Catherine, la femme du président de la république est capable d’un pardon extraordinaire et qu’elle m’émeut à ce moment-là mais, que mes personnages agissent bien ou mal, je ne les juge pas. J’essaie de les présenter dans leurs complexités et c’est au lecteur de savoir ce qu’il en pense.
Finalement, n’est-ce pas l’extériorité, celle de l’auteur ou celle du lecteur, qui permet un vrai pardon, un pardon pur?
Je pense que la première étape du pardon, c’est la compréhension, la compréhension de l’Autre. Au fond, pour pardonner, il faut être l’offensé et le lecteur dans cette zone-là est dans la zone de compréhension.
Qu’est-ce qu’un lecteur de talent pour Eric Emmanuel Schmitt? Est-ce que c’est un être aux antipodes de Monsieur et Madame Fromage qui ont des airs de petits bourgeois et qui s’exaltent sur l’art pompier?
Voilà. Les lecteurs de talent, ce ne sont surtout pas Monsieur et Madame Fromage (rires). C’est ceux qui ont le sens de la complexité, ceux qui regardent l’humanité avec compassion, qui acceptent que les êtres soient profondément différents les uns des autres et agissent différemment. Le lecteur de talent, c’est celui qui est amoureux de la complexité humaine.
Ce journal de bord est une corne d’abondance par rapport à votre esthétique: vous y avez glissé pléthore de notions intéressantes : est-ce pour couper le sifflet des journalistes?
Non, ça ne leur a pas coupé le sifflet! Je ne l’ai pas fait pour ça, c’était vraiment un contrepoint intéressant des nouvelles dans le livre; et puis, à chaque fois que j’ai fait éditer mon journal dans l’édition de poche, ça m’a valu un courrier extraordinaire des lecteurs. C’est vrai que, du coup, j’ai craint que les journalistes n’apprécient pas, quelque part, cette parole de l’écrivain après la parole de son texte et en fait c’est tout le contraire qui se produit parce que je pense que ce journal, c’est comme une chambre d’écho de la lecture; la lecture se prolonge dans ce journal et chacun y retrouve ses questions , les questions qui l’ont taraudé pendant la lecture .Il y a donc quelque chose d’assez fraternel dans cette idée de carnet, et je me rends compte que c’est effectivement très positif d’avoir osé le publier.
Merci infiniment pour cet entretien. Ce recueil est passionnant et remportera, à n’en pas douter, l’adhésion de tous les amoureux de littérature.
Lire en intégralité le BSC NEWS MAGAZINE d’avril avec Eric-Emmanuel Schmitt >>>
Propos recueillis par Julie Cadilhac
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