Montréal en Blanc et Noir

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Montréal ville ouverte, plutôt rouge orange avec octobre qui s’installe. Pour répondre au thème Noir et Blanc proposé par Nicolas Vidal, voici un portrait de Montréal à travers deux écrivains typiques, donc branchés sur l’ailleurs, entre Europe et Amérique. Naïm Kattan et Catherine Mavrikakis, deux générations, deux visions contrastées et complémentaires. Œuvre au blanc/Œuvre au noir, deux lectures de Montréal et la littérature québécoise, sur les quarante dernières années.

Œuvre au Blanc : Naïm Kattan ou la lumière malgré l’ombre
« Pour ma propre communauté je suis un veilleur, un interprète des règles et des lois. En même temps, je suis porteur d’une parole qui s’adresse à toute l’humanité. » – Le Veilleur (Hurtubise)
Naïm Kattan, arabe juif né à Bagdad en 1928, en est parti sans retour en 1946, grâce à une bourse d’études de la France où il étudie et publie en français après avoir été un jeune écrivain de langue arabe, disciple des surréalistes. En 1954, de Paris il choisit la francophonie canadienne, débarque à Montréal et devient un pilier de la littérature d’ici, comme écrivain mais aussi comme journaliste et comme fondateur de la Direction du Livre du Conseil des Arts du Canada (Ministère de la culture fédéral), qu’il dirige pendant 25 ans. Son œuvre est intimidante : plus de 50 ouvrages, romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre, de Gallimard, Julliard et Albin Michel à Québec-Amérique, Hurtubise et Leméac, sans compter les traductions évidemment, les colloques sur son œuvre et les honneurs reçus. Un sphynx sur la route. Lumineux, bienveillant, à cause des drames qu’il a traversés, ou plutôt grâce à eux, croit obstinément en la puissance de la vie, en l’amour de l’autre, en la capacité de l’humain à travailler à sa propre amélioration. Il a choisi la lumière comme voie de transmission.
Lui le juif babylonien a aussi enseigné la figure du père dans la Bible et le Coran, à l’Université du Québec à Montréal. Chaque matin, à défaut de traverser le fleuve Tigre comme il le faisait avec son grand frère durant son enfance, il nage en piscine puis écrit à sa table, où qu’il soit. Inlassable voyageur invité partout, il vit entre Montréal et Paris avec son épouse française, et New York où vit son fils écrivain et conseiller à l’ONU. À la brasserie belge Chez Gautier, sa «cantine» montréalaise, il parle de son dernier roman, Le Veilleur, histoire d’un rabbin montréalais venu d’Irak via New York, qui serait devenu médecin si la vue du sang ne l’avait rebuté, et qui tente, malgré les doutes incessants et parfois les critiques de sa communauté, de faire exister la parole de la Torah, du Talmud et de la Kabbale, dans la vie quotidienne. Roman de philosophie incarnée, d’attention à l’autre, c’est comme toujours avec Naïm Kattan, d’abord un roman d’amour, de désir, pour la femme, et pour l’enfant. «Être père, et maintenant grand-père, est la grande aventure de ma vie» aime-t-il à répéter. Il faut comprendre cela dans toutes les dimensions du terme, dans un sens intime et individuel, autant que collectif et humaniste. Kattan veux dire «petit» en arabe, alors, en clin d’oeil je l’appelle Naïm le Grand.
Il évoque Montréal, «sa ville conquise, celle qui ne se donne pas », qu’il considère comme une de ses trois «villes de naissance», après Bagdad et Paris. Une ville « où il y a encore de la place pour créer et apporter sa propre pierre à l’ensemble.» Sa voix est grave et profonde, vive, teintée de cet accent indéfinissable qui témoigne des courants et des langues multiples qui l’ont traversé. «Ce ne sont pas les langues en soi, mais les accents dans la langue qui constituent l’identité » dit-il, rappelant ainsi que la langue française ne peut suffire à définir l’identité québécoise – même si la loi rend le français obligatoire au Québec, et l’a imposé comme l’une des deux langues officielles du Canada à part égale avec l’anglais d’un bout à l’autre du continent -, car, dit-il, « le français ne suffit pas en soi à fonder une unité réconciliatrice pour toutes les identités de la nation québécoise». Le croire est un leurre, un alibi aussi, pour le nationalisme. Lui se veut Canadien, c’est le seul passeport qu’il ait finalement choisi. Il est pour la Fédération Canadienne car il ne peut, avec sa vision et son histoire, cautionner le séparatisme, et son spectre xénophobe. Lui aime les migrations, dans l’écriture et dans la vie, les métissages, du titre de la collection qu’il dirige aux éditions Fidès. Devenir plutôt que demeurer. « Nous portons tous des cultures en nous, elles s’additionnent, elles ne se soustraient pas » dit-il. Elles ne s’effacent pas les unes les autres. Au fond Naïm Kattan est comme son dernier personnage rabbin, marié et amoureux. Un rabbin qui comme lui a choisit Montréal parmi d’autres choix possibles, et qui, à la fin du livre, alors qu’il exerce depuis des décennies, conclut, devant un jeune homme qui se destine à la même vocation « Moi aussi je voudrais rabbin». Rien n’est jamais acquis, chaque matin il faut recommencer, comme avec les livres, qui sont toujours devant, sur le chemin, même quand on en a écrit plusieurs dizaines.
Ce n’est pas que Naïm Kattan, si déterminé à scruter la part de lumière dans la vie, dans sa ville, chez les autres, ne voit pas la part d’ombre. Bien au contraire. Il connaît trop bien l’obscurité, la douleur. Revendiquer la lumière est sa victoire. La critique pourtant est là, d’autant plus cinglante qu’il l’utilise avec parcimonie et qu’il n’a jamais l’air révolté. Comme lui, le rabbin de son roman trouve à son arrivée, dans les années quarante, un Montréal « sous la dictature catholique», une ville atrocement fermée sur elle-même, sa frustration, ses souvenirs, où pour aller à l’école en français on devait obligatoirement être catholique, même pas chrétien, une période que les Québécois d’aujourd’hui nomment « la grande noirceur». À partir de 1967, avec la Révolution Tranquille suivie d’une vraie explosion culturelle, ils ont tout envoyé promener, l’église avec la foi, le bébé avec l’eau du bain. Naïm Kattan a survécu au Québec xénophobe et antisémite. On chante aujourd’hui la diversité plurielle de la métropole nord américaine, elle est récente. Tout de même, il met dans la bouche de son personnage, une phrase, une seule : « Aujourd’hui à Montréal les Anglais ont remplacé les Juifs.» En effet. Pas de pire statut que celui d’anglophone, et surtout d’écrivain anglophone, à Montréal, encore maintenant. Cela il le dit, mais aussitôt, redevient optimiste : « Ça va évoluer, mais il y a encore beaucoup de travail à faire pour faire évoluer les consciences dans la paix et la reconnaissance de l’autre. On n’existe pas sans l’autre.» Faire évoluer, pointer la lumière, lui, en tout cas, continue de faire sa part, par delà les cultures, les religions et les continents.

Œuvre au noir : Catherine Mavrikakis ou la transfiguration du sombre
« Il n’y a qu’en Amérique que l’on croit aux miracles. Ailleurs, on sait que le monde est parvenu à sa fin. L’apocalypse a eu lieu. Les morts n’en reviendront pas.» Le ciel de Bay City (Héliotrope / Sabine Wespieser)
Tout le monde croit la connaître maintenant que tout le monde en parle. En France, où son dernier roman, le quatrième, Le ciel de Bay City, est paru chez Sabine Wespieser, se plaçant immédiatement sur les listes des prix des Libraires, Wepler et Fémina 2009. Au Québec, où elle occupe la scène littéraire depuis son premier livre en 2000, Deuils cannibales et mélancoliques, autour de l’hécatombe de la «génération sida», la sienne. Elle a publié deux romans très remarqués, Ça va aller et Fleurs de crachat, puis un récit, Ventriloquies (avec Martine Delvaux) autour de la maternité, chez Leméac, avant d’opter pour les éditions Héliotrope qui ont publié en 2008 Le ciel de Bay City – prix de la Ville de Montréal 2008 et prix des Libraires 2009 – mais aussi sa première pièce de théâtre, un oratorio, Omaha Beach, finaliste du prix du Gouverneur général 2008, tout comme l’avait été un de ses essais, Condamner à mort, les meurtres et la loi à l’écran, prix de l’essai de l’Académie des lettres du Québec en 2007. Un essai issu de ses travaux de recherche à l’Université de Montréal où elle enseigne la création littéraire, devant des étudiants fervents, de plus en plus nombreux depuis que leur prof est devenue célèbre.
Mais la connaît-on pour autant ? « On parle tout le temps des écrivains, on ne parle plus d’écriture» regrette-t-elle, marquant ainsi sa distance avec le bal médiatique, comme une hygiène éthique qui permet de ne pas se perdre en route. Depuis son premier livre, on emploie, confondant allègrement l’écrivain et son écriture, le même genre de termes : révoltée, violente, pourfendeuse, dénonciatrice, réquisitoire. Une sorte d’érynie vengeresse, fan de Diamanda Galás et admiratrice de Thomas Bernhardt. Certes elle n’écrit pas pour ne rien dire ou ne rien déranger, elle a attendu assez longtemps pour se lancer, espérant d’abord, comme elle me l’a expliqué dans une entrevue sur scène, « que la psychanalyse la délivrerait du besoin d’écrire » pour que, l’écriture s’imposant à elle malgré tout comme une nécessité viscérale, elle décide de le faire à moitié ou se contente de conventions iconodules. On oublie au passage de dire que son écriture est avant tout exigeante, pas parce qu’elle est savante, mais parce qu’elle scrute des zones socialement ou familialement ou maternellement ou émotivement incorrectes, pour ne pas dire sombres et pourries, « parce que, dit-elle, seuls la littérature, l’art, autorisent à passer par le sombre, à y rester même, alors qu’il n’y aucune autre place dans le monde, pas même dans la philosophie, où se soit permis. Ce n’est pas une obligation mais un auteur doit prendre le risque de plonger dans l’obscur et de ne pas le résoudre.» Docteur ès lettres, elle préfère pour sa part la littérature qui ne prétend pas résoudre la part d’ombre, ne se donne pour postulat de parvenir forcément à la métamorphoser en lumière. Nulle part ailleurs il n’est permis d’aller tripoter ce qui pue, fait mal, est laid. Alors certes, l’écriture de Catherine Mavrikakis le fait, délibérément du côté face, dans l’envers des décors attendus. Mais elle, l’écrivain, c’est autre chose. Au quotidien, elle est drôle, attentive et attentionnée, et consolante, souvent. Tourmentée, ben voyons… comme nous tous au milieu d’une insomnie, mais le matin le soleil se lève et avec lui sa fille de huit ans, alors elle calque son sourire sur celui de son enfant, l’accompagne et va la chercher à l’école, fabrique des bijoux avec elle, et, avec son mari Américain originaire de Géorgie, ils l’emmènent en voyage. Elle aime l’ailleurs, l’autre, les langues, les cultures, les déstabilisations. C’est de toute « cette vie transatlantique», comme elle l’appelle, qu’elle a fondé la force de son choix : s’ancrer malgré tout à Montréal, au Québec, décider d’en faire son centre. Nos déjeuners ont lieu au Rumi, clin d’œil au mysticisme soufi, caverne d’Ali Baba à la fine nourriture bigarrée, colorée et odorante, au cœur du quartier d’Outremont qui semble une copie de celui de Sèvres-Babylone à Paris, repère des intellectuels et des universitaires, à part que de plus en plus la communauté hassidique bonde la place. « Heureusement ! » dit Catherine en éclatant de rire, marquant là encore son goût pour l’inconformité. Impertinente, ben voyons… que serait un écrivain béni oui-oui ?
Dans ce portrait noir et blanc de Montréal à travers deux écrivains, j’ai immédiatement pensé à Naïm Kattan en blanc et à elle en noir. Elle en porte souvent bien qu’elle ait opté récemment pour le rose fushia, le vert amande, le pourpre, le violet. Bien évidemment, et Naïm et elle connaissent toutes les nuances du gris, perle ou anthracite. L’écriture au noir, sa force alchimique, transmutatrice, en droite ligne du médecin sorcier célèbre du roman de Yourcenar. L’enseigne-t-elle aussi ainsi ? « Complètement, dit-elle, de plus en plus. Je m’autorise à enseigner les parts d’ombres et à ne pas tout expliquer.»
Dans ses romans, écrits au je, « près de moi» dit-elle, ses héroïnes ne sont pas claires mais toutes essaient une voie vers la lumière. Pour elle ou pour les autres. Dans Ça va aller, l’héroïne désespérée du Québec et de l’absence d’héritage, finit par choisir quand même la maternité, se répétant que ça va aller. Dans Fleurs de crachat, Flore est une chirurgienne et poursuit une psychanalyse, double travail de scalpel dans l’inconscient et dans la chair pour nettoyer, et finit par se marier, mais la scène du mariage est une scène de décapitation aussi, on ne sait pas si elle se marie ou si elle meurt. Les deux. Dans Le ciel de Bay City, roman plus universel, deuxième volet d’un triptyque américain, Amy retrouve ses grands parents morts à Auschwitz au fond de la cave de la maison de tôle où elle vit avec sa mère et sa tante françaises dans une banlieue sur le lac Michigan, fout le feu, puis disparaît pour devenir pilote d’avion et élever sa fille, Heaven, dans le ciel pur du Pacifique. Amy se sacrifie pour transmettre la lumière, pour que sa fille ne soit pas entachée par le passé européen qui la précède. Allégorie. « Les Américains, rappelle Catherine Mavrikakis, sont tout de même ceux qui ont quitté l’Europe parce qu’il n’y avait plus de place pour eux. » L’Amérique porte pourtant les cieux lourds du passé européen, les relents des chairs calcinées. Page 213, Amy dit : « Il m’arrive de penser fièrement que j’ai su porter toute l’horreur du passé et que grâce à moi, Heaven n’a rien hérité de l’histoire. J’ai tout pris sur moi. Il m’arrive de croire que mon sacrifice et celui de toute ma famille en valait la peine.» Le sacrifice est une œuvre au noir, absolue. Au Québec, on a beaucoup aimé son livre mais, dit-elle, « on s’est surtout intéressé à ma biographie.» Notamment pas sur la question juive, sur laquelle on l’a beaucoup plus interpellée en France. Forcément. Elle a enfin l’impression « qu’il y a quelqu’un au bout de la ligne.» Écrire au Québec est un acte, incontestable, mais le lectorat est si limité qu’on n’a guère d’écho. Elle sait cela et y attribue « la fermeture des écrivains québécois et la fragilité de la littérature québécoise, qui en est encore à se définir. Quand elle se sera enfin définie, ou arrêtera de vouloir le faire, elle pourra notamment enfin inclure les écrivains anglophones.»
Alors, assurément, Catherine Mavrikakis est Montréalaise, par choix, comme Naïm Kattan. L’Amérique de toute façon se choisit. Née à Chicago en 1961, d’une mère normande et d’un père né en Grèce et grandit en Algérie, elle a passé son enfance dans l’extrême est de l’île de Montréal, du côté des raffineries de pétrole et se souvient de cette ville coupée en deux, où au-delà du boulevard Saint Laurent on parlait anglais « et donc ma mère n’y allait pas». Tandis qu’avec son père et son frère Nicolas, ils «se faufilaient en voiture d’un quartier à l’autre». Elle dit d’elle-même qu’elle est « une fausse grecque jamais allée en Grèce, une fausse tout ». Américaine, Française, Grecque, tout cela et rien de tout cela, et de fait Montréalaise, malgré, et grâce à tout cela. Montréal cette ville qu’elle trouve laide avec son «vrac d’architectures mélangées» où la beauté d’un coup apparaît derrière une rue, derrière un square, inattendue, parfaite. Le ciel de Montréal, limpide, pas mauve comme celui de Bay City. -30-
Catherine Mavrikakis anime une émission radio, Rêvez pour moi ou des écrivains parlent de leurs rêves : www.spiralemagazine.com/…/03_reve.html – Son blog : www.editionsheliotrope.com/catherinemavrikakis
Écoutez l’entrevue de Michel Désautels sur Naïm Kattan sur Radio Canada le 25.09.09 autour de son dernier roman Le Veilleur (Hurtubise/HMH) : http://www.radio-canada.ca/audiovideo/pop.shtml#urlMedia%3Dhttp://www.radio-canada.ca/Medianet/2009/CBF/Desautels200909251807_1.asx

Par Aline Apostolska
(Correspondante du BSC NEWS à Montréal)

crédits photos / Naïm Kattan ( Martine Doyon) Catherine Mavrikakis ( D.R)

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