Alexandra Alévêque : « Les trottoirs mais aussi les rédactions sont remplis d’idiots gonflés de préjugés »

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Loin des reportages convenus, des discours consensuels, Alexandra Alévêque utilise sa liberté et son naturel pour nous faire découvrir des mondes et des êtres hors-normes. Que ce soit dans la série 21 jours ou celle de Drôles de villes pour une rencontre, la journaliste montre l’étendue d’une bienveillance sans jugements et sans préjugés qui s’oppose frontalement au repli sur soi. Des parenthèses dans lesquelles on constate que Les gens normaux n’existent pas (Editions R. Laffont) et que seule la rencontre avec l’autre nous fait découvrir la véritable définition de ce qu’est l’alter-ego.

propos recueillis par

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Blaise Pascal disait que pour combattre nos propres préjugés, il fallait aller « au-delà de l’eau » – passer la frontière – pour rencontrer l’Autre et s’apercevoir qu’il n’était pas si différent de nous. Ici et là, le monde actuel semble se diriger vers des tentations de replis sur soi, de « fermeture », de peurs de cet Autre. Tout au long de ces années, au travers de votre travail, vous n’avez cessé de vouloir rapprocher les mondes et les individus, si incroyables soient-ils ; montrer que ceux que nous pensions si différents, hors-normes, ne sont somme toute que nos Alter-Ego, d’autres nous-mêmes aux destinées si particulières. Après quoi courrez-vous en « 21 jours… » – et pas 22 – et pourquoi dans ces « Drôles de villes » et pas d’autres ?
Plusieurs choses me viennent en tête en lisant votre question. La première, et nous allons rapidement l’évacuer, c’est mon ignorance crasse de la pensée philosophique. C’est comme ça, que voulez-vous, personne n’est parfait. Je vais cependant tenter de me montrer à la hauteur.
Durant mes jeunes années, je faisais sans trop réfléchir, j’apprenais mon métier, c’est déjà pas mal. La théorie m’est assez étrangère, dans l’exercice de ma profession comme dans ma vie personnelle. Avec du recul, je pense que c’est pour cette raison que j’ai choisi cette voie. Ce métier, je l’ai appris sur le tas à une époque bénie où c’était encore possible. Ma curiosité, je l’ai aiguisée sur les bancs de l’école puis en fac d’histoire. Que sont les historiens, si ce n’est des enquêteurs du passé ? Peu à peu, parce qu’on m’interrogeait sur ma façon de faire, j’ai dû m’arrêter un temps (et je n’aime pourtant pas beaucoup ça) pour tenter de tirer quelques enseignements de mon petit labeur.
Je veux voir pour croire et c’est là que je me raccroche aux branches de votre question. Vous parlez de préjugés. Je les déteste presque autant que la jalousie ou l’envie. Malheureusement, les trottoirs mais aussi les rédactions sont remplis d’idiots gonflés de préjugés (j’ai personnellement croisé de beaux spécimens). J’ai cependant avancé en tentant de les éviter du mieux possible. Et un jour, il y a 6 ans environ, on m’a proposé la collection 21 Jours pour France 2.
L’idée était simple et la proposition impossible à refuser. « Acceptes-tu de passer 21 jours auprès de communautés de gens en vivant comme eux, voire avec eux, pour mieux comprendre leur vie ? »
Il n’y avait pas l’ombre d’une entourloupe dans ce projet. Nous allions chercher à raconter la réalité, la vérité, si tant est qu’elle existe. Leur vérité en tout cas, ce qui mettait déjà à mal toute idée de préjugé.
Avec cette collection et la drôle de forme que nous allions lui donner, je n’étais plus l’autre, celui qui observe. Je devenais eux. Je n’étais plus dans la bulle des filmeurs mais dans celle des filmés. Une position inédite pour moi, physiquement d’abord, mais pas seulement. En m’éloignant du cameraman avec qui je faisais corps habituellement, je me rapprochais désormais des personnes que nous filmions pour appartenir à leur groupe. On ne juge pas ses comparses, enfin j’espère.
Cette collection documentaire m’a ainsi permis de vivre dans un couvent auprès d’une communauté cistercienne, dans une petite usine de sous-traitance automobile près de Sochaux ou encore auprès de hardeurs dans le milieu du porno, entre autres. Partir avec des préjugés quand on s’apprête à partager la vie de sœurs ou d’ouvriers aurait été une catastrophe. Tout d’abord et parce que l’honnêteté m’oblige à le dire, on ne tire rien de bon des gens quand on les trompe. C’est le cas dans la vie comme au travail, quel qu’il soit. De plus, on n’écrit pas l’histoire avant de la vivre. Je laisse aux enfonceurs de portes ouvertes ce type de raccourcis ravageurs.

« Cette collection documentaire m’a ainsi permis de vivre dans un couvent auprès d’une communauté cistercienne, dans une petite usine de sous-traitance automobile près de Sochaux ou encore auprès de hardeurs dans le milieu du porno, entre autres »

Lavée autant que possible de tous préjugés, j’ai en revanche avancé tout au long de ces films, et je continue à le faire avec Drôles de villes pour une rencontre (France 5), avec une subjectivité parfaitement assumée. Je me présente auprès de toutes ces personnes avec mon histoire, mon physique, ma voix, mes croyances et il serait totalement idiot de tenter de les gommer le temps du tournage. Je crois que mon travail s’apparente plus à un échange, une conversation qu’à une suite d’interviews classiques. Cette méthode n’était pas calculée ou en réaction à une autre – on a rarement trouvé mieux que l’interview pour glaner des réponses à ses questions – . Elle est simplement venue naturellement avec le principe de l’immersion. Quand on se lève et se couche avec des inconnus durant une longue période, qu’on travaille et mange avec eux, qu’on rencontre leurs enfants ou leurs aïeuls, bref quand on partage leur vie, il est vain d’essayer d’être un autre sur la durée. Et à vrai dire, ça m’est impossible.

© Tournez S’il Vous Plaît

Le lien qui se crée alors participe de cette quête de la vérité. On me parle souvent de l’empathie qui se dégage des films auxquels je participe. Mais depuis quand est-ce qu’on engueule les gens quand on part à leur rencontre ? Plus sérieusement, mon travail (parce que c’en est un) s’apparente à la maïeutique. Pour comprendre, je dois faire dire à mes interlocuteurs, ou tout au moins les amener à montrer, ce qui leur semble évident, ce qu’ils vivent au quotidien sans vraiment y réfléchir. Nous sommes là pour les aider à trouver les mots. Pour y arriver, l’humour et la bienveillance sont des outils qui ont fait leurs preuves. Encore une fois, comme dans la vie, ça n’est pas plus compliqué que ça. Mes parents m’ont bien élevée que voulez-vous et la politesse me pousse souvent à faire sourire mes interlocuteurs.

Mon unique but est de faire parler pour mieux comprendre. Et petit à petit, j’ai abouti à cette conclusion : quels que soient les parcours, qu’on ait choisi de vouer sa vie à Dieu ou qu’on soit devenu acteur porno, des similitudes se dessinent dans les différents parcours.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Que nous sommes tous similaires ? Que la vie est finalement bien banale ou au contraire que la normalité n’existe pas et qu’en chacun de nous se cache un être d’exception chez qui il est nécessaire d’aller chercher la pépite savamment dissimulée ?
J’ai tourné ces questions dans tous les sens ces dernières années. Il me semble évident aujourd’hui que la normalité est une vue de l’esprit. Elle me parait de plus bien ennuyeuse. Mais au-delà de ça, je pense que l’idée de normalité/anormalité est le terreau de bien des maux.
On a peur de ce qui n’est pas normal. Un adulte illettré fait peur parce qu’il n’a pas appris à l’école ce que beaucoup d’entre nous ont si facilement digéré. Une hardeuse effraie parce que son corps dénudé est son outil de travail. Même les ouvriers peuvent faire peur parce qu’ils ont beau être 6 millions en France, qui n’a pas travaillé à la chaîne est incapable d’imaginer les difficultés que ça représente. La liste est sans fin. Lors de mes récents voyages en Sibérie ou en Bolivie, j’ai pu constater que les habitants de Yakoutsk font peur aux russes de l’ouest qui vivent éloignés de ces plaines glaciales. Les cholitas boliviennes, descendantes des aymaras, doivent encore batailler pour être acceptées par les fils et filles des colons espagnols.
La peur de l’autre est une idiotie même si malheureusement, elle a toujours trouvé de fervents adeptes. Elle me semble d’autant plus inepte que j’ai toujours eu beaucoup plus peur de moi que d’autrui. Mais c’est une autre histoire.

« La peur de l’autre est une idiotie même si malheureusement, elle a toujours trouvé de fervents adeptes. Elle me semble d’autant plus inepte que j’ai toujours eu beaucoup plus peur de moi que d’autrui. Mais c’est une autre histoire »

Historia en grec veut dire « enquête », l’historien pouvait donc être considéré dans l’antiquité comme un « reporter », un enquêteur du présent qui récoltait des éléments pour témoigner des actions humaines. La philosophe Simone Weil fit une démarche similaire à la vôtre en travaillant à l’usine puis en tentant de comprendre les conditions de vie ouvrière. Le pas est franchi dans ce que vous écrivez puisque vous parlez de « maïeutique », principe philosophique socratique « d’accouchement des âmes ». Peut-être êtes-vous à mi-chemin entre vos études et un désir d’éveil des consciences. Il est rare de voir des femmes dans ce genre de documentaires (reportages ?). Les programmes en la matière sont souvent tenus par des hommes (Rendez-vous en terre inconnue, J’irai dormir chez vous, Des trains pas comme les autres etc.). Quel regard portez-vous sur les programmes télévisuels en général et sur la place des femmes en particulier ?
Le désir d’éveiller les consciences est inhérent au travail de journaliste. Reste à décider quel outil on utilise pour arriver à ses fins. L’immersion en est une mais ça n’est pas la seule. En toute humilité, j’essaie de m’inscrire dans une tradition qui ne date pas d’hier. Vous faîtes référence à la philosophe Simone Weil qui a travaillé en usine dans les années 30 et qui en rend compte dans son Journal d’usine mais de nombreux journalistes (Jack London, Günther Wallraff…) ont eux aussi choisi de se fondre dans un milieu qui leur était étranger, sur un temps plutôt long, pour mieux en rendre compte. Je crois me souvenir que, jeune journaliste, Françoise Giroud a travaillé dans un grand magasin (new-yorkais si ma mémoire est bonne) pour raconter la middle class américaine. Plus près de nous, on ne peut oublier Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas et les six mois qu’elle a passés avec les demandeurs d’emploi dans cette région. Ces deux femmes sont des références pour moi même si les époques, leurs carrières et leurs personnalités respectives diffèrent.
J’en viens pas à pas à votre question sur le rôle des femmes dans ce métier. Vaste question ! Je ne suis pas certaine qu’il soit très éloigné des autres quant à la misogynie ambiante mais je vais tenter de vous répondre, après tout c’est celui que je connais le mieux.
J’ai toujours un léger problème à évoquer la question du féminisme puisque c’est bien de cela qu’il s’agit au final. Pour tout vous dire, je ne comprends pas très bien ce que signifie ce terme. Je refuse en tout cas que certains et surtout certaines m’imposent leur point de vue à ce propos. Pour autant, dès l’adolescence, j’ai compris qu’une femme ne pouvait se permettre d’attendre que les choses surviennent par l’opération du saint esprit. Il nous faut, je crois, plus que nos camarades garçons, lutter pour arriver à nos fins et surtout nous battre pour qu’elles soient acceptées. Entre nous, il m’est un peu égal qu’on accepte tel ou tel de mes choix (personnel ou professionnel), j’aspire simplement à un peu de tranquillité et j’essaie autant que possible d’éviter les fâcheux qui ne manquent jamais de me livrer un avis que je ne leur ai pas demandé.

 

« J’ai toujours un léger problème à évoquer la question du féminisme puisque c’est bien de cela qu’il s’agit au final. Pour tout vous dire, je ne comprends pas très bien ce que signifie ce terme »

 

La vie n’est un long fleuve tranquille pour personne mais j’ai l’impression que les femmes connaissent toujours un peu plus de remous que les hommes. Nous sommes toujours trop ceci ou cela : trop jolies, trop intelligentes ou gourdes, drôles ou sinistres, bonnes élèves donc vaguement chiantes, trop grandes gueules, trop ambitieuses ou godiches, nos jupes sont trop courtes, nos poitrines trop opulentes et j’en passe. Qu’elle soit journaliste ou non, une jeune femme qui se lance dans la vie active a souvent les plus grandes difficultés à capter l’attention de son supérieur hiérarchique si, par mégarde, elle a décidé de porter une jupe un peu trop courte. C’est franchement épuisant. Et je vous passe les réflexions graveleuses (j’ai eu la chance de ne pas connaître pire) qui là encore nous laissent exsangues. La bêtise est éreintante. Mais une chose est sûre, elle n’est pas l’apanage des hommes. Quant au pouvoir, il l’est de moins en moins même si la partie est loin d’être gagnée. On ne sort pas de siècles de patriarcat d’un coup de baguette magique.
Alors, quid des femmes ? Que vous dire ? Que nous devons naviguer en eaux parfois troubles, comme tout le monde. Les émissions que vous citez sont effectivement incarnées, et bien incarnées, par des hommes comme Antoine de Maximy ou Philippe Gougler que j’ai la chance de côtoyer sur France 5.

 

« Mais force est de constater que les médias au sens large sont de plus en plus dirigés ou représentés par des femmes »

Mais force est de constater que les médias au sens large sont de plus en plus dirigés ou représentés par des femmes. Mes producteurs sur Drôles de villes pour une rencontre, Agnès et Christie Molia, sont non seulement sœurs mais aussi de grandes productrices, mes interlocuteurs sur France 5 ne sont que des interlocutrices, un des programmes phare de la chaîne est incarné par Anne-Elisabeth Lemoine après Anne-Sophie Lapix et Alessandra Sublet. Et la liste est longue : Emilie Aubry ou Elisabeth Quin sur Arte, Anne-Claire Coudray sur TF1, Elise Lucet ou Léa Salamé sur France 2, Carole Gaessler sur France 3 et j’en passe. Ces femmes ne sont pas des faire-valoir, elles ne doivent pas leur place à cette quête de parité que je n’aime pas beaucoup. Nous ne sommes pas des victimes à qui on doit jeter des miettes dans l’unique but d’harmoniser les chiffres. Je rejette totalement ce statut de victime qu’on voudrait nous prêter trop souvent.

 

« Nous ne sommes pas des victimes à qui on doit jeter des miettes dans l’unique but d’harmoniser les chiffres. Je rejette totalement ce statut de victime qu’on voudrait nous prêter trop souvent »

Je le rejette d’autant plus que ce terme de victime ne devrait pas être galvaudé. Une femme atteinte dans sa chair, oppressée durablement par un homme, qu’il soit son compagnon ou son contremaître, est réellement une victime. Elle seule mérite d’être traitée comme tel.
Je m’emballe, pardonnez-moi. Je sais que je n’avance pas avec la majorité en cette période post-metoo mais j’ai hérité de ma maman une idée d’un féminisme (à l’ancienne, peut-être) qui refusait son nom. Je ne sais si j’ai raison mais j’applique son programme et je n’ai pas eu à m’en plaindre jusqu’à présent.
Nous exerçons une profession dans laquelle il est compliqué de se faire une petite place. Qu’on soit un homme ou une femme, il faut apprendre à slalomer entre les embûches pour imposer des idées ou des personnes dont on pense qu’elles sont formidables, forcément. C’est une bataille incessante qui à mon avis n’est pas (ou plus) sexuée. J’ai du moins envie de le croire.
Enfin, vous m’interrogez sur le regard que je porte sur les programmes télévisuels actuels. Je ne suis pas sûre d’avoir les capacités, ou est-ce une question d’âge, pour juger certaines émissions. Une chose est sûre, l’avantage de la télévision, c’est qu’on n’est pas obligé de la regarder. Plus sérieusement, je suis régulièrement épatée par la qualité de certains documentaires ou d’émissions comme Burger Quiz (je crois même pouvoir dire que je voue une véritable passion à Burger Quiz). L’offre est multiple, elle est drôle, intelligente, idiote parfois. A chacun d’y faire son marché.

 

« Une chose est sûre, l’avantage de la télévision, c’est qu’on n’est pas obligé de la regarder (…)L’offre est multiple, elle est drôle, intelligente, idiote parfois. A chacun d’y faire son marché »

 

A chaque « mouvement tectonique » dans la condition humaine succède des « tremblements » plus ou moins forts faits de réactions en chaine, parfois erratiques et désordonnés puis les choses s’apaisent. Ce sont là des répercutions symptomatiques tout à fait normales. Nous vivons sans doute une de ces périodes. Dans vos différents reportages en immersion totale, il est à remarquer qu’il arrive que ce soit des situations tragiques, difficiles sur le plan émotionnel – même si les sourires sont présents. Sur le moment, vous vivez pleinement les situations qui se présentent et vous partagez ce que vous ressentez, mais comment vivez-vous le « après » ? Toutes ces expériences, ces émotions, ces personnes doivent « résonner » en vous puisqu’elles « résonnent » au regard du téléspectateur.

© Tournez S’il Vous Plaît

J’avoue que quand j’ai débuté ces tournages en immersion, il y a 6 ou 7 ans, je n’imaginais pas l’impact de l’après. J’étais journaliste depuis longtemps déjà et je ne mesurais pas que le fait de changer ma façon de travailler formellement (pour faire court et moche, l’immersion incarnée) aurait une telle incidence sur moi, pendant et après les faits.
Je devais être bien naïve ou totalement inconsciente puisque notre premier tournage pour 21 Jours, je l’ai vécu sans voir. Pour ce galop d’essai, ma vue a été occultée durant 3 semaines, jour et nuit. Le but était alors de ressentir ce que vit une personne qui perd la vue du jour au lendemain (ce qui arrive chaque jour pour des raisons diverses liées à la maladie, à des accidents…). J’ai également rencontré durant ces quelques semaines des personnes aveugles depuis plus ou moins longtemps afin de recueillir leurs témoignages.
Je savais que ça ne serait pas facile, physiquement et moralement, mais sachant que j’allais revoir à l’issue de ces trois semaines, je n’avais en aucun cas le droit de me plaindre. J’avais même le devoir de ne pas le faire. Et pourtant… Ce fut une épreuve physiquement difficile pour des raisons assez évidentes. Je n’imaginais cependant pas que ce handicap passager m’épuiserait à ce point, pendant mais aussi après avoir recouvré la vue. Mon corps a mis des mois à retrouver un fonctionnement normal même si j’ai d’abord eu le sentiment que la vue revenue, tout avait repris sa place.
Je me suis momentanément abimée, c’est indéniable. J’ai joué la surprise mais au fond de moi je devais m’en douter, et m’en moquer par la même occasion. Parce que l’important dans cette histoire était encore et toujours la rencontre et la possibilité de vivre des situations inédites. Je n’ai pas été déçue. Je n’entrerai pas dans les détails, il m’a fallu écrire un livre et donc des pages et des pages pour raconter par le menu ce que j’avais ressenti alors.
Pour autant, j’ai noué des relations lors de ce tournage mais aussi au cours des suivants qui, si elles ne m’ont pas changée, m’ont en tout cas augmentée. J’ai l’impression qu’il serait un peu cucu de dire que ces rencontres m’ont enrichie. Je n’en suis pas ressortie meilleure. Si j’avais été une saleté à l’époque, je le serais toujours. Je n’étais pas non plus une sainte (ça viendra peut-être un jour, qui sait) mais au fil de ces multiples tournages, en France comme à l’étranger, j’ai eu l’impression d’être plus quelque chose que j’ai encore un peu de mal à définir.
J’ai appris une multitude de choses, souvent de l’ordre de l’impalpable, que je n’aurais certainement pas trouvées dans des lectures ou en visionnant des heures de reportages. L’immersion a cet avantage qu’elle vous amène à partager l’intimité des personnes. Chaque sensation, surprise, doute, fatigue, joie, douleur ou colère est partagé au fil des jours.
Ces confidences m’ont souvent bouleversée, voilà je crois ce qui résonne durablement en moi. Quelle qu’en soit la nature, elles sont toujours une solide marque de confiance envers l’étrangère que je suis et cela me remue à chaque fois. Elles me touchent d’autant plus qu’elles ne figurent pas forcément dans les films à l’issue du montage.
Parfois, il s’agit de confessions douloureuses. Reste ensuite à les digérer. C’est un travail salvateur qui s’apprend avec le temps. Pour autant, cela ne veut pas dire que j’ai dû oublier pour passer à autre chose puisque je suis encore en contact avec bon nombre des personnes que nous avons filmées. La vie ne s’arrête pas à la fin d’un tournage ou le lendemain de la diffusion d’un documentaire. Pas toujours en tout cas.


J’ai par exemple rendu visite aux sœurs de Chambarand, quatre ans jour pour jour après la fin de notre tournage pour 21 Jours. Malgré les années, c’est comme si nous nous étions vues la veille. Je ne sais comment l’expliquer mais le lien qui s’est noué entre nous est très fort. Pourtant, il y a un océan entre ces femmes et moi. Peu importe. Les sœurs m’ont marquée plus que je ne l’aurais imaginé et la foi n’a absolument rien à voir là-dedans. La mienne a fondu comme neige au soleil il y a bien longtemps. Elles le savent et s’en moquent. J’ai été tellement touchée, presque marquée au fer rouge par mon séjour au monastère que je viens de passer un an et demi à écrire un scénario de fiction avec pour décor un couvent. J’ai tellement ri auprès d’elles que l’idée d’une comédie s’est imposée presque naturellement.

Il y a une réelle écriture dans vos reportages. La façon dont vous racontez ces « aventures » du coin de la rue ou du bout du monde a une valeur littéraire. Elles sont rédigées par chapitre – tout comme elles le sont d’ailleurs dans votre livre Les gens normaux n’existent pas. La réalité brute qui s’en dégage touche des problématiques très politiques : conditions de vie, dureté de certains métiers, handicap au quotidien … Cela n’est peut-être pas un hasard… Le discours des hommes politiques – jugés souvent « hors sol » – doit vous paraître plus que décalé parfois. Faudrait-il 21 jours dans cette réalité à un homme – ou une femme – politique pour qu’il/elle « touche le sol » ?
C’est gentil de votre part de donner une valeur littéraire à ces différents documentaires, je ne sais pas si c’est le cas mais nous tentons toujours, avec les réalisateurs qui ont signé ces films, de raconter au mieux ce que nous vivons. La narration par chapitres pour 21 Jours (un peu moins pour Drôles de villes pour une rencontre) s’apparente effectivement à des chroniques, une forme littéraire passionnante. Par ailleurs, le travail des images, le choix des plans, la succession des thèmes ou le commentaire constituent eux aussi un réel travail d‘écriture. De plus, il y a un ton identique à tous ces films et pour cause, ils ont tous un dénominateur commun lié à l’incarnation. La nature de mes questionnements comme la manière de les amener sont liés à ma personnalité. Je suis évidemment dans l’incapacité d’émettre un jugement là-dessus. Je fais au mieux, comme je peux et par chance, le plus souvent comme je veux. Il faut bien que les années qui s’accumulent inexorablement aient un quelconque avantage…
Quant aux problématiques abordées, elles sont effectivement politiques au sens étymologique : depuis plusieurs années maintenant, mon travail s’attache à comprendre le fonctionnement de communautés. Cela peut être des villes, des communautés religieuses, professionnelles etc… Quoi qu’il en soit, il y a toujours une multitude de questions à se poser. Et les réponses renvoient toujours à des thèmes qui nous touchent tous, qui ont trait à la vie de la cité. Je m’explique. Pour 21 Jours, j’ai travaillé trois semaines au service des urgences du CHU de Lyon-Sud. Le but n’était pas de faire un film tapageur à l’aide de musiques effrayantes, d’allers et venues incessantes de personnes sanguinolentes et j’en passe. Nous avons plutôt tenté de comprendre les difficultés inhérentes au travail des aides-soignants, infirmiers et médecins : le problème de l’encombrement constant de ces services lié entre autres au vieillissement de la population (et donc la gestion de cette population en termes de santé ou de logement) ; l’économie des hôpitaux ; le manque de moyens humains et matériels… Chaque séquence nous amenait à questionner l’avenir de notre politique de santé mais en partant de l’individu et sans pour autant faire un film d’investigation, simplement en suivant celles et ceux qui font cette politique au quotidien. En cela, oui, tous ces films sont politiques.

 

« Pour 21 Jours, j’ai travaillé trois semaines au service des urgences du CHU de Lyon-Sud. Le but n’était pas de faire un film tapageur à l’aide de musiques effrayantes, d’allers et venues incessantes de personnes sanguinolentes »

Faudrait-il alors que les hommes et femmes politiques (souvent déconnectés de la réalité, je suis d’accord avec vous) agissent de même et passent plusieurs semaines auprès des populations pour comprendre les problèmes de chacun ? Franchement, je ne suis pas sûre que ce soit la solution. C’est souvent ce qu’on se dit quand on entend leurs discours hors sol. Pour autant, j’espère réellement qu’ils ont autre chose à faire. Cela dit, les maires de petites ou moyennes communes ou certains députés ont une idée très claire de la manière dont vivent leurs administrés et beaucoup font très correctement leur travail. Encore faut-il qu’ils en aient les moyens. La grogne actuelle de nombreux maires tendrait à prouver qu’ils ne les ont pas.
Journalistes, responsables d’associations ou élus font ce travail de terrain, ils passent leur temps à faire remonter les informations, ce qui les rend extrêmement utiles à notre société. Pour de multiples raisons, leur parole n’est pas toujours entendue. En cela, l’exemple de la crise hospitalière est très parlant. Les personnels soignants tirent la sonnette d’alarme depuis de nombreuses années, déplorant les difficultés croissantes à nous soigner correctement. Ils font grève régulièrement, souvent tout en continuant à travailler, ce qui pourrait prêter à sourire si ce n’était pas aussi tragique. Il suffit de passer une journée aux urgences pour mesurer que les choses ne tournent plus rond. Les reportages et documentaires en milieu hospitalier sont pléthoriques, le problème est connu de tous. Et pourtant, les prises de décision fortes se font cruellement attendre.
La visite d’un ministre ou d’un chef d’Etat sur le terrain ne me semble cependant pas être la solution. Je suis toujours un peu gênée quand je les vois passer quelques heures (souvent moins) dans une école ou un hôpital. Le chemin est balisé, les petites phrases écrites et les intervenants triés sur le volet. Et quand un mot sensé est prononcé, il est balayé en 24 heures par une nouvelle actualité. Jamais l’un de ces visiteurs n’a l’idée (ou l’envie) de rester plus longtemps que prévu, de pousser des portes ou d’emprunter des couloirs hors de l’itinéraire programmé. Résultat, on planque la poussière sous le tapis, l’image est belle mais le déplacement ne sert à rien.

© Tournez S’il Vous Plaît

Tout au long de vos réponses, ces 21 jours semblent ressembler aux 21 grammes supposément attribués au poids de l’âme. Le mot « âmes » est aussi utilisé pour désigner les habitants d’une ville. Ces mêmes villes dans lesquelles vous faites de Drôles de rencontres. Vous avez donc sur votre bureau un scénario de film et sans doute les destinations de vos futurs tournages. Au terme de ces 5 questions à la Une, reste à savoir ce que fera la globe-trotter que vous êtes dans les prochains mois et quelles rencontres seront sources de partages. Tel un parfum, pouvez-vous nous en donner l’essence ?
Les mois à venir s’annoncent effectivement riches en rencontres mais pas seulement.
Il est un peu tôt pour dévoiler toutes les destinations de Drôles de villes pour une rencontre. Nous effectuerons quatre voyages d’ici juin 2019 (pour une diffusion durant l’été) qui devraient nous emmener de l’Afrique occidentale à l’Asie. Je sais, c’est un peu vague mais nous ne sommes pas encore certains de toutes les destinations, je préfère donc ne pas vendre la peau de l’ours… Je vais donc beaucoup me balader cette année auprès de populations très différentes de la nôtre mais aussi entre elles. Je mesure ma chance de pouvoir m’installer durablement dans des villes incroyables, là où je n’aurais peut-être jamais mis les pieds en tant que touriste. Malgré cela, comme toujours, je ressens une réelle appréhension à l’approche de ces tournages (c’est un euphémisme), une crainte qui disparait à la minute où je rencontre mes hôtes. Ça ne sert évidemment à rien, alors je lutte contre cette peur irraisonnée et comme je n’y parviens pas, je me vautre dans mon angoisse en toute quiétude. Question d’habitude. Ces périodes de tournage sont à chaque fois riches, drôles ou émouvantes, quasiment toujours épuisantes, en tout cas, elles nous remplissent. Ce sont toujours des périodes durant lesquelles nous nous oublions un peu. Le dépaysement, l’éloignement et un planning chargé y sont pour beaucoup. Je ne boude pas ces moments de veille, de mise de côté d’une vie rôdée et avouons-le assez facile par rapport à ce que nous sommes amenés à voir. Des gens qui nous étaient étrangers jusque là deviennent notre quotidien, nos amis parfois, en tout cas notre seul lien avec le genre humain. Je passe alors mon temps à causer, questionner et écouter pour mieux relancer la discussion.
De retour chez moi, passées les retrouvailles avec mes proches, je prends un réel plaisir à vivre un peu comme une recluse chez moi. J’ai conscience du luxe immense que ça représente. Depuis quelques années maintenant, ma vie est compartimentée entre des périodes d’échanges et de tumultes et une sorte d’ascèse (qui prend fin à la nuit tombée, je ne suis pas totalement dingue non plus). Je profite de ces semaines pour me poser, réfléchir à ce que j’ai envie de faire ou non (à ce propos, je commence à avoir les idées relativement claires) et surtout depuis trois ans maintenant, je passe ces périodes sans tournage à écrire. Il m’a fallu du temps pour imposer ou m’imposer ce rythme, à oser le faire. Et je m’en félicite. Ce calme me nourrit pour partir tourner, tout comme les périodes de pérégrinations alimentent mon travail au retour.
Voilà, vous savez tout. Ou presque.

 

S’il fallait conclure…
Durant un mois, Alexandra Alévêque a répondu patiemment à ces 5 questions à la Une en privilégiant l’écriture plutôt que la simple retranscription d’un entretien. En acceptant ce procédé, elle a initié la toute première d’une longue série.
Nous lui adressons tous nos remerciements.

 


« Les gens normaux n’existent pas »
Chroniques de 21 jours
Éditions Robert Laffont
240 pages – 18 Euros

 

 

 


(Crédit Photo : Alexandre Alévêque – Astrid di Crollalanza / Photos de tournage © Tournez S’il Vous Plaît )

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