Yves Ferry

Pézenas : Yves Ferry rend hommage à Camus l’Africain

Partagez l'article !

Propos recueillis par Julie Cadilhac – bscnews.fr/ Comédien formé à l’école du Théâtre National de Strasbourg, Yves Ferry a travaillé avec de nombreux metteurs de scène dont Jean-Pierre Vincent, Toni Cafiéro, Gilles Bouillon, Jacques Lacarrière, Michel Raskine, Luc Sabot, Jean-Claude Fall, Jacques Allaire…et participe depuis plusieurs années à la plupart des projets de la Cie Théâtrale de la Mer, dirigé alors par Moni Grégo.

propos recueillis par

Partagez l'article !

En 1977, Bernard-Marie Koltès écrit pour lui « La nuit juste avant les forêts » dont il confie la première mise en scène à Moni Grégo. En tant que metteur en scène, Yves Ferry a monté à la fois des textes du répertoire ( Les précieuses ridicules de Molière, Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare…) et des textes d’auteurs contemporains. Pendant plusieurs années, il s’est consacré à l’enseignement et à la formation d’acteurs dans le cadre de stages en conservatoires et en écoles . Engagé, sensible et exigeant dans le théâtre qu’il défend, Yves Ferry aime rendre aux mots toute leur puissance et leur émotion. Il est seul sur les planches pour Camus L’Africain, dans une mise en scène de Moni Grégo dans laquelle il incarne à la fois un vieux père , ouvrier pied noir nostalgique mais aussi son fils, Camus..Une réorchestration de textes de l’auteur sur l’Algérie , alternant avec les mots de Moni Grégo qui imagine les paroles du père, qu’Yves Ferry nous présente ici, en liant souvenirs personnels et réflexions théâtrales. Une rencontre passionnante!

Vous souvenez-vous de votre toute première « rencontre » avec Albert Camus?
Dans mon enfance, nous habitions en Algérie dans une ferme, un grand domaine viticole, près de la ville de Bône, aujourd’hui Annaba. Nous savions, comme on savait qu’il faisait beau et que le soleil était notre donnée naturelle, qu’Albert Camus était né tout près de là, à Mondovi, et, même enfants et dans l’ignorance de qui il était vraiment, nous en retirions, je ne sais quelle naïve fierté. Cette homme était de chez nous, et sa lumière nous revenait. C’était un enfant d’ouvriers, il savait ce que c’était que les riches, et qu’on ne leur ressemblait pas.

Par quelle œuvre ou quel texte êtes-vous entré dans l’univers de cet auteur?
« L’étranger », évidemment. Lecture vers 15/16 ans. Le lycée n’y était pour rien. Sans doute un conseil de mon frère ainé. Je sens encore dans mes doigts ce livre de poche, avec l’image d’un homme debout sur un sable jaune, tranquille, le col de chemise ouvert… De ces livres qui secouent, dont on ressort différent. De ces livres dont le travail qu’ils font en nous n’apparaît peut-être que plus tard, et de plus en plus avec d’autres lectures. On ne saisit pas immédiatement pourquoi on a tant été remué, mais le choc est énorme. On attendait cela. Une œuvre c’est aussi comme un pays qu’on découvre, comment ne pas désirer y voyager quand pour moi comme pour d’autres de ma génération, exilés de la terre natale, la phrase de Camus semblait exactement coller à ce décalage d’être que l’histoire nous imposait. Et même ceux qui ignoraient le drame algérien pouvaient être touchés, parce que le monde changeait et qu’on commençait à ne plus savoir vers quoi il s’en allait…

Si vous deviez définir l’homme historique en quelques mots, que diriez-vous?
Un homme libre, droit, profondément moral, solidaire autant que solitaire, qui a posé et vécu les questions de son temps, lucide devant la souffrance sans déroger au bonheur, à la beauté, à l’élégance. Un type bien.

Si vous deviez citer une seule œuvre de l’auteur, laquelle serait-ce…et pourquoi?
Je citerai encore « L’étranger », parce que c’est comme ça. Comme un premier amour, une première fois. Mais « L’exil et le royaume », « Noces », « L’envers et l’endroit », et tout jusqu’au « Premier homme »… Lire Camus c’est à la fois traverser une époque, et rejoindre un temps où l’homme inventait ses mythes les plus anciens. Une grande œuvre, ce serait peut-être comme un ciel. Difficile de l’embrasser entièrement, mais par un coin de noir ou de bleu, d’orage ou de lumière, on le connaît totalement.J’ai vu dans une grande librairie – je ne suis pas sûr que librairie soit le mot approprié – un rayonnage impressionnant où se trouvaient tous les livres de Camus, tous, dans toutes les éditions possibles. Tout était là, œuvres publiées de son vivant, œuvres posthumes, fonds de tiroirs, photographies, biographies etc. Cela tenait du tombeau. Camus écrivait à Tipasa, dans la brûlure du soleil et des pierres, livré au ciel et au vent : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » Il s’agissait d’une autre gloire.

Et…. une phrase ?
« Un homme, ça s’empêche ». (Où est cet homme-là ?)

Incarner Camus, est-ce plus qu’une démarche théâtrale ? Est-ce que cela nécessite, selon vous, un engagement plus profond, une réflexion sur des idées, des valeurs à véhiculer (ou pas d’ailleurs)?
L’engagement dans le théâtre est l’affaire de toute une vie. À un certain moment, le passage d’un spectacle à un autre ne compte plus. Il y a le théâtre, la scène, et une respiration qui commence à être particulière… Et quand nous sommes privés de cet espace de la scène, nous respirons moins facilement…Je n’ai jamais eu la prétention « d’incarner Camus ». Mais je suis l’interprète d’un questionnement, à partir de l’œuvre de Camus, sur ce petit peuple pied-noir si différent des colons. Ce projet est de Moni Grégo. Après son adaptation de « L’étranger », créé à Beaubourg puis tourné pendant un mois au Québec et ensuite en France, elle a réalisé que le meurtre commis dans le soleil par Meursault était peut-être une métaphore de l’aveuglement des français d’Algérie devant la misère et l’inculture dans lesquelles la France laissait croupir la plupart des Algériens sur une terre qui de toute évidence était la leur. D’où cette partition de son texte où la voix de Camus résonne en écho avec celle de ce personnage que Moni a inventé : un père pied-noir qui, loin de toute nostalgie, essaie de comprendre quelque chose au déroulement tragique de l’Histoire, au mouvement qui l’a « chassé » de son pays natal, et qui prend la parole pour s’adresser à son fils. Cela ramène à cette enfance où l’écrivain Camus existait dans notre paysage, dans nos mémoires. Savions-nous, dans cette ferme où nous vivions, protégés par des soldats, qu’il avait écrit « Misères de la Kabylie… » Certainement non.

Sur scène, vous « incarnez » deux personnages, Le père et Le poète….qui mettent en place une sorte de soliloque? de vrai dialogue?
Un seul acteur, oui, par qui des ponts peuvent peut-être s’établir entre deux rêves… Mais il n’y a pas de mélange, pas d’appropriation, pas de confrontation. C’est une sorte d’aller-retour de la pensée au souvenir, de l’éclair à l’obscurité, pour que du théâtre existe, du jeu… Dans cette écriture le personnage du père est à un moment où il ne peut pas ne pas parler à ce fils absent et, devant lui, il y a des fils possibles, des spectateurs qui écoutent… Le théâtre est ce lieu de jonglage avec les imaginaires qui produisent de nouvelles images, de nouvelles présences dans la mémoire du monde, et cela par le jeu, l’humour, la vitalité du saltimbanque…

Comment se matérialise le passage de l’un à l’autre?
Il y a des petits riens qui changent tout. Des variations dans la chimie du corps. La voix se déplace, le détail d’un costume apparaît. La lumière change l’espace…
Le théâtre arrive, et l’illusion, du numéro de cabaret à l’élégie tragique. La seule réalité est le rêve en marche de celui qui voit.

Quelle est votre histoire personnelle avec l’Algérie? Moni Grégo dit, en effet, s’être inspirée de votre père et de vous-même, tous deux pieds-noirs pour imaginer Camus l’Africain….
Un enfant naît et grandit sur une terre qu’il croit la sienne pour toujours. Comme un arbre transplanté, ses racines ne prennent pas. L’arbre crève. Jean Pélégri a écrit un très beau livre là-dessus, « Le maboul ». Mais l’exil de Camus dépasse le simple déracinement. Je suis né en Algérie. Je suis fait de cette terre que finalement la France a façonnée, mais sans changer sa nature, son ocre, sa résistance au soleil. Je ne suis pas un sentimental. Mon père ici n’a plus jamais parlé de « là-bas ».Mais il a écrit son histoire, ses souvenirs, et c’est un très beau témoignage. Moni connaît ce texte, connaît mon histoire et celle de ma famille, elle a aussi vécu en Algérie deux ans, après l’indépendance… Elle a su dans son écriture dépasser cette histoire personnelle pour la situer sur le plan d’une réflexion historique. Nous allons jouer notre spectacle à Alger. Qui sait ce que j’éprouverai ? Je sais que l’Algérie que nous avons laissée n’existe plus. Mais la terre, les odeurs, la lumière… L’enfance remontée en surface au bruit d’un claquement de langue après la morsure d’un quartier d’orange… Il n’y a pas d’histoire personnelle, mais un corps livré à des souvenirs, oublieux de ce qui l’a blessé, et construit… Un corps d’acteur modestement au service de l’histoire d’un ratage de fraternité entre deux peuples qui étaient faits pour s’aimer, s’entendre, construire ensemble…

Jouer Camus L’Africain, c’était aussi pour vous l’occasion de faire une déclaration d’amour à l’Algérie, à Camus, aux deux?
Il y a beaucoup d’amours qu’on déclare… Non, brûler réclame des cœurs secs. Ce qui ne veut pas dire durs ou insensibles…Nous ne déclarons rien. Nous faisons acte de présence. Il me semble que le texte de Moni Grégo évoque pour la première fois au théâtre une belle part de la réalité « pied-noire », loin de tout folklore…C’est cette réalité qui est émouvante. Mais si vous voulez, oui, nous sommes amoureux dans chaque geste de théâtre que nous faisons. Amoureux fous.

En plus d’être acteur et metteur en scène, vous vous êtes consacré plusieurs années à la formation : si vous deviez donner conseil à un jeune acteur qui débute aujourd’hui, qu’est-ce que vous lui diriez ?
Je ne fais plus de formation. L’enseignement du théâtre n’a jamais existé pour moi. Il s’agissait de transmettre, c’est à dire de vivre dans les mots et leur passage à la scène la réalisation d’un désir. J’aimais cela. J’aimais cette pratique, et donner à des jeunes gens des moyens concrets de faire fonctionner la mécanique d’un corps en jeu, au service d’un texte. À un jeune acteur, aujourd’hui je dirais que l’amour et le désir du métier ne lui suffiront peut-être pas pour l’exercer dans le cadre du paysage théâtral français contemporain. Avec beaucoup d’ironie je lui dirais aussi de faire de la politique, d’appartenir à un réseau, et d’être cruel, impitoyable, tueur. Mais fraternel aussi, malgré tout, envers et contre tout. Ou je lui dirai d’aller dans des lieux désertés culturellement, il en existe, et de tout recommencer, de rencontrer les gens, d’écrire, de lire, d’inventer des relations avec le public, etc. Sans souci de réussite sociale. Il lui faudra des camarades, une équipe, il appellera cela « une troupe »… Ce sera dur…Je lui dirai d’apprendre une langue étrangère et d’aller proposer ses services en Pologne par exemple, chez Kristian Lupa, passer le balai dans son théâtre… ou aux Pays-Bas, en Allemagne d’où nous viennent des spectacles magnifiques… Je lui dirais, je lui dirais… de continuer, d’y croire, que c’est le plus beau métier du monde, et que son plus bel avenir commencera avec la liquidation des marchands du temple… si eux et nous, nous trouvons la force de leur reprendre les « maisons théâtres » et les moyens qu’ils ont détournés…

Représentations

– Le 18 Novembre à 19 h 30 Salle Ibn Khaldoun à L’Institut Français d’Alger ( 7 rue Hassani Issad)
– Le 30 novembre 2013 à 20h30 au Théâtre de Pèzenas(34)

A lire aussi:

Pèzenas: Une saison 2013/2014 savante et vivante

Hervé Briaux : démiurge d’une comédie plastique sur Michel-Ange

Philippe Car : un El Cid coloré et décalé

Sandrine Anglade : l’alexandrin du Cid au diapason de la batterie

Dag Jeanneret et « la langue sauvage, impétueuse, heurtée du jeune Brecht »

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à