La bonne âme du Se-Tchouan : la violence poétique de Bertolt Brecht portée par la comédienne Karyll Elgrichi

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Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ La bonne âme du Se-Tchouan prend place dans un quartier de misère d’une petite province chinoise. Un dieu s’y promène en quête de bonnes personnes et jette son dévolu sur Shen Té, une prostituée qui accepte de le loger sans même connaître son identité céleste. Persuadé que cette jeune femme possède une âme digne de ses commandements, le dieu lui procure de l’argent afin qu’elle quitte sa vie de débauche et se consacre à faire le bien autour d’elle. C’est ainsi que Shen Té ouvre un petit débit de tabac, certaine qu’à présent les choses ne pourront qu’aller mieux.

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Mais c’est sans compter sur sa trop grande générosité ! Ne sachant rien refuser à personne, elle joue les bienfaitrices et offre gite et couvert aux pauvres du quartier : mendiants, vieillards, enfants affamés, tous viennent sans scrupule assiéger la pauvre Shen Té qui risque bientôt de devoir fermer boutique ! Réalisant peu à peu que ce défilé de miséreux ne fait que l’exploiter, Shen Te se décide d’endosser une nouvelle identité pour tenir tête aux profiteurs : elle devient Monsieur Shui Ta, son cousin imaginaire. Grace à ce double masculin, fort et respecté, elle parvient alors à se débarrasser des vauriens et réussit même à chasser son amant qui ne la couvre que de caresses étrangleuses. Se laissant entrainer dans son propre mensonge, la bonne Shen Té verra naître en elle un étrange conflit intérieur: Comment faire cohabiter dans une même personne le cœur et la raison ? Comment céder la place à la sensibilité ou à l’altruisme lorsque l’on est lucide et que les autres sont si fourbes ?
Afin de présenter ce regard clairvoyant et désillusionné que pose Bertolt Brecht sur le monde, Jean Bellorini a opté pour une mise en scène festive et musicale. Non seulement les comédiens poussent la chansonnette mais ils sont accompagnés durant tout le spectacle par trois talentueux musiciens jouant du piano, de l’anti-basse et des percussions. Portés par le son fantasque de cette fanfare suspendue, les acteurs de la compagnie Air de Lune évoluent dans un décor mélancoliquement ponctué de gouttes de pluies et de diodes étoilées. Poursuivis par des halos de lumières éclairant alternativement les protagonistes, ils se déplacent par pelotons et font preuve d’une dynamique scénique impressionnante. Au sein de cette troupe solidaire, saluons Med Hondo qui personnifie un noble dieu à la voix ample et pleine de sagesse ainsi que François Deblock qui incarne un marchand d’eau des plus déjantés : véritable feu follet, il court à demi-nu, crie, fuit, s’essouffle et sert d’intercesseur entre les hommes et le ciel. Mais c’est à Karyll Elgrichi que revient la palme de l’interprétation : forte et fragile à la fois, elle se dédouble tout au long de la pièce entre une Shen Té charitable et son cousin Shui Ta des plus autoritaires. Délicate et décharnée comme une fleur blanche poussant dans du fumier, elle laisse apparaître la rivalité intrinsèque qui règne au cœur des belles âmes douées d’intelligence. Semblable à un Yin et Yang bicéphale, elle se livre aux spectateurs autant qu’aux miséreux et nous fait ressentir la tension destructrice qui la mènera à sa perdition.
Il y a dans cette pièce de Bertolt Brecht un condensé de poésie, d’humour et de morale. L’aspect poétique est parfaitement mis en avant à travers mille détails comme l’interprétation en chœur du Lacrimosa de Mozart, les scènes d’amour sous la pluie entre Shen Té et son aviateur ou tout simplement la douce présence de ce couple de petits vieux qui arpente tendrement la scène comme deux bouddhas inséparables. Dans son adaptation, Jean Bellorini s’est aussi attaché à conserver des notes d’humour et d’allégresse: entre une chanson dédiée à la Saint Glinglin et des lancés de confettis pour les noces de Shen Té, on adore entendre les commérages grinçants de la Veuve Chin (Fantastique Camille de la Guillonnière !!) qui n’hésite pas à dire tout haut ce que les autres pensent tout bas ! Le cynisme, enfin, vient argumenter la touche moraliste de cette œuvre qui nous confirme que « c’est dans l’excès du malheur que l’on juge les âmes vertueuses » : autour de Shen Té, tous sont des vautours et des rats prêts à mordre. En regardant cet ange des faubourgs se battre dans ce monde capitalistique qui est le nôtre, on finit par se demander si tous les préceptes moraux ne sont pas finalement futiles : les hommes sont bien trop faibles pour se hisser à la hauteur d’une bonne âme !
Malgré les longues trois heures de ce spectacle cathartique, on quitte à regret cette grande famille théâtrale : le temps d’une belle pièce, ils nous donnent l’impression d’être chez eux ou plutôt chez nous.

La bonne âme du Se-Tchouan
De Bertolt Brecht
Mise en scène : Jean Bellorini
Interprété par la Compagnie Air de Lune ( Création Octobre 2013)

– Jusqu’au 15 décembre 2013 à l’Odéon, Théâtre de l’Europe ( Ateliers Berthier – 1, rue André-Suarès, Paris-17e. Métro Porte-de-Clichy)
– du 19 au 20/12/2013 à la 
Comédie de Valence / CDN Drôme-Ardèche (26)
– du 07 au 12/01/2014 à Châtenay-Malabry
– du 16 au 17/01/2014 à Compiègne
– du 23 au 24/01/2014 à Toulon
– du 29/01 au 01/02/2014 à Marseille
– du 06 au 07/02/2014 à Châteauroux
– du 13 au 15/02/2014 à Alès
– du 19/02 au 02/03/2014 à Lyon

– du 05 au 07/04/2014 à Tremblay en France

– Du 8 au 18 janvier 2015 au Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis

– Les 4 et 5 mars 2015 à 19h au Théâtre Jean-Claude Carrière ( Domaine d’Ô , Montpellier)

– Les 10 et 11 mars 2015 à la Scène Nationale de Sète ( 34)

Le site de la Compagnie Air de Lune

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