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Laurent Nottale : La Tête dans les Étoiles

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Par Sophie Sendra – bscnews.fr/ Lorsque la philosophie rencontre l’astrophysique cela donne des échanges des plus passionnants. L’Astrophysicien Laurent Nottale, Chercheur au CNRS à L’Observatoire de Paris, grand conférencier et spécialiste de la Relativité, nous a accordé une interview épistolaire exclusive. C’est avec beaucoup de pédagogie que Laurent Nottale explique la complexité du monde, l’espace-temps et les trous noirs. De sa passion pour les amas de galaxies à sa compréhension du monde au travers du Bouddhisme, voilà une correspondance qui s’achève avec le désir qu’elle se poursuive. Un grand voyage au cœur de l’esprit et de l’Univers.

propos recueillis par

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Le 19 juin 2013
Cher Laurent Nottale, Comme beaucoup se demandent ce qu’ils peuvent dire à un philosophe lorsqu’ils en rencontrent un, certains doivent rester interloqués lorsque vous dites que vous êtes astrophysicien. Mais alors que se passerait-il si une philosophe et un astrophysicien s’écrivaient ? De quoi pourraient-ils parler ? Cette aventure épistolaire pourrait bien y répondre… voyons un peu ces chemins de traverses que nous pourrions emprunter ensemble. Lorsque j’ai découvert votre texte « Traverses, relativités… » dans l’ouvrage Esquisse(s) (aux Éditions du Félin), je ne me doutais pas qu’il s’agissait d’un texte écrit par un astrophysicien, je pensais que vous étiez philosophe, jusqu’à ce que je découvre votre « profession » en fin d’ouvrage. Je mets des guillemets, car je ne sais pas s’il faut dire « chercheur » (?).
Revenons à votre texte.
Ce qui a attiré mon œil c’est le mot « relativités », car je m’y suis intéressée lors de la rédaction de ma thèse il y a quelques années. Je proposais une théorie de la relativité de la perception. En lisant vos travaux… (disons plus exactement quelques résumés, je dois avouer avoir été « un peu perdue ») je pense avoir compris le principe. Le langage est clair, mais la rugosité de certaines équations me dépasse ! Pour plus de sûreté, pouvez-vous m’expliquer le fondement de votre théorie sur l’espace-temps fractal ? Si je fais un lien entre les mots, en les décomposant, l’espace-temps (4° dimension depuis Einstein) suivrait donc un développement multiple (les fractals). Cette théorie se rapprocherait de celle des Pré-socratiques qui parlaient déjà de l’Un et du Multiple comme fondement de l’univers. Lorsque je pense aux fractals, je pense à ces figures de l’art cinétique ou à Vasarély. Le domaine que vous étudiez est des plus artistique si je ne me trompe pas trop dans mon interprétation…Bien entendu je n’ai pas lu que vos travaux scientifiques, je me suis également intéressée à un de vos écrits daté de 1998, intitulé « Action sur soi, action sur le monde », concernant une conférence donnée par le Dalaï-Lama. Nous aurons sans doute l’occasion d’en débattre un peu plus tard. Cette première lettre étant déjà lourde de questionnements, je ne vois qu’une seule solution pour terminer celle-ci. Je pose toujours une question à mes correspondants afin de mieux les connaître : à quoi ressemble votre bureau (ou vos bureaux) ? Y a-t-il des objets particuliers ? En espérant avoir de vos nouvelles très bientôt,
Bien à vous,
Sophie Sendra

Le 9 juillet 2013
Chère Sophie Sendra,
Je suis effectivement chercheur au CNRS, et l’astrophysique est bien l’un des domaines principaux d’application de mes recherches. Mais le cœur de celles-ci est la relativité. Or le développement d’une nouvelle théorie de la relativité – la relativité des échelles –, à laquelle je me suis consacré depuis mes débuts dans la recherche en 1975, relève plutôt de la physique théorique. Quant à ses applications potentielles, de nombreuses autres sciences sont concernées, car le principe de relativité est une vérité universelle qui transcende toutes les disciplines.
Cette question me ramène à mon enfance. J’ai le souvenir très vif d’un sentiment difficilement descriptible, mais très puissant de ma petite enfance (j’avais sans doute moins de cinq ans), selon lequel ce que me projetaient implicitement les adultes sur la « réalité » du monde n’allait pas du tout – sans bien sûr avoir la moindre idée de ce qui n’allait pas. Mais j’ai pris alors la décision extrêmement résolue de chercher ce qu’il en était… Puis vers 7-8 ans, mon regard s’est tourné vers le ciel, j’ai commencé à passer mes nuits d’été dehors à contempler le ciel nocturne, puis avec une lunette terrestre, puis un petit télescope. Ma vocation était claire, je voulais être astronome. Cependant vers 12 ans, je plongeais dans un livre collectif de vulgarisation de physique passionnant (je me souviens encore qu’il était dirigé par Louis Leprince-Ringuet). Deux chapitres me sidérèrent : l’un sur la relativité, l’autre sur la mécanique quantique. Je voulais maintenant être physicien. Après une brève période déchirante où je me sentais tiraillé entre mes deux vocations, je découvrais avec ravissement qu’il existait une « profession » (les guillemets sont mérités) appelée astrophysicien, qui unissait les deux !
Il n’est pas impossible que ces imprégnations anciennes aient servi de graine au développement ultérieur de la théorie de l’espace-temps fractal. Cette théorie consiste en effet à expliquer la mécanique quantique comme une manifestation d’un nouveau principe de relativité, étendue aux transformations d’échelles (alors les théories de Galilée, de Poincaré puis d’Einstein sont essentiellement des théories de la relativité du mouvement – ce qui inclue la position et l’orientation). De surcroît, les principales validations des prédictions nouvelles obtenues avec cette théorie au début des années 90 relèvent du domaine de l’astrophysique.
Une géométrie de l’espace-temps de nature fractale (c’est-à-dire explicitement dépendante de l’échelle d’observation ou d’expérience) est l’outil de mise en œuvre naturel de ce nouveau principe de relativité, au même titre que la géométrie courbe pour la relativité généralisée du mouvement d’Einstein. Le passage de la courbure à la fractalité peut se concevoir comme de la courbure à l’intérieur de la courbure, suivie à nouveau d’autres structures à des échelles encore plus petites, et ainsi de suite à l’infini. Par rapport aux images fractales dont certaines peuvent effectivement être très esthétiques, un espace-temps fractal est beaucoup plus abstrait. Mais dans tous les cas, il s’agit bien d’objets, d’ensembles, d’images, d’espaces, etc. caractérisés par une imbrication de structures multi-échelle.
Quant à mon bureau, tout ce qu’on peut en dire est qu’il est petit et encombré (fractal ?)…
Dans l’attente de vos autres questions,
Bien à vous,
Laurent Nottale

Le 11 juillet 2013
Cher Laurent, (Puis-je ?)
Certains éléments dont vous parlez, concernant votre enfance et vos interrogations sur la « réalité », me font penser à moi. Lorsque j’étais petite, j’avais souvent l’impression de penser le monde, de le voir « différemment » de mes congénères. Je mettais en relation des choses qui, à première vue, ne devaient pas l’être. Ce qui rendait souvent difficile le dialogue avec les autres. Avec le recul, je comprends à la fois la réaction négative que j’avais en face de moi, et mes propres réactions dont je n’avais pas conscience. Puis, tout comme vous, vers l’âge de 11 ou 12 ans, mes parents m’ont offert une lunette terrestre, car je m’intéressais à l’astronomie. J’avais quelques ouvrages adaptés à mon âge, pour supports. Je voulais également devenir astronome – et spécialiste des cétacés et archéologue…bref, je n’arrivais pas à me décider ! Mais mon niveau en mathématiques frôlant le système binaire en matière de résultat me faisait renoncer à mes rêves.En fait, je comprenais les concepts, les idées, mais le langage des mathématiques m’échappait malgré mes efforts – et de nombreux cours particuliers. Je m’intéressais à toutes les sciences humaines, pensant que les portes des sciences « exactes » me seraient définitivement fermées. Erreur, puisqu’avec le temps, et certainement un peu de maturité en plus, les sciences telles que la physique ou les mathématiques ne m’étaient plus hermétiques grâce aux concepts et à l’étude de ces matières en épistémologie. C’est grâce à cela que l’idée d’une théorie de la relativité de la perception a germé dans mon esprit.Lorsque vous parlez « d’échelle », mon obsession des termes se réveille. En Histoire, lorsqu’on parle de la notion de siècle ou d’ère, la notion d’échelle se fait jour puisqu’un siècle c’est long, mais ça n’est pas grand-chose à l’échelle de l’ère tertiaire par exemple.Lorsqu’on parle d’atome, on pense automatiquement à l’infiniment petit, alors qu’à l’échelle du Boson de Higgs, il est énorme ! Le terme d’échelle fait donc appel à une notion de « grandeur » et/ou à une notion d’infini(s), – grand(s) ou petit(s). Est-ce dans ce sens qu’est pris ce terme « d’échelle » ? On entend souvent les scientifiques parler d’ « échelle de Planck » concernant la mécanique quantique – c’est le cas notamment des Frères Bogdanov. Cette idée de « gradation » fractale est présente dans tous les domaines de la perception et de la conscience, c’est en ceci que nos idées respectives se rejoignent. La théorie de Hugh Everett – théorie des états relatifs, des mondes multiples – fait-elle partie des fractales dont vous parlez ? Enfin, vous vous êtes tourné vers l’univers, vers les étoiles, je me suis tournée vers un monde qui, lorsqu’on le numérise, lui ressemble beaucoup, le cerveau et ces États de Modification de la Conscience. Là aussi c’est une question d’ Échelle(s) !?
Concernant votre bureau, j’ai toujours pensé qu’il y avait une corrélation entre ce que nous sommes et ce que nous cherchons (fractals ?)…
Bien à vous,
Sophie
PS : En parlant des Frères Bogdanov – et loin de toute la polémique des ces derniers mois les concernant – que pensez-vous de leurs émissions, de leurs ouvrages de vulgarisation scientifique ?

Le 25 août 2013
Chère Sophie,
La notion d’échelle sur laquelle repose la théorie de la relativité d’échelle correspond bien aux exemples que vous donnez. Ce mot renvoie en tout premier lieu à la géographie, science dans laquelle l’échelle d’une carte joue un rôle central. (Ce n’est pas un hasard si, depuis quelques années, de nombreuses applications de cette théorie et de ses méthodes et outils conceptuels concernent précisément la géographie, voir mes travaux en collaboration avec Philippe Martin). On sait bien comment, en passant d’une carte à une autre pour une même région, mais à une échelle différente, des détails vont apparaître ou disparaître, ce qui signifie que la carte sera plus ou moins bien résolue – la résolution, qui est la taille des plus petits détails accessibles, va changer ainsi que la taille de la zone représentée (la « fenêtre » d’observation).
Un autre exemple dont aujourd’hui beaucoup d’entre nous peuvent faire l’expérience est l’utilisation de moteurs comme Google Earth sur un écran d’ordinateur. Le nombre de pixels de cet écran est fixé, si bien qu’en zoomant sur un point donné on voit changer l’échelle, que l’on peut caractériser par la résolution – donnée ici par la taille à laquelle correspond le pixel –, mais de telle manière que le rapport entre fenêtre et résolution reste constant (c’est le nombre de pixels de l’écran).
On voit par ces exemples que le concept d’échelle est une notion générale, un peu comme l’est de son côté la notion de mouvement. Mais de même qu’un mouvement va être caractérisé par une vitesse ou une accélération, qui en constituent la mesure, une échelle pourra être caractérisée par des grandeurs quantitatives mesurables, telle la résolution.
Dans ces deux cas, le principe essentiel est celui de relativité. Il n’existe pas de mouvement en soi, dans l’absolu. Le mouvement n’est en aucun cas une propriété intrinsèque d’un corps, mais ne peut être défini que de manière relative, entre un corps et un autre. Au niveau des mesures, cela se traduit par le fait qu’une vitesse n’a aucun sens en elle-même, seule une différence de vitesse entre un corps et un autre qui sert de référence est significative.
Il en est de même en ce qui concerne les échelles. Aucune échelle absolue ne peut être définie, l’échelle d’un objet ne prend sens que par rapport à un autre objet. Une même taille, un même intervalle de temps, une même masse apparaîtront grands par rapport à une référence et petit par rapport à une autre. « Grand » et « petit » n’ont aucun sens en soi, ils ne sont que relatifs. Au niveau quantitatif, cela se traduit par le fait que seul un rapport de taille ou de résolution a un sens. Cela est très clair dès que l’on donne une mesure explicite de taille ou de temps. On va dire ainsi que tel stylo fait 12,5 cm : autrement dit, que le rapport entre la taille du stylo et d’un autre objet qui sert d’unité, définie de manière arbitraire comme 1 cm, est de 12,5. De même un temps de « 20 secondes » signifie que le rapport entre le temps mesuré et un temps caractéristique défini arbitrairement comme unité, appelé « une seconde », est de 20. Il n’y a également que des rapports de masse, comme l’avait remarqué Ernst Mach en son temps. Aucun intervalle de longueur ou de temps, aucune masse ne peut être défini de manière intrinsèque.
Le concept de géométrie fractale intervient de ce point de vue comme géométrie explicitement dépendante de l’échelle. De même que la géométrique courbe (riemannienne) permet, par cette courbure, de décrire la gravitation en termes géométriques dans le cadre de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein, de même une géométrie fractale de l’espace-temps permet de rendre compte d’autres propriétés essentielles du monde physique, tels les phénomènes quantiques ainsi que les champs électromagnétiques et nucléaires.
En ce qui concerne votre question sur l’interprétation d’Everett de la mécanique quantique, celle-ci ne me paraît pas compatible avec la nouvelle approche de la relativité d’échelle. En effet, il s’agit, comme beaucoup d’autres, d’une interprétation a posteriori des axiomes de la mécanique quantique, qui ne sont pas fondés sur des principes premiers, mais posés comme postulats (dont Feynman disait qu’ils semblent absurdes, mais qu’ils « marchent »).
Au contraire, dans le cadre de la relativité d’échelle, la mécanique quantique se trouve fondée sur le principe de relativité, si bien que ses différents « postulats » n’en sont plus, car ils peuvent être déduits de ce principe (à condition d’y inclure mouvement et échelles). Il n’y a alors besoin d’aucune interprétation a posteriori de la mécanique quantique, car les différents propriétés et paradoxes qui avaient mené à ces tentatives – intrication, indiscernabilité des particules identiques, inséparabilité, etc. – sont pleinement expliqués dans ce nouveau cadre de pensée.
Un espace-temps fractal soumis au principe de relativité d’échelle réunifie le monde et la notion, à mon avis irréaliste, d’univers multiples (dont aucun, autre que le nôtre ne nous serait accessible) n’a plus aucune nécessité.
Votre remarque finale sur l’intervention fondamentale des échelles dans le domaine cognitif me semble très juste (voir aussi mes travaux en collaboration avec Pierre Timar sur ce sujet).
Enfin, en ce qui concerne votre question sur les frères Bogdanov, je n’ai pas d’opinion en ce qui concerne leur travail de journalistes et de vulgarisateurs, mais je ne peux que constater qu’ils ne sont pas considérés comme scientifiques par mes collègues qui travaillent dans le domaine dont ils traitent, ce qui crée beaucoup de confusion quand ils sont pris comme références…
Bien à vous
Laurent

Le 28 août 2013
Cher Laurent,
Ce qu’il y a de très positif dans nos échanges, c’est que nous sommes, semble-t-il, sur la « même longueur d’onde ». Malgré la différence d’approche qui existe entre nos deux matières, nous regardons dans la même direction. En vous lisant, j’ai été soulagée de voir que ce que j’explique à mes élèves – lorsque j’aborde les notions d’espace, de temps et de relativité – est juste. Je me permettrai sans doute de vous citer en utilisant vos exemples très concrets…Vous êtes très pédagogue, enseignez-vous en dehors d’être chercheur au CNRS ? Si la réponse est non, vous devriez y penser et si c’est oui, racontez-moi tout ! Pour en revenir à notre discussion, vous êtes « contre » l’idée selon laquelle il y aurait des univers multiples – je visualiserais cette théorie comme une sorte de mille-feuille ; des univers semblables au nôtre existeraient en parallèle – or, celle-ci se retrouve souvent dans les discussions concernant les trous noirs. Je parle de cela, car au mois de septembre le trou noir « Sagittarius A » va aspirer un nuage de gaz et ce dernier devrait émettre des rayons x avant de disparaître (selon les sources scientifiques de l’Institut Max Planck). Les trous noirs sont à l’origine de multiples « fantasmes » qui alimentent la science-fiction, mais également les scientifiques. Tout le monde semble avoir son opinion, personne ne semble d’accord. Certains de mes collègues affirment à leurs élèves qu’ils sont ceci ou cela avec certitude. Lorsque je tente d’évoquer les doutes qui existent sur ce sujet, le fait qu’il n’y ait pour l’instant que des théories, des études qui appellent à la prudence quant à l’interprétation des données existantes, le doute ne semble pas faire partie de leur cheminement de pensées.Les dernières observations sur ce sujet montrent qu’il existe une distorsion de l’espace et des objets qui s’approchent d’un trou noir. Quant à la « destinée » des ces objets de « l’autre côté » du trou noir, toutes les hypothèses sont permises puisque le seul moyen de savoir quelque chose serait d’envoyer une sonde au cœur de celui-ci.
La théorie d’Einstein a impulsé l’idée selon laquelle il fallait penser un espace courbé par les masses qui le composent – comme lorsque nous nous couchons, le matelas « se courbe » sous le poids de notre forme ; l’espace-matelas est donc influencé par la « masse » que nous sommes – or, nous savons également que la formule d’Einstein implique l’idée que toute E (énergie) est égale à toute M (masse) et inversement. Un trou noir est donc une énergie qui possède une masse qui influence l’espace qui l’entoure et, plus que cet espace, la masse (donc l’énergie) et la forme des objets qui s’en approche. D’après vous, que pouvons-nous dire sur les trous noirs afin de fonder des bases saines contre toutes élucubrations ? Et que pouvons-nous attendre de cette observation ? Enfin, il me semble que c’est Emerson qui disait que « la science ne sait pas ce qu’elle doit à l’imagination ». Contrairement à l’idée reçue, je pense sincèrement que les scientifiques sont des créatifs, des « rêveurs » – dans le bon sens du terme. Pensez-vous que l’imagination ait une importance cruciale dans votre domaine ?
Une dernière question : dans « astrophysicien », il y a « astro ». Quel est l’astre qui vous fascine le plus ?
À bientôt,
Sophie

Le 29 août 2013
Chère Sophie,
Ce serait un grand bonheur pour moi d’être cité auprès de vos élèves, surtout sur ces notions d’espace et de relativité (si profondément reliées). En ce qui concerne votre question sur la pédagogie, j’ai effectivement beaucoup enseigné : j’ai commencé ma carrière comme assistant à l’Université Paris VI avant d’entrer au CNRS (en 1980). J’ai également été pendant plus de 15 ans professeur d’astrophysique à l’École Centrale de Paris. À cela se sont ajoutées plusieurs centaines de conférences données sur la relativité d’échelle et l’espace-temps fractal à partir du début des années 90…
Pour ce qui est des univers multiples, ils ont été introduits comme interprétation possible (parmi d’autres) du phénomène de « réduction du paquet d’ondes » appelé aussi « collapse de la fonction d’onde » en mécanique quantique. Comme une telle interprétation n’est plus nécessaire dans le cadre de la relativité d’échelle, qui rend compte spontanément et naturellement de ce phénomène, cette hypothèse d’univers multiples n’est elle-même plus nécessaire.
En effet, la vue de la relativité d’échelle sur la mécanique quantique est que ce qu’on appelle « particule » n’a aucune existence propre, mais résulte des propriétés géométriques des géodésiques d’un espace-temps fractal et non-différentiable et de leur interaction avec l’appareil de mesure. Autrement dit, les particules sont l’espace lui-même.
Ces géodésiques, bien que remplissant l’espace en nombre infini, n’ont pas la même densité partout. Il faut imaginer leur ensemble comme un fluide qui se concentre sur certaines zones et s’étale sur d’autres. Mais ces géodésiques, pures lignes géométriques sans que rien ne soit transporté sur elles, n’ont aucune réalité substantielle. Elles sont définies comme les lignes les plus courtes (du point de vue du temps propre) et ne caractérisent donc qu’une virtualité, une potentialité. C’est la raison pour laquelle leur densité de nombre se traduit en densité de probabilité.
Mais en tant que potentialité d’évolution spatio-temporelle de la « particule », il s’agit donc d’un outil conceptuel de nature cognitive. Toute connaissance acquise sur le système (limites spatiales, nouvelles conditions, etc.), soit par une mesure directe soit de manière indirecte, va donc automatiquement changer la répartition des géodésiques possibles, en réalisant une sorte de tri ou de sélection. Il ne restera donc plus, très naturellement, que les géodésiques qui satisfont aux nouvelles conditions après que cette connaissance sur le système ait été acquise : la fonction d’onde qui se calcule, en relativité d’échelle, comme manifestation du champ de vitesse de ce fluide de géodésiques, va automatiquement être « réduite ». Aucun autre univers, où seraient « parties » les autres situations possibles (et qui nous serait inaccessible, ce qui en fait un fantôme, totalement imaginaire), n’est nécessaire : elles ont simplement disparu.
Il n’y a encore moins besoin de tels concepts imaginaires pour comprendre les trous noirs. Le nuage de gaz est aspiré dans notre univers, et sa disparition est un simple effet de relativité (même s’il est extrême). Après tout, si vous regardez la face d’un cube orientée face à vous et la tournez de 90°, cette face va bel et bien disparaître à vos yeux. La disparition des objets en chute libre dans un trou noir est de même nature, même si, en tant qu’effet de relativité générale, c’est beaucoup plus radical : les coordonnées temporelles entre « intérieur » – l’objet qui chute et sa propre horloge – et « extérieur » – un observateur comme nous qui l’observe loin du trou noir – se différencient au point de se séparer totalement. Envoyer une sonde au cœur du trou noir ne réglerait donc pas la question, car elle ne pourrait plus nous envoyer d’informations après avoir franchi l’horizon (atteindre l’horizon en un temps fini pour elle serait vu par nous comme un temps infini …).
Vous avez bien compris l’essence de la théorie relativiste d’Einstein : une masse courbe l’espace-temps, et cette courbure de l’espace-temps affecte les trajectoires des objets qui s’en approchent. Ces objets ne sont donc plus « attirés » par la masse comme dans la théorie newtonienne. Ils vont tout droit (ils sont en mouvement localement libre) dans un espace-temps qui, lui, est courbe, créant ainsi une illusion d’attraction ou de répulsion. La gravitation n’existe ainsi pas en soi, elle est également relative au choix du système de référence. Par contre, il faut comprendre que ceci est vrai de toute masse, pas seulement d’un trou noir. La seule différence entre une masse ordinaire, par exemple le Soleil, et un trou noir de même masse, est que celui-ci est beaucoup plus compact : la masse du Soleil y est comprise dans un rayon de 3 km au lieu de 700000 km ! Les propriétés spécifiques d’un trou noir ne viennent donc pas de sa masse, mais du fait qu’on peut s’en approcher beaucoup plus près que d’une masse ordinaire. Le champ gravitationnel devient alors si intense que l’espace lui-même s’effondre vers le centre au cours du temps !
Au niveau observationnel, il y a maintenant des preuves de phénomènes astrophysiques se produisant à très grande proximité de corps très massifs et dans des champs gravitationnels très intenses. Il n’est donc pas impossible que l’objet central créant ces phénomènes ultra-énergétiques soit un trou noir. Mais il reste difficile de le prouver complètement, car nous n’avons accès qu’à ce type de phénomènes, qui se produisent dans l’environnement proche de l’objet central compact, mais jamais en lui par définition (car il existe un horizon du visible autour d’un trou noir).
La question de l’imagination en science me semble délicate. L’imagination est sans limites et peut concevoir une infinité d’univers (c’est précisément le cas de la théorie imaginaire des multi-univers), alors que le physicien cherche à comprendre le monde tel qu’il est. Ceux qui lâchent leur imagination et espèrent ainsi tomber par hasard sur la solution ont bien peu de chance d’y arriver – certains finissent par écrire de la science-fiction qui peut être excellente en tant que roman, mais ce n’est pas de la science. Si l’on regarde comment ont fonctionné les grands créateurs scientifiques, les Galilée, Newton, Poincaré, Einstein, on s’aperçoit que la composante intuitive joue chez eux un rôle essentiel. Cependant il ne s’agit pas, je pense, d’imagination, mais de vision intérieure sur l’organisation du monde, vision guidée par les principes fondamentaux (celui de relativité au tout premier plan) et par la rationalité et la logique, tout en s’appuyant sur l’observation et l’expérience (lesquelles fournissent les faits dont on veut rendre compte par cette compréhension et non pas une base de laquelle la déduire).
Pour finir sur la fascination des objets astronomiques, peut-être mon plus beau souvenir est celui d’une occultation de Saturne et ses anneaux par la lune, mais j’ai toujours été attiré par l’univers lointain, ses galaxies et amas de galaxies. Les effets de lentilles gravitationnelles par les amas de galaxies (que j’ai prédits théoriquement dans ma thèse de doctorat soutenue en 1980) et qui ont été observés réellement par la suite restent des images fascinantes et de toute beauté…
Bien à vous
Laurent

Le 29 août 2013
Cher Laurent,
Mes élèves et mes étudiants seront donc des fans, j’en suis certaine ! Pour tout vous dire, lorsque j’aborde les notions d’espace-temps et de relativité, ils sortent du cours en regardant les choses différemment, comme si tout un monde de perceptions s’ouvrait à eux.Même si j’ai reçu une formation en épistémologie, j’ai dû me former seule à ces notions lors de ma thèse. Ce qui donne, à mes yeux, une importance primordiale à notre dialogue.
En fait, telle la notion « d’échelle(s) » dont vous parlez, la théorie de la relativité de la perception que j’ai développée, est basée sur « la rationalité et la logique, tout en s’appuyant sur l’observation et l’expérience » – comme vous le dites si bien – et notamment sur le même principe du « cube » auquel vous faites référence. Disons pour simplifier que notre conscience – tel un ordinateur – n’utilise pas assez de « rames » ou de Gigaoctets pour percevoir l’hypercube qu’est le monde, la réalité. Ne voyant ainsi qu’une face du cube en 3 dimensions et non les faces du cube (à 4 dimensions). La conscience capte, les neurones s’activent, les cortex sont en « relations » entre eux – notion de relativité -, mais le traitement de l’information est tellement trié, que ce que nous percevons n’est qu’une partie infime de ce qui est. Un peu comme l’univers que nous observons. Il me semble d’ailleurs que le pourcentage de connaissances dans les deux domaines est identique : nous ne connaissons que 5% de notre cerveau, de ses capacités, de ses fonctions et nous ne connaissons (percevons?) que 5% de l’univers (les ¾ de celui-ci étant de la matière noire).Voici donc en quelques mots, les relations possibles (encore de la relativité !!) entre vos travaux et les miens. Si loin, si proche, comme on dit ! Quant à l’imagination, je peux dire que la philosophie s’est toujours divisée à ce sujet. De la simple imitation sans intérêt de Platon à « la folle du logis » de Malebranche, en passant par l’alliance de l’entendement et de l’imagination que Hume ne distinguait pas. Dans le sens où je l’entends (proche de l’idée de Bachelard), l’imagination est une combinaison d’idées qui nous permet de nous représenter ce qui est « absent ». Ce qui est « absent » ne veut pas dire ce qui est inexistant. Le trou noir dont nous parlions est « absent » de votre bureau (heureuse nouvelle!) et pourtant il « est », il existe. L’imagination ne fait que reprendre des catégories existantes qui permettraient à l’entendement de nouvelles constructions. Elle ne crée pas, elle est une faculté de combinaisons et de « représentations » du réel. Car enfin, ainsi définie, il en faut de l’imagination pour se représenter « des propriétés des géodésiques d’un espace-temps fractal » !!!
Je vous taquine un peu… je me le permets, car il s’agit là de ma dernière lettre…Je tenais à vous dire que ce fut un réel plaisir que d’échanger avec vous. Cette correspondance va me manquer.
J’ai une dernière question pour la route : lorsque j’étais petite, mon parrain m’emmenait à l’observatoire de Nice, la nuit – il s’occupait de la maintenance -. Il m’est arrivé de jouer aux échecs avec les astronomes, chercheurs qui travaillaient sur place. J’ai découvert les coupoles et les instruments d’observation. Certains écoutaient même de la musique pendant que les instruments faisaient leur travail. Et vous, c’est quoi votre truc à l’Observatoire de Paris ?
Encore merci,
Bien à vous,
Sophie

Le 30 août 2013
Chère Sophie,
La relativité des perceptions me semble effectivement être une nécessité logique. Bravo pour en avoir développé une théorie. Cette vérité fondamentale suivant laquelle rien n’a d’existence propre, tout phénomène n’existant que de manière relative et jamais absolue, est depuis 2500 ans au cœur de la philosophie bouddhiste. Ce ne sont donc pas seulement les objets physiques ou les perceptions qui ne peuvent être définis que relativement à un système de référence dans ce cadre, mais aussi les sensations, les formations mentales et les consciences… autrement dit tout ce qui « existe ». C’est le mode d’être de toute chose qui ne peut être relatif, rien n’ayant d’existence intrinsèque.
Vous citez Bachelard, ce qui me fait rebondir sur une remarque de votre première lettre : « Lorsque j’ai découvert votre texte « Traverses, relativités… » dans l’ouvrage Esquisse(s) (aux Éditions du Félin), je ne me doutais pas qu’il s’agissait d’un texte écrit par un astrophysicien, je pensais que vous étiez philosophe, jusqu’à ce que je découvre votre « profession » en fin d’ouvrage. » Cela ramène à la « valeur inductive de la relativité ». Les implications philosophiques des théories de la relativité prennent potentiellement une nouvelle dimension avec la théorie de la relativité d’échelle, car celle-ci ne s’applique plus seulement à un champ comme la gravitation (c’est le cas de la théorie d’Einstein), mais à la mécanique quantique et aux particules élémentaires, donc aux fondements de la matière telle que nous la connaissons ici même. Ceci a été remarqué et développé par le philosophe Charles Alunni en regard précisément des travaux de Bachelard et Simondon, ainsi que Vincent Bontems dans sa thèse.
Pour finir sur votre dernière question, il n’y a pas beaucoup d’observations à l’Observatoire de Paris, même dans sa section de Meudon où je travaille. Celles-ci sont aujourd’hui réservées aux observatoires de montagne loin de la pollution lumineuse des grandes villes. Donc pas de musique dans mon bureau de l’Observatoire, juste un ordinateur et beaucoup de livres et de documents…
Dans l’espoir d’avoir pu répondre de manière satisfaisante à vos questions (sachant que malheureusement de nombreux aspects n’ont pu être qu’effleurés dans ce cadre restreint), et avec mes remerciements pour cette intéressante correspondance,
bien à vous
Laurent

S’il fallait conclure
Je suis toujours enthousiaste à l’idée qu’une « bouteille à la mer », telle que la recherche d’un correspondant, aboutisse et devienne un véritable bonheur d’échanges et de confidences. Si je dois retenir une chose depuis le commencement de ces relations épistolaires (qui sont nombreuses), c’est que la générosité, la gentillesse et la volonté de partage sont au cœur de cette démarche. S’il est une dimension à retenir parmi les 4 existantes, c’est celle que l’on appelle l’« Humanisme ». Laurent Nottale nous en a fait une belle démonstration…scientifique bien sûr !

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