La séduisante étrangeté de Patrick M

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Par Marc Emile Baronheid – bscnews.fr/ On n’est pas impunément piéton de Paris. Si Léon Paul Fargue l’a célébré, Jean Follain, autre poète, l’a payé de sa vie. Modiano continue d’y envoyer ses personnages, préservés, dit-on, par quelque transaction secrète avec les tenanciers de 28 paradis.

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Que serait la littérature sans ces carnets – noirs, souvent – qui en constituent le terreau et sont aux écrivains ce que les coffres-forts symbolisent pour les épargnants soupçonneux ? Jean se sépare rarement du sien, Il y consigne tout ce qui revêt à ses yeux quelque importance, dont l’usufruit lui sera précieux, le moment venu. Sensible aux gens et aux réalités sur le point de disparaître, il leur redonnera vie, un jour ou l’autre, par la grâce d’une transfusion d’encre bleu floride. De ce matériau aléatoire et évaporable, Peter Handke se demandait si « C’est quelque chose qui m’est apporté comme par le vent, de l’intérieur ou de l’extérieur – ou des deux à la fois ? ». Modiano le laisse en liberté surveillée. Tant pis pour les évasions parfois réussies ; mieux vaut ne pas être trop sûr de l’avenir. Pas plus sûr, en tout cas, que Jean ne l’a été de Dannie, cette fille dont il s’est senti proche dans les années soixante. Une proximité curieuse : enrobée de mystère, à l’identité brouillée, Dannie ne répondait jamais aux questions, fréquentait des personnages inquiétants. Jeune femme vulnérable et attachante, passible de sérieux ennuis, elle emmenait Jean dans des expéditions clandestines dont elle ne révélait pas les mobiles. Plus proche de lui que de quiconque, elle ne baissait jamais sa garde. Si elle l’a fait, nous n’en saurons rien car, comme Bob Morane, les héros de Modiano n’affichent pas de pulsions sexuelles. S’il leur vient des poussées sentimentales, elles demeurent tapies. Ce jeu entre auteur et lecteur s’apparente à la science des pêcheurs de Jim Tenuto (*), dont la dextérité de poignet et le choix infaillible du bon leurre amènent la proie exactement là où ils l’ont imaginé, quitte à la relâcher ensuite, apprès avoir senti le moment de perfection se rapprocher considérablement. Se rapprocher certes, mais sans leur infliger le malheur d’advenir. Même s’il doit son livre de chevet à Louis Auguste Blanqui, Jean s’évade en poésie. Il s’intéresse à Jeanne Duval, perle noire de Baudelaire ; il apprécie Tristan Corbière ; il révère Audiberti, qu’il croisera avec Dannie, sans oser l’aborder ; il lui revient un éclair de la Prose du Transsibérien. C’est l’antidote à un monde où l’on naît de manière douteuse, on maquille son passé, on fréquente de mauvais lieux, on disparaît sans crier gare pour resurgir dans un rapport de police, on demeure aux aguets, à la merci des silences et des curiosités. Jean est-il une manière de Candide attendant qu’on lui donne le moyen de démêler un scénario perdant peu à peu sa phosphorescence ? En tout cas il ne se rebelle pas. « Est-ce que nous avons le droit de juger ceux que nous aimons ? Si nous les aimons, c’est bien pour quelque chose, et ce quelque chose nous défend de les juger. Non ? ». Et si ce Non qui ne souffre nulle réserve était la clé de la séduisante étrangeté de Patrick M ?

« L’herbe des nuits », Patrick Modiano, Gallimard, 16,90 euros

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