Fabrice Gaignault : les clivages de deux mondes

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Par Emmanuelle de Boysson – bscnews.fr / Rédacteur en chef Culture à Marie Claire, auteur, entre autres, des « Egéries sixties » (J’ai lu), du « Dictionnaire de la littérature à l’usage des snobs » ( Scali) et d’ «Aspen terminus » ( Grasset), Fabrice Gaignault nous entraîne dans une croisière sur un yacht en Méditerranée. Parmi les invités jet set, des stars, des financiers, un journaliste et sa compagne. Sur un ton à la fois drôle et lucide, le romancier exprime avec mélancolie la quête de la beauté éternelle, les clivages de deux mondes et l’insoutenable légèreté de l’être.

propos recueillis par

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Comment vous est venue l’idée d’une croisière sur un yacht ?

Je suis fasciné par l’idée que la Méditerranée concentre toutes les névroses de notre époque : la quête de l’hédonisme le plus extrême comme celle de l’islam le plus radical. C’est une petite mer, où Sodome et Gomorrhe et la charia n’ont jamais été aussi proches, quand les premières semblent ignorer, par une indifférence suicidaire et plutôt amusante que les tenants de la seconde voient leurs rangs grandir et ne veulent parler d’aucun terrain d’entente.

A l’origine de ce roman, quel était votre désir ? Aviez-vous envie de fustiger le monde des stars, des hommes d’affaires, des VIP ou de montrer leur force, leur fragilité aussi ?
Un peu de tout cela à la fois. Je connais bien le monde des stars pour les côtoyer régulièrement dans mon travail quotidien. Un monde plus complexe qu’on ne le pense généralement car l’ambition, louable, ne peut être, contrairement à ce qu’affirment les porte-voix des lieux communs, le fruit d’une grande superficialité. Il y a parfois du génie à devenir ce que l’on n’est pas, se maintenir dans la lumière sans nécessairement en être une soi-même. La quête de la beauté quasi éternelle, celle de l’immortalité est aussi au centre du livre, car ce sont les derniers enjeux intéressant ceux qui peuvent se permettre de miser gros là dessus. Une fois que les contingences matérielles ne sont plus des sujets à l’ordre du jour, restent l’essentiel : pourquoi se résigner à la décrépitude et à la mort ? Mes personnages ne cessent de se poser ces questions sans se poser celles du sens de la vie. L’apologie des sens, oui, mais le sens, non.

François, un journaliste chargé de rédiger les mémoires d’un financier  et Hélène, sa petite amie, sont du voyage. Que ressentent-ils : un mélange d’attraction répulsion ? Vous sentez-vous proche d’eux ?
Brimo, ce financier qui a fait fortune dans les hedge funds, a tout gagné. Il aime son bateau car c’est une sorte de monarchie où il est le seul souverain, « maître après Dieu, à bord », comme le veut le dicton. Il a instauré une sorte de cour qui ne tolère aucun manquement à ses règles de protocole, ses horaires, ses contraintes. Seul un yacht privé pouvait me permettre d’instaurer un tel climat. Brimo obtient enfin sur les mers ce à quoi les grands financiers rêvent : régenter le monde d’une main de fer absolue car c’est une banalité de le répéter mais chacun sait que les gouvernements n’ont quasiment plus aucun pouvoir face aux grandes instances financières privées. Hélène et François sont en dehors de ce système mais l’un, parce qu’il est lié à un contrat d’édition doit composer, alors que l’autre, libre de ses jugements et assez destroy dans ses réactions incontrôlées menace à chaque instant la bonne marche du Cap Kod. Le premier aime Brimo, d’une amitié ambiguë, bâtie sur un passé de noceurs, la seconde n’est absolument pas épatée car sa carrière de journaliste de mode l’a vaccinée contre les outrances d’un monde par endroits grotesque.

Y a-t-il une part d’autobiographie dans votre roman ? Peut-être à travers les égéries que vous évoquez…
Sans doute, mais François est beaucoup plus désespéré que moi. Je n’ai jamais plongé d’un yacht, ivre mort, pour fuir la laideur ou le pathétique des invités lors d’une fête ! Je n’ai pas connu la douleur de l’enfantement telle que François la vit avec Hélène. Je connais en revanche assez le genre d’échantillons jet set invités à bord du Cap Kod, mais les personnages décrits dans « L’eau noire » sont des constructions purement imaginaires, rien à voir avec mes « Egéries Sixties ».

Vous êtes rédacteur en chef culture et personnalités à Marie Claire. Vous êtes-vous inspiré d’actrices interviewées ? Que reprochez-vous aux stars ? Pensez-vous que les Américaines soient moins hypocrites que les Françaises ?
Je mentirai en disant que je ne me suis pas inspiré d’actrices déjà rencontrées, mais encore une fois, mon actrice, insupportable et brillante, déprimante et magnifique, est totalement inventée. Je l’aime bien au fond car elle ne transige pas avec sa légende. Immensément célèbre, elle sait bien que sa carrière bat de l’aile mais elle affiche, contre vents et marées, un tempérament  de dame de fer. C’est une killeuse utilisant sa propre mythologie inventée de toutes pièces comme une formidable arme de séduction massive. Elle ment, elle est cynique, dure, impitoyable mais c’est ainsi qu’elle met tout le monde à ses genoux, enfin, presque… Je ne reproche rien aux stars, car je sais que tout n’est que construction et légende, une fois que vous savez cela, vous ne pouvez que les aimer derrière leur paravent en carton-pâte. On ne peut pas parler d’hypocrisie pour les unes comme pour les autres, je crois qu’elles sont sincères dans le mensonge et c’est cela qui me touche. J’aime bien les actrices. Coucher avec elles pourquoi pas, mais vivre avec elles serait au-dessus de mes forces. Autant acheter un miroir qui se contemplerait dans sa morne vacuité.

La menace qui pèse sur le yacht (les cadavres d’émigrés qui flottent) est-elle une métaphore du clivage entre une société de nantis et des populations aux abois ? Comment vous sont venues ces images ?
Ce n’est pas nouveau, la Méditerranée a toujours exacerbé les conflits de civilisation, mais mon idée de roman très noir, née il y a trois ans, est en un sens prémonitoire car les rivages d’Afrique du Nord n’avaient pas encore implosé, provoquant une libération à court terme et ouvrant une boîte de Pandore plus inquiétante que ne veulent le voir les penseurs médiatiques à l’intelligence stratégique souvent limitée. De plus, l’extrême pauvreté, la recherche illusoire d’un eldorado occidental ne peuvent que provoquer des violents séismes. L’axe Saint-Tropez-Benghazi est à cet égard prometteur de surprises ! ( rires)

Ce monde de la haute finance, des milliardaires et du luxe est-il en voie de disparition, comme le laisse supposer la fin de L’eau noire ?
Non, c’est une métaphore et une issue possible d’une confrontation à venir. Mais je n’appelle pas à la disparition de ce monde qui est aussi valable, digne d’intérêt que n’importe quel autre milieu. Je suis un écrivain qui décrit ce que je vois ou connais et qui s’en sert pour tramer une histoire dans laquelle j’avance quelques pistes.

Vous mêlez dérision et mélancolie, votre style poétique transcende et adoucit la vulgarité, les tensions de ce huis clos. Est-ce voulu ? Comment travaillez-vous ?
Parce que c’est ainsi qu’est l’existence ! La tristesse frôle la gaité en permanence. L’élégance la plus douce la vulgarité la plus âpre. Le rire n’est jamais loin du désespoir, comme la compassion du meurtre, ainsi que je le dis dans le livre. Le style est ce qui m’importe le plus. En qualité de lecteur, je referme un livre au bout de quelques pages si celui-ci ne m’apporte rien sur le terrain du style. Et peu importe l’histoire! Les images en adéquation avec les mots justes, l’originalité de celles-ci, la cadence de la phrase sont primordiales chez moi. Et j’ai voulu rendre dans « L’eau noire » le flux et le reflux de l’eau, la houle par moments, le calme plat aussi…

Quels sont les écrivains qui vous inspirent ? Vos préférés ?
Stendhal pour l’allégresse ; Salter, Prokosch et Von Rezzori pour la mélancolie qui, chez eux, n’est pas le contraire d’une gaité de cosmopolite et d’un hédonisme de curiosité bridés par une sorte de lucidité sur leurs temps et leurs petites sociétés. Fitzgerald aussi. Mais cette question est délicate, demain je pourrais tout aussi bien vous citer d’autres noms. Walser, Büchner, Tranströmer pour d’autres raisons.

Critique littéraire, passionné de littérature, quels sont les romans qui vous ont récemment  marqués?
Les poésies de Tomas Tranströmer, justement, que j’ai relues à l’occasion de son Prix Nobel. J’ai lu quantité de romans récemment mais aucun ne provoque chez moi ce frisson, cette extase, l’impression de toucher au plus près à la vérité invisible. Je donnerai tout ce que j’ai reçu récemment contre un poème de « Baltiques ».

Pourriez-vous nous parler de votre travail de rédac chef à Marie Claire. Du film, de l’expo, l’actrice, la personnalité qui vous plaisent. Dites-nous aussi quel est votre restaurant préféré. Ce que vous faites quand vous avez du temps de libre.
Je dois préparer les grandes interviews, lancer des couvertures de célébrités, m’occuper de la dizaine de pages consacrée à la culture. Voir des films, aller au théâtre, découvrir des jeunes artistes. Bref, être conduit par ma curiosité, ma faim des autres. Si j’avais deux noms à citer, ce serait un film ancien : « Portrait d’une enfant déchue » de Jerry Schatzberg, récemment ressorti en dvd, et la rétrospective monumentale de Cindy Sherman au Moma, à New York. Peut-être l’artiste la plus proche de ce que dit Pascal sur l’être et l’âme, inséparables mais mille en un. Qui sommes-nous ? Qu’est-ce qu’une femme (ou un homme, bien sûr) ? Mille femmes qui sont aussi autant d’autres et qui se dérobent à celle-ci lorsqu’elle tente de se définir hors des rôles qu’on lui attribue. Voilà le message énigmatique et fort de Cindy Sherman. « L’enfant déchue » de Schatzberg se pose aussi toutes ces questions bien qu’il soit trop tard pour qu’elle n’ait envie de répondre en changeant la donne. Pour elle, tout est joué, du côté de l’eau très noire. Mes restaurants préférés ? Ceux que je découvrirais demain. Ce que je fais lorsque je ne travaille pas ? Jouer des vieux morceaux de Gene Clark, écouter de la musique, dormir, prendre des notes, partir en dérives nocturnes. Boire et aimer.

> Fabrice Gaignault  » L’eau noire  » Editions Stock

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