Un écrivain à succès dont personne ne connaît le visage

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Par Raphaël ROUILLÉ (Sauramps) – BSCNEWS.FR / Le Diable et la poupée. En proposant une écriture à quatre mains, les scénaristes Frank Giroud et Denis Lapière nous prouvent qu’écrire n’est pas un acte solitaire. Plus encore, ils ouvrent un nouveau champ d’exploration narratif avec audace en tricotant un scénario de génie digne des polars les plus haletants.

Page noire est une réussite à plusieurs titres. D’abord, c’est un récit captivant, mettant en scène un écrivain à succès mais dont personne ne connait le visage. Ensuite, c’est une démonstration narrative, celle de deux auteurs de talent qui jouent avec l’écriture et feront se rejoindre deux récits, traçant ainsi le portrait croisé de deux femmes. En cela, c’est bien sûr une réflexion sur les pouvoirs de l’écriture, sur la nécessité d’écrire et sur le souffle de liberté que génère l’imagination. Par certains aspects, la démarche ressemble à celle expérimentée en 1989 par Miles Hyman et Marc Villard pour Chroniques ferroviaires (éditions Futuropolis, déjà). Les deux hommes avaient choisi de raconter la même histoire de deux façons différentes : l’une graphique, l’autre narrative. Ils recouraient ainsi au procédé du « cadavre exquis » en opérant un travail parallèle sans rien laisser paraître au lecteur. Ici, le procédé utilisé est différent mais la démarche est tout autant littéraire et créative.
Située à New-York, l’action met en scène une jeune critique littéraire qui cherche à savoir qui se cache derrière l’auteur Carson McNeal, inconnu de tous et pourtant auteur à succès. Tandis que son éditeur lui remet les premières pages de son nouveau roman, la jeune Kerry Stevens décide de partir à sa recherche pour percer le mystère et interviewer l’homme. Parallèlement, elle découvre le récit poignant du Diable et la poupée qui met en scène Afia, jeune femme amnésique d’un passé douloureux qui resurgit sous forme de flashs et qui l’empêche de vivre comme une page noire de sa vie, sorte de hiatus, d’intervalle obscur au sein duquel va s’engouffrer la fiction. Le lien entre les deux femmes est bien sûr représenté par la figure de l’écrivain, véritable fil conducteur de ces vies parallèles. En venant à sa rencontre, Kerry découvre un homme taciturne, secret et habité comme d’une intériorité magnétique qui serait peut-être un rempart contre la folie légendaire des écrivains. Petit à petit, avec suspense, le récit se découvre, les personnages s’épaississent puis livrent quelques indices sur leur vie, fictive ou réelle. La mise en abîme instaurée par les auteurs nous fait découvrir certaines ficelles mais accentue aussi la confusion entre deux mondes distincts que le récit resserre pour n’en garder que la sève. Comme à l’étroit dans les cases dessinées par Ralph Meyer, les personnages semblent vouloir « vivre d’une vie propre » comme le disait Jean Cocteau des œuvres qui finissent par échapper à leurs créateurs. Leur désir de liberté fait gonfler le récit qui éclate comme une hémorragie de vérité. Cette vérité est d’autant plus tangible que les auteurs inscrivent une partie de leur récit dans l’histoire en abordant le massacre de Chatila, un camp de réfugiés palestiniens de Beyrouth-Ouest au Liban. Perpétrées par la milice chrétienne libanaise, ces tueries qui ont eu lieu en 1982 ont laissé des cicatrices à toute une génération. Des intellectuels ont notamment été assassinés en raison de lectures subversives et d’écrits indépendantistes. Des femmes et des enfants sont morts malgré leur innocence, assassinés tout aussi froidement que des criminels. C’est à travers cette page noire de l’histoire que le récit prend son envol et que les personnages se cognent les uns aux autres comme pour nous persuader qu’ils sont vivants. C’est toute la force de l’écriture : rendre ou donner la vie à des personnages qui, à leur tour, pourront peut-être agir sur le réel par le biais libérateur de la fiction. Ce que cachent les personnages de leur vie, l’écriture le révèle pour animer le récit et pour attiser l’imaginaire. Une fois ces secrets révélés les personnages semblent vouloir s’extirper de leurs carcans, sorte de défi aux déterminismes et à la fatalité.
Plus qu’un thriller, efficace et cousu de mains de maîtres, Page noire peut donc se lire à différents degrés. A l’image de la poupée, flinguée d’une balle en plein front, la vérité du récit, qui est la vérité de l’écriture, naît de cet attentat, de ce néant, de cette difficulté d’être qui ronge Carson McNeal. La poupée inanimée sera d’ailleurs l’une des clés du récit, une sorte de cadavre narratif (et non exquis) qui porte aussi en lui les affres de l’écriture. Car si les auteurs nous montrent que l’acte d’écrire n’est pas forcément solitaire, on perçoit bien en revanche que l’écrivain est seul avec lui-même et son passé. Il écrit au bord du gouffre, entre la vie et la mort, entre le haut de la falaise et la chute vers la mer. Cet équilibre instable est le chemin que prend souvent l’écrivain, soignant ses blessures au risque de les agrandir. Les images vraies trouvent ainsi asile dans l’écriture dont on déchiffre peu à peu les ultimes secrets.
La collaboration fructueuse entre l’auteur du Décalogue, Secret(s) ou Quintett et celui de L’impertinence d’un été, Le Tour de valse ou Le Bar du vieux français s’avère un exercice de style réussi qui mélange deux univers. Le goût des énigmes et du suspense propre à Giroud est adouci par la sensibilité et l’intérêt pour l’Histoire que cultive Lapière. L’association est diaboliquement efficace, le récit est somptueusement exécuté.
Page noire
Giroud, Lapière, Ralph Meyer (Futuropolis)
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